Le halage pour la navigation de remonte

Une fois la rivière Dordogne descendue, les bateliers remontent à la voile si le vent le permet ainsi qu’aux avirons et aux bergades. Dans les endroits plus délicats, où le courant est souvent plus fort, il faut recourir à la traction humaine ou animale. Sachant leur présence indispensable, les bouviers pratiquent parfois des tarifs abusifs provoquant ainsi de violentes altercations avec les maîtres de bateau.

Du bec d’Ambès jusqu’à Castillon sur la Dordogne, les bateaux exploitent le vent et la marée. Après Castillon, en raison des courants contraires de la rivière et du manque de vent, on avait donc recours au halage. Le chemin de halage suivait la rive au plus près et comptait des relais tous les 5 à 8 km de Castillon à Lalinde, où le halage ne posait pas de grandes difficultés. En revanche, de Lalinde à Souillac, les obstacles du relief, comme les cingles de Trémolat, Limeuil, Monfort, réduisaient la longueur de la tire, 2 à 4 kilomètres. En Haute-Dordogne, la tire est rendue difficile par les falaises abruptes et il faut changer souvent de rives, ce qui nécessite de nombreuses et longues manœuvres. Au moment des crues, quand la rivière commence à recouvrir le chemin de halage, le bouvier monte sur l’une des bêtes et, malheureusement, c’est le faux pas ou la glissade.

Le nombre des tireurs varie de 20 à 30 personnes par bateau et aux passages difficiles, tels que la Gratusse et le rocher des Pilles, il faut 80 à 100 tireurs pour « hisser » le bateau. Les embarcations sont tirées depuis le chemin de halage à l’aide de la « cordelle ». Ce cordage est attaché au musel d’avant de la gabare qui est traversé par une forte cheville sur laquelle s’attache la « chabreste » d’amarrage faîte en écorce de tilleul tordue (voir la page Les étapes de construction d’un courpet). Sur les embarcations plus sophistiquées, le câble est fixé en hauteur, à un mât spécial implanté sur le tiers avant de l’embarcation, mât très fortement haubané pour résister aux efforts, et qui peut se coucher pour passer sous les ponts. Le câble doit être très long pour ne pas tirer le bateau vers la berge ou entraîner les haleurs dans l’eau. Le halage humain était dit « halage à col d’homme ». (1)

La reconstitution des relais sur les bords de la Dordogne permet d’opposer la longueur et la continuité des relais de Castillon à Lalinde (cinq à huit kilomètres), à la brièveté et aux fréquents changements de rive de ceux qui mènent de Lalinde jusqu’en aval de Souillac (deux à quatre kilomètres). Ces différences s’expliquent par l’obstacle du relief qui augmente au fur et à mesure que l’on progresse vers l’amont. Les rives trop escarpées ne laissent aucun passage au bord de la rivière comme c’est le cas pour les grands cingles de Trémolat, Limeuil et Montfort qui n’offrent au halage que le refuge de leurs rives convexes. Mais si les terrains les moins accidentés sont les plus recherchés parce qu’ils facilitent la traction du bateau, ils présentent aussi l’inconvénient d’être plus vulnérables aux débordements et aux variations du cours d’eau. Enfin, s’il faut choisir entre deux parcours également favorables au halage, on préfère pour des raisons de facilité et d’économie le moins fragmenté par la traversée de ruisseaux qui se jettent dans le fleuve, car leur passage nécessite la construction de ponts assez solides pour supporter le poids des animaux de tire. Les raisons pour changer de rives peuvent également être liées aux ralentissements excessifs dûs à la présence de dormants, ou à la présence d’obstacles divers, îles, arbres et pêcheries. Parfois, c’est la force des habitudes locales qui infléchit le parcours du chemin de tirs, les riverains ne souhaitant pas perdre les avantages qui découlent des pratiques de halage. (2)

Le halage, source de tensions et de conflits

Aux XVIIIe et XIXe siècles, les conditions de travail des tireurs sont particulièrement dures, et ils sont sous-payés. Leur réputation n’est pas bonne. Chacun se dispute alors cette activité qui peut rapporter quelques monnaies trébuchantes. Les propriétaires riverains estiment être sûrs de leur droit puisqu’ils sont sur leurs terres, mais ils se trouvent souvent concurrencés par des groupes d’hommes oisifs qui veulent imposer leurs conditions aux maîtres de bateau qui subissent ces exactions pour ne point s’éterniser sur place ou se colleter en des rixes souvent fréquentes. Les témoignages concordent pour décrire des troupes d’hommes oisifs qui guettent les bateaux à chaque relais, harcèlent les bateliers, se disputent la cordelle et oublient leurs rivalités pour s’opposer farouchement à l’emploi des animaux de tire que proposent laboureurs et bouviers et que préfèrent les équipages. Ils peuvent être plusieurs dizaines et se faire menaçants. À la fin d’un relais, le patron paye chaque tireur, sa dépense étant à la mesure de leur nombre, une troupe de plus de vingt personnes pouvait l’inquiéter à plus d’un titre. Le moment de passer le relais entre bouviers est aussi à l’origine de conflits. De vraies batailles s’engagent lorsqu’ils ne s’accordent pas sur le lieu d’arrêt des attelages.

En 1760, une plainte conjointe des maîtres de bateaux de la moyenne vallée dénonce les attroupements de paysans qui, de Flaujagues à Lamonzie, « font la loy aux bateliers en leur faisant payer le double de ce qu’il est d’usage de payer en pareilles occasions, et se faisant donner (…) chacun une chopine de vin. ». Les maîtres de bateau sont démunis devant ces hommes qui savent ameuter le voisinage, qui peuvent, quand ils le veulent désemparer le bateau en coupant la cordelle et qui, d’une remontée à l’autre, accentuent leurs exigences en argent ou en nature. En 1756, c’est le bateau de Jacques Melon qui, passé Siorac, s’échoue sur les graviers après la rupture volontaire de la cordelle par deux haleurs opposés à la tire des quatre bœufs qui remontaient l’embarcation, guidés par leurs bouviers. En 1784, à Calviac, Vincent Castanet, maître de bateau de Domme, porte plainte pour un incident semblable aggravé par le nombre de haleurs, une trentaine, qui lâchent la cordelle et maltraitent l’équipage, refusant leur remplacement par des animaux de tire. (2)

halage-et-chemin-de-halage

Le halage, une activité règlementée

La réglementation concernant la délimitaiton des chemins de halage est contenue dans le dernier et septième article du titre XXVIII de l’ordonnance de 1669 : « Les propriétaires des héritages aboutissans aux rivières navigables, laisseront le long des bords vingt-quatre pieds au moins de place en largeur pour chemin royal et trait des chevaux, sans qu’ils puissent planter arbres, ni tenir clôture ou haie plus près que trente pieds du côté que les bateaux se tirent, et dix pieds de l’autre bord, à peine de cinq cent livres d’amende, confiscation des arbres, et d’être les contrevenans contrains à réparer et remettre les chemins en état à leurs frais. »

Ces dispositions soulignent les deux obstacles majeurs inhérents au tracé de tous les chemins de halage : leur encombrement par empiètements progressifs des plantations riveraines et l’inégalité entre les propriétaires, les uns contraints de reculer de trente pieds (9,60 m) les limites de leurs possessions pour le passage du chemin, les autres, sur la rive opposée, astreints à n’amputer leurs fonds que de la seule largeur du marchepied de la rivière, soit dix pieds : 3,20 m. Cette différence de traitement explique tous les conflits et toutes les résistances quand il s’est agi d’élargir le chemin de halage selon les termes de l’ordonnance et, surtout, de faire passer d’une rive à l’autre un relais jugé dangereux ou incommode. — Cocula.

L’évolution du halage

Dès 1740, les haleurs ont été en concurrence avec les animaux de tire, conduits par des bouviers, ce qui provoqua de graves incidents entre bouviers et haleurs. Cette concurrence entre les deux modes de traction dure un siècle, avec des moments de tension ponctués par les doléances des bateliers et atténués provisoirement par les règlements des autorités. En 1746, l’ordonnance de l’intendant Tourny reconnaît aux maîtres de bateaux l’entière liberté du choix du halage. À en juger par les plaintes qui suivirent, toujours aussi nombreuses, cette réglementation est restée lettre morte. Les tensions sont si grandes qu’un arrêté préfectoral de 1812 décide que le halage devait se faire exclusivement au moyen de bœufs partout où les chemins de halage le permettaient. Le halage à bras n’est donc autorisé que dans les passages où l’utilisation des bœufs était impossible, comme sur les cingles de Trémolat et Montfort où l’escarpement des rives empêche tout passage. Les tarifs officiels doivent être affichés dans les ports. Ils sont réduits de 1/10º si les bœufs ne sont pas ferrés. Tous les bouviers doivent être patentés et, s’ils refusent leurs services, ils prennent le risque d’être privés de leur privilège sur-le-champ.

« Le halage se fera exclusivement au moyen de bœufs au nombre d’une ou plusieurs paires, suivant la nécessité résultante des localités partout où le chemin de halage en permettront l’emploi. Le halage à bras ne pourra être effectué que là où le secours des bœufs est impraticable et par un nombre d’hommes qui ne pourra excéder cinq ou six par bateau et par course ou relais de halage, non compris les gens du bateau à la tire.De plus, tous les actes de violence des bouviers, haleurs et gens de rivière, tendant à forcer les maîtres de bateaux à les employer en nombre excédant les besoins du service leurs bateaux seront réprimés par des arrestations. » — Arrêté préfectoral de 1812, pris par le préfet Maurice.

L’application des mesures de 1812, favorisant la traction animale, est toujours aussi difficile. Aussi en 1837, après un siècle de conflits, le halage « à col d’homme » est définitivement interdit et remplacé par la traction animale, sous la conduite de bouviers patentés : des chevaux sur la Garonne, des bœufs principalement pour la Dordogne. Les animaux sont fournis et conduits par des paysans installés en bord de rivière, en un système de relais ou tires. Comme indiqué précédemment, la tire varie suivant les difficultés engendrées par le cours d’eau, mais ne dépasse guère les dix kilomètres. De Castillon à Lalinde, les tires sont de 5 à 8 kilomètres, et se réduisent de 2 à 4 kilomètres de Lalinde à Souillac. Une fois le parcours terminé, le relais est confié à d’autres bouviers, puis l’attelage redescend vers son point de départ. Les bouviers ou haleurs trouvent ainsi l’occasion de gagner un peu d’argent frais et quelquefois la soupe et le vin à l’arrivée sur le bateau.(3)

Sur une rivière à faible courant, un bateau halé par un cheval permettait de remonter une cargaison d’une trentaine de tonnes dont le déplacement, par la route, nécessitait l’emploi d’une dizaine de chariots attelés chacun à quatre ou cinq chevaux. Malgré une relative efficacité, le halage disparu avec l’amélioration des routes, le développement de la propulsion motorisée et surtout l’arrivée du chemin de fer dans les années 1857. Depuis quelques années déjà, un certain nombre de chemins de halage sont réaménagés comme parcours de santé, véloroute ou Voie vert.

L’amélioration des chemins de halage

Très souvent, le chemin de halage n’était praticable qu’aux haleurs et non aux paires de bœufs ou vaches de tire. C’est pourquoi, au XIXe siècle, le chemin de halage a fait l’objet d’une attention toute particulière de la part des ingénieurs. En comparant deux études, la première datant de 1828 et la deuxième de 1938, études portant sur la portion comprise entre Bergerac et Libourne (soit une distance de 90 kilomètres environ), nous pouvons estimer les améliorations qui furent apportées en seulement dix ans. L’étude de 1828 révèle qu’il fallait changer douze fois de rive entre Bergerac et Lacayot (près de Libourne), sur une portion de 77 kilomètres. Ces changements de rive occasionnaient non seulement des pertes de temps répétées, mais aussi des prises de risques inutiles et des frais supplémentaires. À partir de Lacayot, rejoindre Libourne, pourtant proche, n’est pas si facile : entre Lacayot et Carré, sur une distance d’environ 5 km, le chemin n’est praticable que par des piétons, tandis que de Carré à Libourne (environ 12 km), le chemin s’interrompt. Ajoutons à cela, que le chemin de halage est également interrompu dans la traversée de la ville de Bergerac. Dix ans plus tard, tous les changements de rives ont disparu entre Bergerac et Lacayot et le chemin de halage est ininterrompu entre Bergerac et Libourne.

Témoignages

Dans une interview accordée au journaliste Pierre Paret pour le journal Sud Ouest du 27 mai 1977, Mme Micoyne, de Saint-Pierre-d’Eyraud raconte sa participation à la tire des bateaux pendant la guerre de 1914-1918 et donne une description émouvante des bateliers qui font halte à la ferme familiale où est installé le relais de tire : « Quand la guerre est arrivée, nous nous sommes retrouvées, ma mère et moi, toutes seules pour tenir la propriété ». Son père, né en 1869, a été mobilisé. Mais à la suite d’une pétition des mariniers du Bergeracois, M. Micoyne a été requis sur place pour assurer le halage : « Le relais était chez nous. C’est à la maison que les mariniers mangeaient. Pas comme aujourd’hui, bien sûr. C’était des haricots et du pain. Quand ils repartaient, souvent, on les aidait. En sorte que mon père connaissait le travail. Seulement, il ne pouvait pas le faire seul et je me suis mis à l’aider. C’était pénible, très pénible. Sans compter que l’équipement était rudimentaire. On prenait le chaland, simple ou à voile, au Fleix ou à Port-Sainte-Foy, et on le menait jusqu’à Bergerac – 20 kilomètres – en deux relais. Mais c’étaient de durs relais. On changeait les bêtes ici. Pauvres animaux ! On avait pitié pour eux ! C’était pourtant des bœufs bien solides. Il fallait six heures pour monter de la maison à Bergerac (12 km) ; et autant pour le retour. On n’avait plus le chaland, on revenait par la route, mais on était éreintés. Les jambes tiraient, mais le pays était beau. Pour moi, le plus mauvais moment c’était quand, à un kilomètre de Bergerac, on arrivait au barrage et qu’il fallait faire entrer le bateau dans l’écluse. Un peu avant, un ruisseau se jetait dans la Dordogne. On l’enjambait par un pont en planches souvent rendues glissantes par la pluie. Les bœufs n’avaient pas le sabot sûr et ils étaient effrayés par l’éblouissement du soleil sur l’écume. C’était merveilleux et peureux. Des passages difficiles, il n’en manquait pas. À Saint-Pierre, par exemple, il y avait une très belle île, pas commode à éviter. […] À certains endroits dangereux, le bateau prenait parfois le travers. Les bêtes avaient peine à le retenir, et quand c’était impossible, il s’échouait sur le sable. Je reverrai toujours ces marins avec leurs airs rudes, leurs têtes bronzées par le soleil et le vent, complètement bouleversés quand le chaland s’échouait. Le plus émouvant, c’était lorsque ces gens, souvent grossiers, s’agenouillaient en suppliant : "Sainte Vierge, sauvez-nous !" Et puis, quand le bateau était dégagé, alors ils reprenaient leurs chants : "Ferme tes jolis yeux…". Ce pauvre vieux Riquet ! Comme il chantait bien ! Tout ça, c’est de longue date. On a eu bien des misères depuis… ». (3)


Notes :

  •  (1) La navigation sur la Dordogne et ses affluents, Annie-Paule et Christian Félix, Éditions Alan Sutton, Collection Parcours et Labeurs, 2002.
  •  (2) Un fleuve et des hommes – Les gens de la Dordogne au XVIIIe siècle, Anne-Marie Cocula-Vaillières, Bibiothèques Geographia, Éditions Tallandier, 1981.
  •  (3) Bateliers des Pays de Garonne et Dordogne, Jacques Reix, Éditions Secrets de Pays, 2016.
  • Gabarier sur la Dordogne, Jean-Baptiste Blaudy, Édition établie par Guitou Brugeaud, La Table Ronde, Paris

LA BATELLERIE EN PÉRIGORD

Consultez le sommaire de la rubrique…