La batellerie, une grande famille

Le monde de la batellerie regroupe de nombreux métiers et corporations : maîtres de bateaux, matelots, mariniers, charpentiers de navires, bouviers, haleurs qui forment l’ossature de la marine fluviale ; ainsi que toute une série de métiers qui trouvent vie avec la batellerie : éclusiers, débardeurs, passeurs d’eau…, mais aussi pêcheurs, tonneliers… Entre ces « gens de rivière » existait une vraie solidarité. Cette population, consciente de son importance, faisait valoir ses droits. (1)

Bourse commune des marchands de la Dordogne

En 1475, un syndicat de marchands « fréquentant les rivières de Gironde, Garonne, Dordogne et Tarn » est constitué, dans le but de défendre la libre vente et circulation de leurs produits. En 1488, Louis XII leur donne la possibilité de faire « bourse commune ». Ils peuvent lever des droits sur toute marchandise afin d’améliorer et de rendre plus sûr le cours de la rivière. Dès lors, cette association (que l’on peut assimiler à un syndicat de bateliers) s’organise et obtient en 1520 des lettres patentes de François 1er. Son siège est à Bergerac. Aux XVIe et XVIIe siècles, l’institution continuera à se renforcer grâce à la protection des rois, à la mise en place d’un personnel de syndics, boursiers et greffiers, mais aussi grâce aux multiples procès qui mobilisent les marchands face aux seigneurs péagers. Toutefois, à partir de 1669 et jusqu’à la période de l’Ancien Régime, l’autorité de la Bourse commune des marchands de la Dordogne est amoindrie, puisque les intendants se substituent peu à peu au personnel des marchands. Ils auront un droit de regard sur les nominations de son personnel qui contrôle les droits fluviaux que la Bourse commune perçoit à Bergerac, et ils iront même jusqu’à substituer leur personnel à celui des marchands relégués au rang de simples accompagnateurs, pendant les visites de la rivière. Dès lors, ces derniers n’auront plus qu’un rôle symbolique. (1) (2)

Toutefois, grâce à cette bourse commune, la corporation obtient l’enlèvement des pêcheries et des moulins qui gênent la navigation, la réalisation de travaux nécessaires à l’amélioration des passes difficiles et la création de passelis. La bourse commune permet également de racheter certains péages seigneuriaux. (1)

Les confréries batelières

Vers le XVIIIe siècle apparaissent un peu partout les premières Confréries qui sont l’expression spirituelle des Corporations. Souillac est le siège de l’une d’entre elles. Sainte-Foy-la-Grande voit, en 1771, la formation du premier syndicat de mariniers qui tente d’imposer aux maîtres de bateaux des tarifs plus rémunérateurs que ceux en usage. Au XVIIIe siècle, les marchands de la vallée forment des syndics pour défendre la libre vente et circulation de leurs produits sur le fleuve. (1)

Une société de Secours Mutuels

Par décret du 2 mai 1859, signé au palais des Tuileries par Napoléon III, les maîtres bateliers, armateurs et marins des rives de la Dordogne furent autorisés à former, à Bergerac, une Société de Secours Mutuels, « Notre Dame de l’Assomption ». La Société avait pour but de donner les soins du médecin et des médicaments aux sociétaires malades, de leur payer une indemnité pendant le temps de leur maladie, de pourvoir aux frais de leurs funérailles, de celles de leurs épouses ou de leurs enfants et d’accorder, selon le cas, une indemnité à leurs veuves et à leurs enfants. (1)

Cette société était placée sous le patronage de Notre-Dame de l’Assomption (Sainte-Marie), célébrée le 15 août par des fêtes nautiques à Bergerac et par des actions de grâces religieuses. Des visiteurs étaient choisis pour se rendre compte de l’état des malades, leur assurer les soins indispensables, mais aussi pour signaler les abus et infractions aux statuts. L’article 30 prévoyait la constitution d’un fonds de retraite par prélèvement fait par la société sur les excédents de recettes ; les subventions de l’État, du département, des communes ; des dons et legs faits à cette intention. (1)

L’emblème de la société, était une magnifique bannière en moire de couleur pourpre, doublée de tissu rouge. Ses attributs : une ancre de marine à jas en bois, stylisée, encadrée de branches de chêne et de laurier. Les lettres et les attributs brodés au fil d’or lui assuraient une certaine solennité. Un porteur était désigné à l’occasion des réunions, assemblées, fêtes et pour les cérémonies lors du décès des sociétaires. (1)

La société était régie par la loi du 26 avril 1856. Après la loi du 1er avril 1898 qui renforçait la mutualité, les statuts furent modifiés et approuvés à Paris le 11 juillet 1900. La nouvelle société, conservant son siège à Bergerac, changeait son appellation et devenait « Société de secours mutuels des marins des rives de la Dordogne ». Le président en était M. Henri Garrigat, conseiller général. En 1914, les inscrits maritimes, propriétaires de bateaux armés au bornage au quartier de Libourne étaient regroupés dans l’Association d’Assurances Mutuelles Maritimes « Isle et Dordogne » dont la présidence était assurée par Maurice Goudichaud. (1)

L’inscription maritime

C’est au cours du XVIIe siècle que les marines de guerre permanentes se développent en Europe. Louis XIV voulait que son royaume devienne une grande puissance maritime. Il lance un ambitieux programme de construction navale qui, soit dit en passant, déciment les forêts du Périgord et les sapins des Pyrénées. La flotte passe de 18 bâtiments en 1661, à 70 en 1666, 196 en 1671 et 276 en 1683. Or, il faut beaucoup d’hommes sur un vaisseau de guerre : 400 à 600 vers 1670, 700 à 800, un siècle plus tard. Si trois quarts de ces hommes sont des matelots et des officiers-mariniers, le quart restant se compose de soldats, engagés volontaires ou réquisitionnés de force.

Henri Gonthier présentant la bannière des Anciens Marins des Rives de la Dordogne

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Pour recruter les marins, on utilise alors le « système de la presse ». Il consiste à capturer – généralement dans les localités du littoral – les hommes dont la marine a besoin pour compléter les équipages des vaisseaux du Roi. C’est alors que Jean-Baptiste Colbert, contrôleur général des finances et secrétaire d’État de la Marine, imagine un nouveau système qui se substitua aux enrôlements forcés, effectués brutalement et sans préavis. Tous les gens de mer du royaume, s’adonnant à une activité maritime civile, sont recensés et divisés en classes ou contingents annuels, afin d’effectuer leur service militaire dans la flotte de guerre, d’où cette appellation de « système des classes ». Les bateliers de Dordogne sont alors classés parmi les gens de mer.

La législation du système des classes est fixée par l’ordonnance du 15 avril 1689 sur la Marine royale. Elle est réformée sous Louis XVI, en 1786 et, à la Révolution française, en 1795, le « système des classes » devient l’Inscription maritime. Les gabariers immatriculés comme matelots au service du Roi reçoivent, en 1781, une solde de douze livres par mois durant l’activité, et quatre mois après, ils sont exemptés du logement des gens de guerre, de la corvée, de la collecte des tailles

À l’origine, le secteur de la Moyenne-Dordogne dépend, pour la marine, du département de Bordeaux et du quartier de Bergerac. Les syndics d’Argentat, La Roque-Gageac, Limeuil, Lalinde, sont sous la dépendance du commissaire de Bergerac. Le quartier de Bergerac est établi par ordonnance du 31 octobre 1784. En 1826, il est supprimé et transformé en syndicat composé des communes de Sainte-Foy, Le Fleix, Bergerac, Creysse, Mouleydier, Saint-Capraise, Couze, Lalinde, Badefol. Ce syndicat est rattaché au quartier de Libourne. Le syndicat de Bergerac est supprimé et rattaché à celui de Branne par décision ministérielle de 1886. Au milieu du XIXe siècle, de Mauzac à Bergerac, il y avait 26 maîtres de bateaux, soit un effectif de 220 marins classés. La flotte de ces maîtres de bateaux comprenait 190 navires de 17 à 80 tonneaux et plus, pour un tonnage global de 5 500 tonnes. (1)

En compensation des charges et contraintes que leur impose le système des classes, les gens de mer obtiennent un certain nombre d’avantages, en matière d’emploi, de fiscalité et, même, de « protection sociale ». Ce régime de prévoyance est régulièrement renforcé aux XIXe et XXe siècles, avant de disparaître en 1965, lors de la réforme du service national.

Les Patrons de Gratusse

Pour aider les gabariers de Haute-Dordogne à franchir les passes dangereuses de la région de Lalinde, d’anciens maîtres de bateaux créèrent une corporation qui prit le nom de « Patrons de Gratusse », une allusion au fameux malpas, le Saut de la Gratusse. Dans le cimetière de Mouleydier, on a pu lire sur une plaque funéraire : Pierre Pinquet, patron de Gratusse. Un ancêtre de M. Brouillet, batelier à Bergerac et Sainte-Foy porte lui aussi ce titre. Il est surnommé lou Rey (le Roi). Moyennant finances, ces passeurs ou pilotes montaient à bord des couraux pour guider les bateliers et les aider à franchir les mauvais passages. En fonction de l’étiage, ils décidaient s’il fallait ou non alléger l’embarcation qui descend en transbordant une partie du chargement dans la sienne propre. Lorsque les eaux devenaient maigres, ils conseillaient les gabariers sur le poids maximum qu’ils pouvaient charger pour remonter vers Limeuil.

La Gratusse est un nom (…) très ancien. La racine est « grat » et veut dire « cailloux, rochers » avec un suffixe probablement péjoratif. Naturellement, ce mot a été compris comme un dérivé de « gratar » (gratter), désignant l’endroit où les bateaux « grattaient » contre les écueils. (3)

Quel est le rôle des patrons de Gratusse ? Dans son livre La Haute-Dordogne et ses Gabariers, Eusèbe Bombal nous en donne une idée :

« Dès que les eaux étaient “marchandes”, ceux-ci se tenaient sur le rivage près de leur bateau de décharge, guettant l’arrivée des Argentats, la jauge en forme de béquille à la main, pour mesurer le tirant d’eau de chaque bateau arrivant. Cette opération faite sur l’injonction des patrons de Gratusse, il fallait alléger la charge du quart, du tiers ou de la moitié, selon l’état de la rivière, et cet excédent le transborder dans leurs bateaux. Plus l’allégement était considérable, plus ils avaient de profit ; mais leur jugement était sans appel ; il fallait l’exécuter. Les Argentats, descendus jusqu’au confluent de la Couze, devaient attendre la marchandise demeurée en arrière et la recharger. Ces transbordements occasionnaient une grande perte de temps et les patrons de Gratusse faisaient payer cher leurs vacations et la location de leurs bateaux. C’était là un tribut fort onéreux. Mais si l’eau était suffisamment haute, les gabariers n’abordaient pas ; ils passaient fièrement, et ne manquaient pas de leur adresser un coup de bonnet ironique avec ce lardon : Oh, vo, apleugut sur la bequilha !… (il a plu sur la béquille). Malheureusement, nos gabariers, plus d’une fois, payèrent de leur vie cette fanfaronnade » (4)

Pour éviter les passages dangereux qui gênent la navigation au niveau de Lalinde – rapides des Grand Thoret, des Pesqueyroux, du Saut de la Gratusse – Pierre Vauthier, ingénieur des Ponts et Chaussées, imagine un ambitieux projet de plus de 15 kilomètres de contournement. Adjugé en 1837, le creusement du canal de Lalinde conduit à des travaux gigantesques. En 1844, la mise en service du canal met définitivement fin au travail des Patrons de Gratusse.


Notes :

  •  (1) Bateliers des Pays de Garonne et Dordogne, Jacques Reix, Éditions Secrets de Pays, 2016.
  •  (2) Un fleuve et des hommes – Les gens de la Dordogne au XVIIIe siècle, A.-M. Cocula-Vaillières, Bibiothèques Geographia, Éditions Tallandier, 1981.
  •  (3) Le canal de Lalinde, Frédéric Gonthier, Éditions « Les Pesqueyroux », P.L.B. Éditions, 2004.
  •  (4) La navigation sur la Dordogne et ses affluents, Annie-Paule et Christian Félix, Éditions Alan Sutton, Collection Parcours et Labeurs, 2002.

LA BATELLERIE EN PÉRIGORD

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