Une brève histoire de la batellerie en Périgord

« Autant que les gens et les choses, la Dordogne et les gabariers ont véhiculé des idées : des idées religieuses… on vit lors des guerres de Religion progresser les idées de la Réforme au rythme des passages de bateaux. La Dordogne transporta et achemina les influences littéraires et artistiques : l’art roman auvergnat se manifeste, discrètement, mais sûrement… La Dordogne véhicula les idées révolutionnaires en 1789 et en 1848. La Dordogne abrita dans ses gorges des milliers de réfractaires et de maquisards et véhicula l’esprit de la Résistance et de la liberté. Ce chemin qui chemine était une voie de culture. C’est aujourd’hui la voie privilégiée du tourisme. » — Jean Secret, écrivain périgourdin.

Dès sa sédentarisation, l’homme a cherché à communiquer et à commercer – quand elle existait – par la voie fluviale, celle-ci étant le moyen le plus rapide, le moins couteux et, en périodes de troubles, le plus sûr pour transporter des pondéreux. Ce fut le cas en Périgord. Aux confins de l’Aquitaine et du Massif central, la Dordogne et ses affluents constituèrent, depuis l’aube de l’humanité, autant de traits d’union qui rapprochèrent les unes des autres les régions traversées, depuis l’Auvergne jusqu’au Bordelais. Passage stratégique, axe de pénétration et de peuplement, le réseau hydrographique du Périgord demeura la voie de communication privilégiée, et ce, jusqu’à l’arrivée du chemin de fer, à la fin du XIXe siècle.

Les voies de communication dans l’ancien Périgord

La mauvaise qualité du réseau routier périgourdin a grandement contribué au développement des voies d’eau et de la batellerie en Périgord, jusqu’à la fin de la première moitié du XXe siècle  (1). Cette déficience est imputable non seulement à la morphologie du relief qui s’est opposé au développement d’un réseau routier homogène et régulièrement carrossable, mais aussi au long désintéressement du pouvoir central. Le pavage, peu important, rend les voies de communication vulnérables aux intempéries et difficilement praticables à certaines périodes de l’année, comme au printemps ou à l’automne, parfois boueuses, souvent entravées. De ce fait, la majorité des liaisons est assurée par la multiplication de simples chemins vicinaux, dont l’étroitesse ne permet pas l’utilisation de moyens de transport importants. Malgré les efforts déployés par les Intendants dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’état des communications reste encore longtemps déplorable. C’est ainsi que deux journées de voyage étaient nécessaires pour couvrir la cinquantaine de kilomètres séparant Bergerac et Périgueux. Seule la voie Limoges-Bordeaux, retracée après 1750, reliant désormais plus commodément Périgueux et ces deux villes, est organisé en route de poste. La jeune administration, née de la Révolution, consciente de cette grave déficience des communications et de l’urgence à y remédier, tenta quelques actions dès 17911792, mais faute d’argent, les résultats sont insignifiants. Il faut attendre la Restauration pour enfin voir le département traversé par des axes de communications totalement ouverts au roulage et raccordés à des itinéraires inter-régionaux (du nord au sud par la route Paris-Barèges en 1820, transversalement d’est en ouest par la route Bordeaux-Brive, en 1825), et les années 18301840 pour que se structure un réseau de dessertes carrossables entre les différents « pays », englobés dans l’espace périgourdin défini par l’histoire, formant jusque-là des terroirs plus ou moins cloisonnés. Dans ce contexte, il est logique que la navigation fluviale ait été privilégiée, malgré ses risques, et ce, jusqu’à ce que le chemin de fer ait offert une véritable alternative. (2)

Les dates clés de l’histoire de la batellerie en Périgord

La Dordogne est devenue au fil des siècles une voie naturelle d’échanges. Dès la fin de la protohistoire, l’homme avait recours à la batellerie. On a découvert des amphores de vin Campagnien, des Ier et IIe siècles avant Jésus Christ, le long de la Dordogne, mais aussi, de la Garonne et de l’Isle. Selon le professeur Robert Étienne, il y avait un trafic de vin avec l’Italie avant que la viticulture ne se propage dans les provinces sud-ouest des Gaules. Plus tard, c’est toujours la rivière Dordogne qui joue un rôle prépondérant dans l’essor des vignobles de Domme et, surtout, du Bergeracois. C’est en effet grâce à la batellerie que les vins du Périgord étaient acheminés vers le port du Libournais d’où ils s’exportaient, dès l’époque médiévale, vers l’Angleterre, l’Irlande et l’Écosse, ainsi que vers les pays d’Europe du Nord.

En 1254, Henri II, roi d’Angleterre et duc d’Aquitaine, accorde aux habitants de Bergerac le droit de pouvoir expédier leurs vins au port de Libourne sans que ceux-ci ne subissent la moindre entrave de la part de la concurrence bordelaise. Il leur concède également l’exemption de la « prise des vins », taxe d’importation vers l’Angleterre. Ces mesures favorisèrent l’expansion du vignoble bergeracois. Dans les années 1289 à 1293, la majorité des vins importés par le port anglais de Bristol provenait de Bergerac (on signale l’exportation de 10 670 tonneaux issus des vignobles de la vallée de la Dordogne). La guerre de Cent Ans n’entrave que ponctuellement ce commerce. Durant le règne de François Ier, on signale un trafic de 60 000 à 80 000 tonneaux. (2)

Activité batelière au port de Bergerac

Dès 1499, Louis XII autorise les bateliers de la Dordogne, de la Garonne, de la Gironde, du Tarn, du Lot et de l’Aveyron a former une « bourse commune ». Les Bergeracois en constituent le groupe principal. Il s’agit en quelque sorte d’un syndicat de la batellerie. Son objet est d’assurer la libre circulation et d’agir contre les obstacles naturels et contre les empêchements fiscaux. Il se donne pour mission d’entreprendre les travaux nécessaires pour améliorer les passes difficiles, de protéger les ateliers contre les seigneurs qui cherchent à établir des péages illicites, de racheter ces péages lorsqu’ils sont fondés en titre. Pendant deux siècles, son pouvoir ne cesse de se renforcer, mais, dès 1669, la bourse doit s’effacer face à l’autorité croissante de l’intendant. Mais la Bourse commune n’en est pas pour autant supprimée : elle se maintient, sans pouvoir réel.

Au XVIe siècle, les guerres de Religion découpent le Périgord en deux zones : au nord, la ville de Périgueux et les Catholiques, au sud, Bergerac et les Huguenots. En 1685, suite à la révocation de l’Édit de Nantes, un commerce prospère de vins s’instaure entre Bergerac et les expatriés huguenots aux Pays-Bas. C’est à cette époque que certains vins de Monbazillac sont commercialisés sous le nom de leur propriétaire ou du lieu-dit dont ils proviennent : ce sont les fameuses marques hollandaises (Plus d’infos sur la page Le Monbazillac et les Marques Hollandaises). Vers 1730, environ 50 % de la production du vignoble bergeracois était exportée soit environ 15 000 tonneaux sur les 30 000 produits annuellement. Le vin de Domme, quand lui, est très apprécié des pays nordiques.

C’est en 1705 et au cours des années 17261728 que le lit de la rivière Dordogne est débarrassé des rochers et récifs les plus dangereux et les plus affleurants pour favoriser une bonne descente des embarcations. Un arrêté royal du 31 août 1728 impose l’aménagement du chemin de rive ou « chemin royal » nécessaire au halage par des attelages de chevaux et à la remontée des hommes d’équipage. Vers 1730, les guerres de religion favorisèrent l’exportation de vin vers la Hollande et le nord de l’Europe. Vers 1730, environ 50 % de la production du vignoble bergeracois était exportée soit environ 15 000 tonneaux sur les 30 000 produits annuellement.

En 1850, le trafic représentait 200 000 tonnes. Les deux tiers étaient formés par des expéditions vers le port maritime de Libourne. Représentant un mouvement commercial de 32 MF, l’exportation des vins Bergeracois en assurait à elle seule 65 %, le restant revenant à la vente des bois du haut pays (28 %, de l’huile de noix sarladaise, de châtaignes du Limousin, de fer de la Vénère, de meules en silex de Domme et de produits papetiers de la Couze (Plus d’infos sur la page Le transport fluvial sur la Dordogne).

Batellerie et prospérité en Périgord

La prospérité de la vallée de la Dordogne est due, en partie, à l’activité batelière. Celle-ci se développe à Argentat à partir du XIIIe siècle, à Souillac, à Domme, à Cadouin, à Bergerac. Ports, bacs et gués apparaissent progressivement sur le cours de la Dordogne. Moulins et pêcheries voient le jour. Droits de douane et péages constituent déjà d’importantes sources de revenus pour les hommes d’église et les seigneurs des lieux. La Guerre de Cent Ans va ralentir cette expansion économique. Elle repartira dès la seconde moitié du XVe siècle et continuera à prospérer jusqu’au milieux du XIXe siècle. On dénombre trois à quatre cents bateaux, parfois davantage, qui descendaient chaque année la Dordogne du haut pays jusqu’à Argentat, avant de continuer vers l’aval.

La loi du 9 juillet 1836 attribuant à la Régie des Contributions Indirectes la délivrance des laissez-passer de navigation permet d’avoir une idée précise du trafic intense qui transitait par la Dordogne. Les archives des bureaux de Spontours, Argentat et Beaulieu nous donnent 4 009 bateaux de 1858 à 1867, 1 961 bateaux de 1868 à 1877, 773 bateaux de 1878 à 1887 et 940 bateaux de 1888 à 1899. Les années les plus fortes étant 1858 avec 438 descentes, 1859 avec 433 descentes et 1860 avec 571 descentes. Vers 1850, la rivière assurait du trafic de marchandises entre Bergerac et Bordeaux. En 1853, le port de Bergerac voit transiter 180 000 tonnes de marchandises et 216 000 tonnes en 1861(3)

Les grands projets d’aménagements

Après la Fronde, la Dordogne intéresse la royauté, qui veut la rendre navigable de Bergerac à Souillac. En 1597, des fonds sont votés. Les travaux d’aménagements engagés jusqu’à la mort d’Henri IV (1610) reprennent sous Louis XIV, sans toutefois améliorer sensiblement la navigabilité. Colbert souhaite prolonger l’effort vers la Haute-Dordogne par la suppression des malpas et le recoupement des méandres, mais les difficultés à vaincre sont telles que le projet est enterré. En 1669, l’intendant de Bordeaux et de Montauban, Pellot, vante « la grande rivière », axe du commerce forestier, minier et vinicole, et projette de l’aménager comme il l’avait fait du Lot. On voulait aménager le « chemin marchant » de la Dordogne pour enrichir la généralité de Guyenne.

Activité batelière au port de Libourne

Sous l’Ancien Régime, de nombreux efforts seront consentis pour supprimer les principaux obstacles à la navigation. Tout d’abord, on élimina les moulins à nef , les uns moyennant indemnités, les autres sans indemnités : vingt existaient encore en 1824, le dernier disparu fin 1840. Puis, ce fut le tour des pêcheries qui disparurent toutes de 1841 à 1846 (Plus d’infos sur la page Les obstacles à la navigation). On améliora également les chemins de halage (Plus d’infos sur la page Le halage pour la navigation de remonte) et on procéda à des dragages, partout où cela était nécessaire. Mais, le principal projet d’aménagement concerne la région de Lalinde, là où la navigation est rendue difficile en raison de passes dangereuses. Ces difficultés motivent la construction d’un canal de dérivation de la Dordogne entre Tuilières et Mauzac, ce qui allait permettre d’éviter trois malpas particulièrement redoutés des gabariers : le Grand Thoret, la Gratusse et les Pesqueroux(4)

Auguste Lestourgie (1833-1885), maire, conseiller général, ne cesse de harceler le gouvernement pour la reprise des travaux en vue de rendre la Dordogne navigable : « Le gouvernement, préoccupé presque exclusivement des lignes de chemin de fer, a remis à un terme éloigné l’exécution des travaux nécessaires à la navigation de la Dordogne. Il aurait peut-être mieux fait d’utiliser d’abord les voies de communication dont la nature fournit les éléments avant de travailler à la confection de celles dont l’art seul fait les frais ! ». (5)

Long de 15 375 mètres, doté de 6 écluses permettant de rattraper 24 mètres de dénivelé, le canal latéral de Lalinde (commencé en 1838 et mis en eau en 1844) fut accueilli avec soulagement par les bateliers qui évitaient ainsi une des portions les plus dangereuses de la Dordogne. L’ouvrage fut une incontestable réussite sur le plan technique et le progrès fut bien réel… mais de courte durée : en effet, malgré un coût exorbitant (les travaux estimés à 1 550 000 Francs-or coûteront au final 2 500 000 Francs-or), il n’a servi qu’une trentaine d’années ! Arrivé trop tard, le canal fut un échec sur le plan économique. Le canal latéral de Lalinde n’étant plus rentable, le décret du 28 décembre 1926 supprime la Dordogne de la liste des voies navigables, en amont de Saint-Pierre-d’Eyraud. Cette décision signifiait le désengagement total du service des Ponts et Chaussée dans l’entretien des ouvrages sur la Dordogne. Concrètement, dès 1927, les passes ne furent plus draguées, et peu à peu, les gens de rivière découvraient le chômage.

Malgré l’importance majeure que garda longtemps l’exploitation batelière de son cours, la Dordogne resta une rivière essentiellement sauvage. Très faiblement aménagé, capricieuse et pleine de pièges, elle imposait au trafic gabarier ses rythmes, modelait l’architecture des bateaux et réclamait aux hommes qui naviguaient courage et obstination.

Le déclin de la batellerie en Périgord

De la Révolution jusqu’à la fin du XIXe siècle, des efforts considérables seront fournis pour doter le département de la Dordogne d’un réseau de chemins et de routes convenables, pour favoriser la circulation des biens et des personnes. Dès 1850, le transport routier est en pleine évolution. C’est ainsi que le Chemin de Grande Communication de Bergerac à Cahors (par Saint-Nexans, Saint-Aubin-de-Lanquais, Faux et Monsac) vit le jour (il s’agit du ChGC n° 32). Puis la construction des lignes de chemin de fer – de Bort à Souillac, de Tulle à Clermont et de Tulle à Argentat – ébranla rapidement la vieille batellerie de Haute-Dordogne, incapable de lutter contre la ponctualité et la rapidité du chemin de fer d’une part et la souplesse du transport routier d’autre part. En partant de Bordeaux, le rail atteint Libourne en 1852, Bergerac en 1872, Sarlat en 1882 et Souillac en 1898 contribuant également à l’abandon des grandes voies fluviales de Moyenne et Basse-Dordogne, au profit des voies terrestres et des voies ferrées.

Le déclin de la batellerie s’explique également par les déboisements massifs qui, dès 1870, entraînèrent une réduction notable de l’activité des gabariers, ainsi que par la crise du phylloxéra (18801890) qui fit chuter la superficie du vignoble de 107 000 à 21 000 ha.

La pénurie des bois, l’épidémie de phylloxéra, l’amélioration du réseau routier et l’apparition du chemin de fer vont donc provoquer, peu à peu, mais irrémédiablement, la disparition de la batellerie. Si, de 1858 à 1867, on trouve encore une moyenne annuelle de 401 bateaux, celle-ci descend brusquement à 196 au cours de la décennie suivante, puis à 77 entre 1878 et 1887. Bien que de 1888 à 1897, on constate une légère remontée, avec 94 bateaux annuels, le processus de déclin était bel et bien amorcé et ne devait que s’accélérer par la suite. On peut alors considérer que la navigation de la haute Dordogne cessa pratiquement en 1914, les quelques bateaux qui descendirent ultérieurement relevant de l’exception.


Notes :

  •  (1) Constatant l’incapacité des collectivités territoriales à remettre en état le réseau routier français, l’État prévoit le classement d’environ 40 000 kilomètres de routes départementales dans le domaine public routier national. En ce qui concerne le département de la Dordogne, ce classement devient effectif à la suite du décret du 6 juin 1930. Dans les années qui suivent, le réseau routier s’améliora peu à peu.
  •  (2) Dordogne Périgord, Yan Laborie, Éditions Bonneton, Paris, 2004.
  •  (3) Bateliers des Pays de Garonne et Dordogne, Jacques Reix, Éditions Secrets de Pays, 2016.
  •  (4) La Dordogne en 1867, Charles-Maurice Fargaudie, Éditions « Les Pesqueyroux », P.L.B. Éditions, 2011.
  •  (5) Gabarier sur la Dordogne, Jean-Baptiste Blaudy, Édition établie par Guitou Brugeaud, La Table Ronde, Paris.

Crédit Photos :

  • © Jean-François Tronel.

LA BATELLERIE EN PÉRIGORD

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