La navigation sur l'Isle au temps des bateliers

Tout au long des siècles, on a cherché à améliorer la navigabilité de l’Isle, et de très nombreux projets ont été mis en œuvre, avec un certain succès d’ailleurs. En 1696, l’Isle est déclarée rivière navigable par ordonnance royale. Mais c’est surtout dans la première moitié du XIXe siècle que la navigabilité de l’Isle est assurée grâce à 40 écluses réparties sur 143 km qui font se succéder plans d’eau et retenues, depuis Périgueux jusqu’au confluent à Libourne. Un canal de dérivation permet aux bateaux d’éviter la boucle de la rivière due aux falaises, à l’entrée de Périgueux. Toutefois, le trafic décline dès la fin du XIXe siècle. En 1957, l’Isle est radiée de la nomenclature des voies navigables de France et plus aucun entretien n’est assuré par l’État. Elle fait actuellement l’objet d’un projet de réhabilitation pour le tourisme fluviale. Des ballades en gabare sont possibles sur l’Isle, en particulier au lieu-dit Moulin du Duellas sur la commune de Saint-Martial-d’Artenset.

L’Isle prend sa source dans le Massif central, à 375 m d’altitude, sur les plateaux du limousin, au sud du hameau de Rongeras (Janailhac), dans le département de la Haute-Vienne. Son cours est estimé à 255 km dont 145 km navigables. Elle rejoint la Dordogne à Libourne, le principal port fluvio-maritime du bassin Garonne-Dordogne, après avoir traversé Saint-Astier, Neuvic, Mussidan, Montpon-Ménestérol, Coutras, Guîtres, Saint-Denis-de-Pile. Sa pente moyenne est de 1,56 m/km. Le mouvement de la marée se fait sentir jusqu’à l’écluse de Laubardemont près de Coutras (à 143 km de la pointe de Grave par voie fluviale), avec un retard d’environ 5 heures par rapport à l’océan. Le flux remonte donc jusqu’à Guîtres et Saint-Denis-de-Pile.

L’histoire de la batellerie sur l’Isle

Une liaison commerciale existait entre Périgueux et Bordeaux dès l’époque gallo-romaine, mais l’activité batelière est alors bien modeste. Lorsqu’en 1274, Edouard 1er d’Angleterre inscrit l’Isle à la navigation pour la remontée des bateaux de sel, elle est alors peu profonde et parsemée d’obstacles divers, avec de forts courants. Entre le XIIIe et le XVe , la construction de nombreux moulins et pêcheries rendant souvent la navigation impossible. Les moulins sont en bois et les barrages rudimentaires, les passelis sont formés de pieux, de pierres et de branchages.

Un arrêt du Parlement de Bordeaux, en date du 28 août 1507, déclare la rivière navigable de Périgueux à Libourne. Les pêcheries et autres obstacles qui gênent la navigation doivent être démolis, et des passages ouverts aux barrages des moulins. Mais parce que les moulins, péages et pêcheries sont une source de revenus seigneuriaux, les ordres du Parlement ne sont pas respectés.

La navigation sur l'Isle, les quais à Libourne

Une ordonnance royale de 1669, décrète la construction de 42 pas du roi, entre Laubardemont (près de Coutras) et les Barris à Périgueux. Ces ouvrages doivent assurer la libre circulation, par des zones de passages sans contrôle administratif. Les travaux commencés en 1670 et terminés en 1696, coûtent 900 000 francs. Les anciens moulins sont progressivement remplacés par des bâtisses de pierre. Les résultats escomptés ne furent pas au rendez-vous.

Alors que l’on réclame aux forges du Périgord le maximum de canons pour les armées du roi en lutte contre l’Europe, l’intendant Louis Bazin de Bezons écrit : « J’espère que la rivière de l’Isle sera en état pour cet hiver, de transporter des canons ; ce sera un grand soulagement… ». Mais, en 1709, Lamoignon de Courson écrit : « Les intendants de Ris et de Bezons s’occupèrent à la fin du XVIIe siècle de l’aménagement de l’Isle : des travaux furent exécutés, mais ce fut un échec ; un bateau chargé de 26 canons, que l’on fit descendre le long de l’Isle, eut beaucoup de peine à passer, et le projet fut abandonné »  (1)

Faisant suite aux doléances des autorités locales, un arrêt du conseil d’État en date du 13 juin 1763 donne son avis sur les travaux à effectuer entre le port de la Fourche près de Coutras et le moulin des Bories au-dessus de Périgueux. Estimés à 372 500 livres, le coût des travaux est jugé acceptable comparé aux avantages économiques que le projet apporterait à la région. Le texte prévoit un financement des travaux sur cinq ans, par la taille et la capitation, sur une grande partie de la généralité de Bordeaux et des droits de douane sur le cours de l’Isle.

L’apparition de grands moulins et de barrages, principalement à partir de la fin du XVe siècle, a entravé la marée qui remontait alors plus en amont, mais surtout la navigation qui ne pouvait plus s’opérer facilement. Les premiers travaux datent de la fin du XVIIe siècle, mais c’est en 1765 qu’une ordonnance royale, accompagnée d’un devis détaillé, prévoit les travaux pour rendre l’Isle navigable de Laubardemont (Coutras) aux Bories (au-dessus de Périgueux), prévoyant la construction de 39 écluses à sas et de nombreux canaux et digues. (2)

L'isle à Guitres, près de Libourne – Cliquez pour agrandir

L’isle à Guitres, près de Libourne – Cliquez pour agrandir

Aussi, en 1765 est décidé la construction « d’écluses à sas » entre Laubardemont et Périgueux. Les travaux, d’une ampleur considérable, seront commencés jusqu’à Mussidan puis stoppés par les événements révolutionnaires et ne reprendront qu’à partir de 1821, sous l’impulsion de M. Froidefond de Bellisle. Soutenu par divers propriétaires du département de la Dordogne, il sollicite, un prêt de l’État de 2 500 000 francs, destiné aux travaux d’amélioration de l’Isle : « Loi du 5 août 1821 portant acceptation de l’offre faite par le Sieur Froidefond de Bellisle, tant en son nom personnel qu’en celui d’une compagnie, de prêter une somme de 2 500 000 francs pour rendre navigable la rivière de l’Isle depuis Libourne jusqu’à Périgueux, avec condition que l’association des prêteurs se formera en société anonyme ». Ainsi naît la Compagnie de Navigation de l’Isle dont le directeur, Noël de Flageat, demeure rue du Plantier à Périgueux. Le prêt est consenti sur une durée de 19 ans. (3)

L’âge d’or de la navigation sur l’Isle

Entre 1821 et 1837, trente nouvelles écluses sont créées et les anciennes sont restaurées. Ainsi, 40 écluses et 43 barrages équipent l’Isle : 32 dans la partie périgourdine et 8 en territoire girondin. Celles construites au siècle précédent avaient un sas de forme ovale pour résister à la poussée des terres de remblai (huit d’entre elles subsistent aujourd’hui). 28 canaux de dérivation et d’accès sont également creusés. (2)

Ainsi, 40 écluses sont construites entre Laubardemont et Périgueux font se succéder plans d’eau et retenues. L’Isle est donc navigable entre Périgueux et Libourne sur un parcours de 143 kilomètres, dont 112 kilomètres canalisés de Périgueux à Laubardemont, et 31 kilomètres de navigation maritime entre Laubardemont et Libourne. L’Isle canalisée offre un mouillage normal de 2 mètres et un minimum de 1,05 m. Les écluses ont une longueur minimum de 24,25 m sur une largeur de 4,50 m permettant la navigation de coureaux et autres chalands portant de 50 à 100 tonnes. De Périgueux à Laubardemont, les bateaux descendent en trois jours, et de Laubardemont à Libourne en une journée. (3)

S’ouvre alors une période d’apogée pour la batellerie qui va connaître vingt ans de prospérité. Inauguré en novembre 1837, sous le règne de Louis Philippe, le port de Sainte-Clair, à Périgueux, connaît une activité sans précédent. Marcel Secondat, historien périgourdin précise : « Du 1er novembre au 31 décembre 1837, il est entré au port 31 bateaux, avec 546 tonneaux de marchandises, et sorti 29 bateaux, emportant 103 tonneaux. En 1838, entrés 229 bateaux et 5 757 tonneaux, sortis 228 bateaux et 1 759 tonneaux. En 1839, entrés 226 bateaux et 2 901 tonneaux ; sortis 224 bateaux et 1 553 tonneaux ». (3) Vers 1850, 300 bateliers arment 89 bateaux de 40 tonneaux en moyenne. Entre Coutras et Périgueux, le trafic s’élève à 180 000 tonnes. Grâce à son port, Périgueux supplante pour la première fois son ancienne rivale, Bergerac. (1)

La navigation sur l'Isle au port de Périgueux – Cliquez pour agrandir

L’Isle et port de Périgueux – Cliquez pour agrandir

En 1857, les travaux de canalisation de l’Isle sont complétés par le creusement du Canal de Campniac dans le quartier gallo-romain de Vésone, sur une longueur de 2 kilomètres, par l’écluse de Sainte-Claire et les quais de Périgueux, entre le pont neuf et le pont des Barris, créant un nouveau port en face de la cathédrale Saint-Front. L’historien périgourdin Marcel Secondat précise : « Le 5 avril 1861, l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées écrit au Préfet que les travaux de construction du Canal de dérivation de la Cité sont terminés et le prie de déclarer qu’à partir du 15 avril, le Canal de dérivation du Rousseau et de la Cité, depuis l’écluse de ce nom jusqu’au moulin de Sainte-Claire, et la partie de la rivière Isle, jusqu’au pont neuf à Périgueux, sont livrés à la circulation et que les droits de navigation devront être perçus par l’Administration des indirectes. La longueur ajoutée à la ligne navigable actuelle est de 2 900 mètres. Le 15 mai, le Préfet prend l’arrêté livrant ce canal à la circulation à partir du 20 mai 1861 ». (3)

En juillet 1857 s’ouvre la ligne de chemin de fer reliant Coutras à Périgueux. Celle-ci portera rapidement atteinte à la navigation qui ne cessera de décliner.

Toutefois, dans les années 1880, les travaux d’entretien se poursuivent. Les Ponts et Chaussées cherchent à optimiser les opérations de dragage de l’Isle pour lutter contre les bancs de sable. Les ingénieurs demandent donc aux autorités l’achat d’un ensemble composé d’un remorqueur à vapeur, d’une drague à vapeur et de plusieurs chalands de transport du sable et de servitude (ils demanderont ensuite l’achat d’un canot à moteur plus performant pour acheminer le sable, il ressemblait à nos péniches actuelles, un peu plus petit).

Le Guide officiel de la navigation intérieure indique le trafic pour l’année 1891 : « 2 747 bateaux d’une charge moyenne de 57 tonnes, soit au total 157 833 tonnes de marchandises comprenant 87 021 tonnes en produits agricoles et denrées alimentaires ; 38 283 tonnes en engrais et amendements ; 1 473 tonnes en matériaux de construction et en minéraux ; 11 545 tonnes en bois à brûler et bois de service, 3 233 tonnes en combustibles minéraux ». (3)

Une activité batelière en sursis

Durant quelques décennies, le port de Périgueux continue bon an mal an son activité jusqu’au jour où le nœud de lignes ferroviaires transitant par Périgueux lui portera un coup fatal. Toutefois, quelques industries riveraines continuent à utiliser les services lents mais peu onéreux de batellerie, lui assurant même une recrudescence de trafic, vers 1900, trente ans avant sa disparition définitive. C’est le cas de la tréfilerie du moulin de la Cité, des carrières de chaux et des cimenteries de Saint-Astier, de la forge de Mussidan… Mais ce sont surtout les huileries Calvé-Delft qui emploient le plus grand nombre de gabariers. Cette entreprise, qui avait été créée à la fin du XIXe siècle à la place du moulin existant au barrage de Laubardemont, emploient plus de 600 ouvriers travaillant en 3×8. Une flotte de 25 gabares nécessitant plus de 60 bateliers achemine, depuis Bordeaux, les arachides en provenance du Sénégal. Toutes ces embarcations ont été démâtées pour être tirées par groupes de trois à cinq bateaux à l’aide de trois remorqueurs, dont l’un est à vapeur (le « Nosca »), tandis que les deux autres sont équipés de moteurs diesel (le « Delfia » et le « Emmanuel Calvé »). C’est ainsi que quelques gabares résistèrent tant bien que mal à la concurrence du chemin de fer. (2)

En 1935, une dizaine de bateaux circulent encore sur l’Isle et remontent jusqu’à Montpon, un seul, le « Pierre Suzanne », termine sa course à Périgueux. En 1938, le Conseil général de la Dordogne demande l’étude du déclassement de l’Isle navigable. Finalement, il faudra attendre l’année 1957, pour que l’Isle soit officiellement rayée de la nomenclature des voies navigables de France, alors qu’elle était inapte à la navigation depuis plus de 10 ans. (2)

Coutras, avec ses minoteries et ses constructions navales, restera longtemps le port le plus important de cette section navigable. Quant au port de Libourne, des cargos maritimes viennent encore dans les années 1970 charger régulièrement d’importantes cargaisons de traverses de chemin de fer au ponton des quais Souchet. (3)

Les huileries Calvé-Dreft créée à la fin du XIXe siècle à la place du moulin existant au barrage de Laubardemont — Cliquez pour agrandir

Les huileries Calvé-Dreft créée à la fin du XIXe siècle à la place du moulin existant au barrage de Laubardemont — Cliquez pour agrandir


Notes :

  •  (1) La navigation sur la Dordogne et ses affluents, Annie-Paule et Christian Félix, Éditions Alan Sutton, Collection Parcours et Labeurs, 2002.
  •  (2) L’Isle était une rivière… Souvenirs d’une famille de gabariers, Roger Serventie, Les Éditions de l’Entre-deux-mers, 2011.
  •  (3) Bateliers des Pays de Garonne et Dordogne, Jacques Reix, Éditions Secrets de Pays, 2016.

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