À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les bateaux de la Haute-Dordogne forment une famille architecturalement homogène, tant pour la morphologie que pour la technologie de la navigation et de la construction ; seuls diffèrent la taille et le degré de finition. Toutefois, les variations de faciès du lit de la rivière tout au long de son cours nécessitèrent, pour s’y adapter, une adaptation et donc une diversification de l’architecture des bateaux. Les types de bateaux se distinguent les uns des autres d’abord par la taille et, à moindre degré, par les proportions. Le caractère durable ou éphémère de la construction constitue une autre différenciation. Retrouvez sur cette page une classification ou typologie des embarcations de Dordogne…
Jusqu’au XIXe siècle, en Périgord, la voie fluviale a toujours été le moyen le plus rapide, le moins couteux et le plus sûr pour transporter des pondéreux(1). À ce titre, la Dordogne a été une voie privilégiée de communication et de commerce pour le plus grand bénéfice des bateliers et des riverains. La Dordogne, du Haut-Pays à l’Océan, emprunte des parcours que la géographie marque de son empreinte : eaux tumultueuses d’Argentat ou de Souillac, cours plus profond, mais semé d’embûches dans la Moyenne-Vallée, rivière plus ample après Sainte-Foy-La-Grande, mais soumise à la traitrise des courants maritimes. Les embarcations sont donc adaptées aux spécificités du trajet qu’elles vont suivre, tributaires des fonds, de la force du courant, du halage, de leur voile et, bien plus tard, de leur moteur.
Une famille homogène d’embarcations
Pour s’adapter aux conditions du parcours et à l’objet du batelage, il existait différents modèles de bateaux, construits de façon rudimentaire, certes, mais avec des qualités suffisantes pour défier les nombreux pièges de la rivière. L’ensemble de ces embarcations, homogène sur le plan de la technique de construction, varie par leurs tailles et leurs proportions, ainsi que par leurs caractères éphémères ou durables.
Ce qui caractérise ces embarcations de Dordogne, c’est leurs fonds plats (leurs solles) et leur faible tirant d’eau (30 à 40 centimètres). (2) En effet, du petit gabarot au grand courau de Haute et Moyenne-Dordogne, des origines au début du XXe siècle, la constante est le fond plat (dit « sole »), par opposition aux coques arrondies (sur quille et couples), des gabares de Gironde qui évoluent en Basse-Dordogne et dans toute la zone à influence maritime. Ce n’est pas une commodité de construction, mais une nécessité : ces bateaux doivent être facilement manœuvrés dans les gorges et les méandres, sans heurter le fond de la rivière ou du canal, tout en portant un maximum de fret, contrainte qu’ignore le bateau de mer, muni d’une quille. Elles ne possédaient pas de mât, car le courant était suffisant pour la descente.
Les embarcations éphémères de Haute-Dordogne
En raison de son débit irrégulier, de son lit barré par de nombreux obstacles, la rivière Dordogne est difficilement navigable en haute vallée. Ces difficultés sont à l’origine d’une navigation essentiellement descendante qui a donné naissance à une famille de bateaux dits « de Haute-Dordogne ». On les appelait communément « argentats » puisqu’ils étaient conçus dans le cours supérieur de la Dordogne, en amont d’Argentat, principalement à Valette, Spontour, Nauzenac et Saint-Projet.
L’existence des « argentats » se limite le plus souvent au temps de la descente de la rivière. En effet, il aurait été très difficile de remonter les courants et les rapides. En plus, il n’y avait pas de chemins de halage dans les gorges de la haute vallée pour pouvoir les tirer. Construits en bois pauvre (acacia, hêtre, aulne, bouleau ou tremble), ils étaient donc déchevillés à l’arrivée, planches par planches, membrures par membrures, et vendus, à bas prix, le plus souvent comme bois de chauffage ou pour faire des « palins » pour clôtures rurales, d’où leur réputation de « caisses d’emballage flottants », dixit Eusèbe Bombal. Quand un bateau n’était pas « déchiré », selon l’expression du temps, il était vendu au quart ou au cinquième de sa valeur d’origine pour servir de bateau auxiliaire pour le trafic local. (3) (4)
La tradition locale voudrait que ces bateaux de flotte aient été brûlés à l’arrivée. La destruction par le feu serait la consécration de la brièveté de leur destin. Mais les livres de comptes qui consignent la vente des argentats, soit isolément, soit avec leur chargement, révèlent leur survie comme bateaux auxiliaires pour le trafic local : de décembre 1820 à février 1824, Raymond C. vend à des artisans locaux et surtout à des bateliers vingt-six bateaux d’Argentat dont les prix s’échelonnent de 40 à 80 francs. (5)
Toutefois, certaines embarcations de Dordogne, plus longues et plus larges étaient construites en bois noble (chêne, châtaignier). Elles possédaient alors un mât de remonte. Les planches chevillées étaient calfatées à l’intérieur comme à l’extérieur avec de l’étoupe ou de la mousse sèche. (2)
Rare sont les bateaux de la Haute-Dordogne qui dépassent le pont de Libourne, à part quelques spécimens qui sont de construction supérieure. En effet, ces bateaux sont insuffisamment protégés de pièces de soutien et d’évacuation d’eau pour résister aux lames soulevées par les vents parfois violents qui agitent les eaux de la Basse-Dordogne.
La famille des Argentats comprenait :
1°) La nau (nave, nef), est le plus grand des bateaux : longueur 20 m, largeur 4,50 m, 30 tonnes de port. Elle était construite en chêne et « bourletée », c’est-à-dire munie d’une « lisse » de renfort extérieur sur le bord afin de renforcer sa rigidité longitudinale. Il fallait sept hommes pour la manœuvrer. On les utilisait généralement comme bac pour passer d’une rive à l’autre. Ils devaient être suffisamment grands pour contenir deux attelages de bœufs avec leurs charrettes prenant place l’un derrière l’autre, ainsi que les charretiers et le passeur.
2°) Le couajadour (ou coujadour) de 16 m à 17,30 m de longueur sur 3,52 m de largeur, d’une capacité de 18 tonnes, et le couajadour bastard long de 15,36 m étaient d’une construction soignée, bourletée (aux bords doublés), en chêne. On les reconnaît aisément à l’absence de surélévation arrière. Ils étaient destinés à être vendus comme allège aux mariniers de la Moyenne et Basse-Dordogne. Les modèles les plus importants nécessitaient sept hommes d’équipage et pouvaient emmener 30 tonnes de marchandises. Le terme « Couajadour » (prononcé « coïzadou ») vient de « couajar », godiller à l’aide du « gouver », un très grand aviron de gouverne, à longue pelle, placé à l’arrière de l’embarcation). À signaler également une variante du Couajadour, la Pyéno ou pyeno, dont l’élancement arrière est coupé court et remplacé par un tableau plat. (2)
Couajadour et nau n’étaient pas forcément démolis à leur arrivée en basse vallée. Ils étaient souvent achetés et réutilisés par les bateliers pour servir d’allège aux bateaux de plus grands tonnages qui faisaient la jonction avec le port de Bordeaux.
Ayons toujours à l’esprit durant ce voyage que le coïzadoux a 18 mètres de long, 4 mètres de large ; que sa charge de carassonnes et de merrain pilée en 6 rangées sur les bords ; présente une hauteur de 2,85 m au-dessus du niveau de l’eau. 18 tonnes à transporter. Quelle maîtrise et quels dangers à affronter ? Quant à la force de l’eau de voyage « elle est égale à la vitesse d’un cheval au grand trot. » (4). La Haute Dordogne et ses gabariers, Eusèbe Bombal
3°) Le couralin (diminutif dans le langage local de coureau) était un bateau de faible tonnage (moins de quinze anneaux), plus élaborés que le courpet. À fond plat, ils étaient dotés d’une voile carrée. Le pont avant, surbaissé, présentait une cale ouverte; le pont arrière, surélevé, abritait le logement des gabariers. Attachés par deux ou trois aux grands courraux, les couralins servaient d’allèges pour le chargement et le déchargement, pour le franchissement des hauts-fonds et pour le passage d’un fleuve à l’autre au Bec d’Ambès. Faute de couralin d’accompagnement, les couraux devaient utiliser des allèges locales sur les hauts-fonds de la moyenne vallée.
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4°) Le courpet, de construction plus sommaire que le couralin, était construit en bois de tremble ou de bouleau. Il était destiné à accomplir un unique voyage depuis Argentat. Dès son arrivé en basse Dordogne, il était vendu avec son contenu (on disait qu’il était « déchiré »), et les gabariers faisaient le chemin du retour à pied ou en diligence. De taille moyenne, il mesurait de 14 à 16 m de longueur et 3,85 m à 4 m de large pour 1 m de hauteur, pour un tonnage compris entre 10 à 20 tonnes selon la nature du chargement. Il était plus large que le couajadour, ce qui assurait une bonne stabilité avec son haut chargement de merrains et carassonnes. Il pouvait jouer le rôle d’allège ou servait à remonter le sel jusqu’à Souillac. Selon leurs lieux d’origine, le surnom des courpets étaient différents : on les appelait des « argentats » pour les embarcations de la Haute Dordogne, Caoujadou et Naù pour celles de la Vézère.
Le concept du courpet merrandier, ce bateau éphémère, mais toutefois très sûr et finement manœuvrant, témoignait d’une réflexion parfaitement aboutie, mûrie au sein d’une société riche d’une culture ancestrale du bois et de l’eau. Elle sut concilier les contraintes d’un parcours nautique tumultueux et la rentabilité du trafic. — Vallée de la Dordogne, Encyclopédie du Voyage Gallimard.
L’équipage d’un courpet réunissait trois ou quatre hommes. Le plus expérimenté se chargeait de la barre, les autres des lourds avirons placés à l’avant, qui permettaient de gagner sur la vitesse du courant et conserver le bateau manœuvrant. L’ingrate mission d’écoper à l’aide de l’espousadour revenait au plus jeune qui, la nuit, lors de haltes, devait aller vérifier qu’une subite crue de la rivière ne menaçait pas l’amarrage du courpet.
5°) Les gabarots (ou gaberots), avec le gabarot de charge (ou grand gabarot) et le gabarot de pêche. Le terme « gabarot » est un diminutif de « gabare ». Il désignait un bateau de petite taille dans tout le bassin garonnais, sans faire référence à un modèle précis. Ce type d’embarcation, semblable aux couraux et aux courpets, était durable et à usages multiples. La ligne générale était plutôt fine et élancée. Ils étaient fabriqués de préférence en chêne ou en mélèze, mais on se contentait parfois d’aulne, de saule voire de pin. Le gabarot de charge sert d’allège, comme son nom l’indique. Il mesure de 8,75 à 12,25 m de long. Le gabarot de pêche mesurait de 5,50 à 7 m de long pour 1,10 m environ de largeur au maître-couple, 30 à 35 cm de hauteur de bordé. Son tirant d’eau était très faible, moins de 10 cm. Il était utilisé pour placer les filets dans le courant.
6°) Les batelets longs de 5 à 6 mètres, à usage familial, pour la pêche ou pour traverser la rivière d’une rive à l’autre. Beaucoup de familles en possédaient deux ou trois.
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Les embarcations de Moyenne et Basse-Dordogne
De Domme à Castillon
De Domme à Castillon s’étend le domaine des couraux (ou corals). En amont de Domme jusqu’à Souillac les plus petits d’entre eux, et les couralins, assuraient la remontée du sel. Le courau est une embarcation strictement fluviale de 10 à 50 tonneaux, de 15 à 20 m de long et 4 à 5 m de large, à fond plat, aux formes allongées, pointues et étroites, disposant d’un mât abattant, d’une cale ouverte et d’une poupe pontée formant un abri pour l’équipage, avec une corde pour le halage de montée (cordelle), de 2 à 3 paires d’avirons, d’une ou 2 bergades (longues perches ferrées servant à prendre appui sur le fond pour impulser de l’élan au bateau, ou de l’éloigner d’un obstacle). Il dispose parfois d’une voile carrée. Le courau est généralement annexés de deux ou trois couralins, de plus faible tonnage, servant d’allèges pour les différentes manœuvres rendues nécessaires par le débit du fleuve, le chargement et le déchargement. (3)
Plus grands que les courpets, les couraux étaient des embarcations solides, assemblés avec soin, dont la longévité était d’environ cinquante ans. Ils naviguaient uniquement sur la Dordogne, descendant jusqu’à Libourne et parfois jusqu’à Bordeaux. Un courau était en général la propriété du maître de bateau. L’équipage était composé en moyenne de cinq personnes : deux aux rames, une pour écoper, une pour repousser les obstacles à l’aide d’une perche (bergade), et le maître de bateau pour diriger. Afin de rester manœuvrables, les couraux, pourvu d’une forte inertie en raison de leur poids important, devaient avancer plus vite que le courant. Leur vitesse de navigation variait de 12 à 15 km/h.
De Bergerac à Libourne
De Bergerac à Libourne (au mieux de Lalinde à Libourne), circulaient les fameuses gabares ou gabarres (de l’occitan gabarra), avec leur coque établie sur quille, aux formes ramassées, ventrues et arrondies. Si les grandes gabares sont pontées, les autres n’ont que des tilles à l’avant et à l’arrière, semblables à celles des couraux et capables de servir de refuge nocturne à un ou deux matelots. Ces embarcations fluviales sont capables de faire face au mascaret, aux coups de vent d’ouest, comme aux violents courants du jusant. Dotée d’une cale fermée de 20 à 30 tonneaux (parfois plus, dans les modèles du début du XXe siècle), d’un bon gréement et d’une véritable cabine pour l’équipage, la gabare pouvait évoluer sans encombre dans la basse vallée. En Haute et Moyenne-Dordogne, l’usage a étendu cette dénomination à tous les types d’embarcations servant essentiellement à transporter de grandes quantités de marchandises vers la Gironde. Seuls les Bordelais réservaient ce nom aux bateaux spécifiquement exploités par la batellerie fluvio-maritime des basses vallées de Dordogne et de Garonne et des eaux de la Gironde. (3)
Le terme « gabare » désigne un bateau affecté au transport d’un navire à l’autre. En Haute et Moyenne-Dordogne, l’usage a étendu cette dénomination à tous les types d’embarcations naviguant sur la rivière. Seuls les Bordelais réservaient ce nom aux bateaux spécifiquement exploités par la batellerie fluvio-maritime des basses vallées de Dordogne et de Garonne et des eaux de la Gironde. — Vallée de la Dordogne, Encyclopédie du Voyage Gallimard.
Dans le Libournais
La filandière, fuselée, étroite, était utilisée dans le Libournais pour lancer « l’escavar », ce grand filet dérivant adapté à la capture des poissons migrateurs (saumon, esturgeon, alose). Elle servait également dans les relations entre les rives et le transbordement des marchandises. C’est l’homologue des gabarits ou petits couralins employés en amont dont elle se différencie par ses formes marines qui lui assurent rapidité et mobilité. Ces qualités lui permettent de se hasarder sur la mer, quelque fois jusque La Rochelle. (3)
Dans l’estuaire de la Gironde
Le courau sloop (ou Le courau sloup) est un bateau moderne apparu au début du XXe siècle. C’est le fruit de l’évolution du courau fluvial et de la gabare de Gironde. Il reste un bateau fluvial à fond plat, mais son gréement et la ligne de tonture de sa coque marquent l’approche de conditions de navigation maritime propre à la basse vallée. Il navigue à la voile sur l’estuaire et dépasse rarement le secteur de Castillon, en limite du flux océanique. (3)
L’évolution des embarcations de Dordogne
Vers 1850, les bateaux ont changé de morphologie dans un contexte d’homogénéisation des architectures nautiques fluviales. Les couraux ordinaires mesuraient 20 m de long sur 5 m de large et contenaient 40 et 60 tonneaux maximums, avec 1,2 à 1,5 m de tirant d’eau. Ils arboraient parfois un mât de 13 à 14 m de haut avec une voile carrée, sur une sole plate, avec une poupe et une proue pointues, ressemblant aux couraux et aux courpets les plus élaborés de 15 à 20 tonneaux, et seulement destinés à la remonte au-dessus de Bergerac et Limeuil.
La transformation principale est le remplacement de la pointe de proue par un plateau plat qui permet l’installation d’un safran et d’une barre, à la manœuvre plus aisée que l’encombrant gouver. L’apparition d’écluses sur la Dordogne justifie également l’abandon de cette gouver, bien trop longue, au profit du gouvernail droit sur tableau.
Le grand courau ou chaland est apparu à partir de 1860. Il peut transporter 60 à 120 tonnes de marchandises dans une cale pontée. Il porte une petite habitation. Son mât basculant sur « jumelles » et son ancre sont manœuvrés par des treuils qui actionnent également un « mât de charge » pour aider au chargement du bateau. Au cours du XXe siècle, des coraux furent adaptés au dragage par adjonction d’une « pelle ».(3)
Notes :
- (1) Pondéreux : marchandises de base, transportées par voie maritime en quantités toujours importantes, dont le poids est élevé par rapport au volume, et qu’on appelle pour cela des « pondéreux ».
- (2) Bateliers des Pays de Garonne et Dordogne, Jacques Reix, Éditions Secrets de Pays, 2016.
- (3) La navigation sur la Dordogne et ses affluents, Annie-Paule et Christian Félix, Éditions Alan Sutton, Collection Parcours et Labeurs, 2002.
- (4) La Haute Dordogne et ses gabariers, Eusèbe Bombal, Imprimerie de Crauffon, 1903.
- (5) Les gens de la rivière de Dordogne, Anne-Marie Cocula-Vaillières, Thèse présentée devant l’Université de Bordeaux III, le 5 février 1977.
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