Les poissons de Dordogne et la cuisine du Périgord



Les beaux et bons poissons en Périgord étaient, bien entendu, de rivière ; présentés ordinairement comme premier plat, brochets, barbeaux, lamproies, saumons, goujons, carpes ou brèmes étaient grillés sur d’ardentes braises pour les petites espèces ou appareillés à toutes les sauces pour les autres. Les Périgourdins n’étaient jamais à court d’imagination pour les accommoder. Parfois, les plus gros étaient bardés de lard et farcis, ce qui conservait toute la délicatesse de leur chair ; les convives en oubliaient presque les plats de résistance qui suivaient. (1)

La rivière Dordogne est une rivière où la qualité du poisson est excellente, et de nombreux restaurants servent du poisson. La soupe des poissons de la Dordogne est très appréciée et elle valorise des poissons comme le barbeau, la brême, le poisson-chat ou la grémille. Autrefois généreuse en saumons comme l’attestent des vestiges rupestres ou des écrits, la Dordogne est encore très poissonneuse.

Brochet au beurre blanc, lamproie à la bordelaise, friture d’ablettes sont depuis belle lurette gagné leurs lettres de noblesse gastronomiques. Mais il existe bien des façons de cuisiner aloses, sandres, silures, perches, écrevisses, feras, anguilles et tant d’autres poissons de nos cours d’eau.

« On mange de beaux et bons poissons en Périgord les rivières et les ruisseaux qui rafraîchissent la contrée lui donne, en même temps qu’une verte apparence, l’éternelle poésie de leur claire chanson. Mais les frais cours d’eau font mieux encore ; il donne, aux heureux habitants, des poissons de toute beauté et de toute espèce. Le brochet, le roi des étangs, dit-on, mais bien plutôt le tyran, dont la chair est excellente, puis la carpe, la truite succulente, la vive, la perche, le barbeau, la tanche, l’anguille, la lamproie, les goujons râblés, les écrevisses, que sais-je encore ? Les Périgourdines ne sont jamais à court d’imagination pour accommoder tous ces poissons à des sauces diverses et qui font passer le poisson, trop vite au gré des gourmets ! Toutefois, il n’est pas besoin de sauce pour savourer le bon poisson de, de rivière. La manière la plus favorable, c’est de poser des truites, vives ou petites carpes sur le grill bien chauffé par d’ardentes braises. Par la façon dont opèrent les cordons-bleus du pays, la chair fine du poisson garde toute sa délicatesse. Quant aux gros poissons, bardés de lard, farci et mise à la broche ou au four, il constitue une entrée de résistance sur laquelle on s’attarde volontiers jusqu’à en oublier le vrai rôti ou la pièce de viande qui doit suivre. » (2)

Un peu d’histoire

En Périgord, les rivières et les ruisseaux abondent en poissons de toutes sortes. Les étangs permettent également la consommation de poissons. L’étang de la Double est rempli de tanches, de carpes, de barbeaux et de brochets qui sont susceptibles de nourrir la population. Ces ressources sont jugées précieuses par les autorités royales puisque la cour des Eaux et Forêts de Guyenne décide en 1741 d’édicter un règlement afin de mieux contrôler la pêche en eaux douces et de protéger les espèces : il rappelle que la pêche est interdite durant les périodes de frai, soit entre le 1er avril et le 1er juin ; il oblige également à remettre à l’eau les poissons comme la truite, les carpes, les barbeaux et les perches qui n’atteignent pas une taille minimum. Ces directives indiquent la volonté novatrice de gérer les ressources de la région ; elles témoignent aussi sans doute des abus et du faible respect de ces règles. En théorie, la pêche n’est pas ouverte à tous, car les étangs sont régis par un certain nombre d’usages ; la pêche est réservée aux détenteurs des droits seigneuriaux, même si le braconnage est couramment pratiqué. Les nobles, en particulier, profitent pleinement de ce droit. Les poissons d’étangs occupent une place assez modeste dans les menus ; les brochets et les tanches se retrouvent ponctuellement dans les dépenses alimentaires. (3)

ESPÈCES DE POISSONS RETROUVÉES DANS LES RIVIÈRES DE DORDOGNE AU XVIIIe SIÈCLE (4)
Auvézère Anguilles, barbeaux, cabots, goujons, libournaises
Dordogne De l’estuaire à Bergerac Colacs (aloses), lamproies, saumons.
En amont de Bergerac Anguilles, barbeaux, cabots ou cabaux, collacs, goujons (aloses), lamproies et lamproyons.
Dronne Anguilles, asseyes, barbeaux, brochets.
Isle Anguilles, asseyes, barbeaux, cabots, goujons.
Étangs Anguilles, brochets et brochetons, carpes, gardèches, perches, prettes (?), tanches.

Sous l’Ancien Régime, le droit de pêche appartenait aux seigneurs, qui le cédèrent à leurs vassaux, les seigneurs riverains, qui eux, pêchaient sur des longueurs de rivières bien précises, établies d’un lieu-dit à l’autre. Ainsi, tous ces droits prétendus se chevauchaient et provoquaient d’incessants conflits. En août 1669, Colbert rédige une ordonnance réglementant les activités halieutiques autour des cours d’eau pour préserver leurs ressources. Sous la Révolution, la pêche devient libre. Il en résulte un pillage des ressources halieutiques des rivières et des étangs, si bien que l’État reprend ses droits en l’an VII (1798), puis en 1799. La Dordogne est alors divisée en cantonnements, et le soin de la pêche confié à des fermiers, sur adjudication ; ces derniers pouvaient ensuite accorder des licences de pêche à d’autres pêcheurs. Souvent, ils s’associaient pour acheter et entretenir le matériel et les barques. La loi du 14 Floréal An X (4 mai 1802) restitue au domaine public le droit exclusif de pêcher dans les rivières navigables. Un avis du Conseil d’État, en 1805, redonne aux propriétaires le droit de pêche dans les rivières non-navigables. Enfin, le 15 avril 1829, la loi relative à la pêche fluviale affirme la liberté de pêche, mais réglemente les droits d’usage (développement de garde-pêches, prohibition de certains instruments de pêche, règlementation sur la taille et les espèces capturées). D’innombrables conflits éclatent tout au long du XIXe siècle. Les délits de pêche sont si nombreux, qu’en 1852, on constate déjà une certaine raréfaction des poissons. Fin du XIXe siècle, la démocratisation de la pêche en ligne, les pêcheurs se regroupent progressivement en fédérations, puis en regroupements nationaux et internationaux. En juillet 1941, le régime de Vichy impose à tout pêcheur l’obligation de s’affilier et de cotiser à une association agréée de pêche et de pisciculture, ainsi qu’une taxe annuelle destinée à la police de la pêche et la mise en valeur du domaine piscicole ; cette taxe sera les prémices du permis de pêche.

Les espèces migratoires sont très particulièrement présentes dans les registres de comptes quotidiens : alose, saumon ou anguille appartiennent à ces espèces qui remontent les fleuves et les rivières pour se reproduire. Il est donc difficile de les considérer stricto sensu comme des poissons d’eau douce, puisqu’ils passent une partie de leur vie dans l’océan. D’ailleurs, les cuisiniers du XVIIIe siècle ont des points de vue divergents à ce sujet, puisque. L’alose, par exemple, est un poisson d’eau douce pour l’auteur du Cuisinier royal et bourgeois et un poisson de mer pour celui du Dictionnaire portatif de cuisine. Cependant, c’est dans les cours d’eau douce que s’effectue essentiellement leur pêche. De passage en Périgord, François de Paule Latapie note, en 1778, « que le saumon abonde dans la Dordogne jusqu’à Sainte-Foy ». (3)

Le saumon est le poisson noble par excellence. Au XVIIIe siècle, il est presque toujours dans un bail de pêche, la redevance versée en nature au seigneur détenteur du droit. Elle lui vaut d’être aussi le présent que l’on offre aux hôtes de marque ou qu’on envoie, par déférence : à Libourne, la Jurade adresse chaque année à l’intendant les deux saumons qui sont « les premiers entrés dans la ville ». Au maréchal de Montrevel, « lequel avait fait savoir que la communauté lui ferait plaisir de lui procurer du poisson de la Dordogne de la Dordoigne ». Les jurats de Libourne offrirent un saumon et une carpe dont on retrouve mention dans les comptes de Bertrand Pisson, trésorier de la ville. (4)

Lorsque poisson rimait avec religion

L’Église catholique et son calendrier avaient une grande influence sur les habitudes alimentaires : la consommation de viande était interdite. Cette interdiction concernait non seulement la viande, mais aussi tous les produits d’origine animale, les graisses, les œufs et produits laitiers compris, tout du moins selon les époques ou les lieux. Les jours où ces restrictions s’appliquaient étaient qualifiés de « maigres ». En effet, de par sa nature froide, le poisson était censé prévenir l’ « incendie de la luxure », une nourriture tout indiquée pour les périodes d’abstinence et de pénitence… Ces restrictions alimentaires étaient réparties suivant un calendrier précis :

  • Deux jours maigres hebdomadaires : mercredi et vendredi. Un jeûne total était demandé pour le premier jour du carême, nommé Mercredi des Cendres, et pour le Vendredi Saint, traditionnellement retenu comme étant le jour de la mort du Christ.
  • Le jeûne eucharistique : les jours où on communie à la messe, il était interdit de manger avant d’avoir reçu la Communion.
  • Le jeûne cyclique pour les Quatre-temps (un temps de jeûne au commencement de chacune des quatre saisons) et pour le carême, qui se répartissait en deux périodes : l’Avent et le carême de Pâques, quarante jours ouvrables avant Pâques. Cela représentait une période d’en général 46 jours calendaires durant laquelle le jeûne était quotidien et permanent, sauf le dimanche, car on ne jeûnait pas le dimanche, jour du Seigneur.

Au final, la viande était bannie près d’un tiers de l’année. De ce fait, les poissons frais étaient souvent à l’honneur : soles, turbots et tous les poissons « nobles » – les carpes, anguilles, perches, lamproies, brochets – nombreux dans les étangs des couvents et des châteaux. Les truites et saumons gardés dans des viviers, étaient le privilège des nobles et des gens de rivière. On mangeait également des escargots, des grenouilles, et des écrevisses. Le concile Vatican II abrogea ces interdictions. Toutefois, l’obligation de faire maigre au cours du Carême (sauf les dimanches) demeure. D’autre part, certaines familles catholiques continuent par tradition à manger du poisson le vendredi.

La symbolique du poisson remonte au premier siècle de notre ère. Lorsque les chrétiens étaient persécutés par les autorités romaines, le motif du poisson était le moyen caché de représenter le Christ, parce que le mot grec ICHTHUS (qui signifie « poisson ») est le monogramme du Christ, composé des premières lettres des mots grecs Iesous Christos Théou Uios Sautèr (« Jésus-Christ Fils de Dieu Sauveur »).

Les poissons de Dordogne aujourd’hui

Rivières, ruisseaux et étangs du Périgord sont très poissonneux. La Dordogne est probablement l’une des rivières les plus prestigieuses d’Europe pour les poissons migrateurs qu’elle accueille. Ils représentent un véritable patrimoine culturel pour la société riveraine. Mais surtout, ils sont des indicateurs de la qualité des cours d’eau et ils portent l’image d’une gestion des rivières collective et durable.

  • Les espèces de poissons migrateurs — La Dordogne accueille les huit grands migrateurs historiquement présents sur notre façade atlantique : l’Esturgeon d’Europe (Acipenser sturio), le Saumon Atlantique (Salmo salar), l’Anguille Européenne (Anguilla anguilla), la Grande Alose (Alosa alosa), l’Alose Feinte (Alosa fallax), la Lamproie Fluviatile (Lampetra fluviatilis), la Lamproie Marine (Petromyzon marinus), la Truite Commune ou Truite de Mer (Salmo trutta). Toutefois, les barrages de Moyenne-Dordogne ont créé des obstacles empêchant les géniteurs de se reproduire, contribuant à la raréfaction de ces espèces. Depuis 1977, un plan de réintroduction des migrateurs a été mis en place et des échelles à poissons ont été installées sur les barrages de Mauzac, Tuilières et Bergerac. À Tuilières, il y a également un ascenseur à poissons au barrage.
  • Les espèces de poissons carnassiers — Le grand Brochet (Esox lucius), la Perche (Perca fluviatilis), le Sandre (Sander lucioperca), la Perche Soleil (Lepomis gibbosus), le Black-Bass (Micropterus dolomieu).
  • Les espèces de poissons blancs (cyprinidés) — L’Ablette (Alburnus alburnus), le Barbeau (barbus barbus), la Brème commune (Abramis brama), le Carassin (Carassius carassius), la Chevesne (Leuciscus cephalus), l’Épinoche (Gasterosteus aculeatus), le Gardon (Rutilus rutilus), le Goujon (Gobio gobio), la Grémille (Gymnocephalus cernua), le Hotu (Chondrostoma nasus), le Rotengle (Scardinius erythrophtalmus), la Tanche (Tinca tinca), le Vairon (Phoxinus phoxinus), la Vandoise (Leuciscus leuciscus).
  • Les espèces de poissons introduites — Le Sandre (Sander lucioperca), l’Ombre commun (Thymallus thymallus), la Carpe commune (Cyprinus carpio), le Poisson-chat (Ictalurus melas), le Black-Bass (Micropterus dolomieu) et le Silure Glane (Silurus Glanis).
  • Les espèces de poissons indésirables ou nuisibles — Ces espèces créent un déséquilibre et concurrencent les espèces autochtones : la Perche Soleil (Lepomis gibbosus), le Poisson-Chat (Ictalurus melas), l’Écrevisse Américaine (Orconectes limosus), l’Écrevisse de Louisiane (Procambarus clarkii) et l’Écrevisse de Californie (Pacifastacus lenuisculus).
  • Les espèces de poissons protégées — L’Écrevisse à Pattes Blanches (Austropotamobius pallipes) et l’Écrevisse à Pâtes Grêles (Astacus leptodactylus).

Des repeuplements de saumons ont lieu depuis 1985, des repeuplements d’esturgeons depuis 2007, des repeuplements d’aloses sont envisagés pour les prochaines années… avec des résultats pour le moins limités.


Notes :

  •  (1) La cuisine rustique au temps de Jacquou le Croquant, Guy Penaud, José Corréa, Éditions La Lauze, Périgueux, 2004.
  •  (2) Gabares sur la haute Dordogne, un article de Charles Bouyssi publié dans « Les Nouvelles du Pays », Bulletin de l’Association « Les Amis de Carennac ».
  •  (3) La Table du Sud-Ouest et l’émergence des cuisines régionales (1700-1850), Philippe Meyzie, Presses Universitaire de Rennes, 2007.
  •  (4) Un fleuve et des hommes – Les gens de la Dordogne au XVIIIe siècle, A.-M. Cocula-Vaillières, Bibiothèques Geographia, Éditions Tallandier, 1981.