L'énoisage en Périgord

L’énoisage (on parlait autrefois de dénoisillage) est une pratique qui a toujours été au cœur de la tradition populaire périgourdine, bien qu’elle disparaisse peu à peu. Au cours des longues soirées d’hiver, en famille, souvent avec l’aide des voisins, on cassait et on triait les noix près du cantou, tout en s’accompagnant de chansons, de contes, et de légendes. C’est principalement dans la région de Sarlat que l’énoisage devint une source de revenus non-négligeable pour la famille. Cette activité est encore pratiquée dans la région par quelques rares agriculteurs qui prolongent leur activité et arrondissent ainsi leur maigre retraite.

REMARQUE : d’après le dictionnaire, l’énoisage consiste à casser la coquille de la noix et à en extraire les cerneaux. Parfois, en Périgord, ce terme est exclusivement réservé à l’opération consistant à extraire le cerneau, une fois que la coquille ait été brisée. En ce qui nous concerne, nous avons choisi d’utiliser le terme « énoisage » pour désigner les trois étapes décrites ci-après : le cassage des noix, le décorticage et le triage des cerneaux.

L’énoisage : une technique qui s’inscrit dans la tradition

La technique de l’énoisage est théoriquement simple mais complexe à maîtriser, car il ne faut pas écraser la noix lorsqu’on la casse. La description qui suit a été empruntée, en grande partie, à Michel Carcenac. On la retrouve dans son livre Le Périgord de mon père : Photographies 1899-1920(1)

Une fois récoltées et séchées, lorsque les noix ne sont pas vendues en coque, elles sont énoisées pour être vendues en cerneaux. On casse tout d’abord les noix sur « la pierre », une lauze fine ou parfois sur un morceau de marbre, d’un coup sec et bien dosé, puissant et léger à la fois, pour casser net la coquille, en son centre, sans pour autant écraser le cerneau. Pour ce faire, on utilise la « tricote », un maillet de bois dur, traditionnellement du buis, qu’il fallait pourtant limer de temps à autre pour le remettre plan. Ensuite, on extrait délicatement les cerneaux de la coquille cassée, sans les l’abîmer, à l’aide d’un couteau pointu, très court, dont la lame n’était pas affûtée, pour ne couper ni les cerneaux ni les doigts. Et pour finir, on trie les cerneaux : les « extras » pour la pâtisserie, les « Arlequins » (même qualité gustative que les extras, mais de couleur foncée :  ils pourront être enrobés de chocolat…), les « invalides », les brisures (utilisées en pâtisserie pour la fabrication de pains aux noix, gâteaux…), les « rouges » dont on fait de l’huile, les pourris pour la peinture.

L‘énoisage est une chose sérieuse… On n’a pas le droit à l’erreur et il faut une dextérité, une rapidité, qui ne s’obstinent que par un long apprentissage, pour dégager les cerneaux et les séparer sans qu’ils se cassent. On les utilisera ensuite en pâtisserie et dans des préparations culinaires. Nulle innovation technologique n’est venue, en Périgord, supplanter cette habileté manuelle ancestrale. On peut bien mécaniser le ramassage des noix, on ne saurait mécaniser leur décorticage.Les quatre saisons gourmandes d’Aquitaine, Éric Audinet. (2)

On énoisait de huit heures du matin à dix heures du soir ce qui représentait un sac de noix par jour, soir quarante à cinquante kilos. Le travail avançait plus ou moins vite suivant la variété.

C’était presque l’unique occupation pour les femmes et les hommes les rejoignaient l’hiver quand ils n’avaient plus de travail dans les terres. Quant aux enfants, ils s’y mettaient activement dès l’âge de 9 ou 10 ans.

Au début du XIXe siècle, l’énoisage se pratiquait toute l’année dans le Sarladais : l’hiver, on énoisait les noix du Périgord, et l’été, c’était le tour des noix de Californie. L’énoisage étant payé beaucoup moins cher en Périgord, ce voyage aller-retour des noix d’Amérique était rentable malgré les surcoûts occasionnés par les frais de transport. La vente en gros se faisait à Sarlat, sur la place de la Noix face à la Grande Rigaudie. C’est là que les paysans proposaient leurs productions aux grossistes. Dans les années 1930, on compte 8 000 énoiseurs professionnels (en fait, ce travail était presque exclusivement effectué par des femmes). À cette époque, le salaire de l’énoiseuse égalait celui d’un ouvrier. En  1970, il y a encore, à Sarlat, 1200 personnes qui vivent du cassage et du triage des noix, et de nombreux commerçants de l’Isère, zone de bonne production, trouvent avantageux de faire casser leurs coquilles en Périgord. Bon nombre de Portugaises, dont les hommes possèdent un contrat de travail, se sont fait une réputation dans l’énoisage. Aujourd’hui, une partie de la production du Périgord va se faire énoiser en Pologne, toujours pour des questions de rentabilité. Toutefois, on énoise toujours en Périgord, comme autrefois, alors qu’ailleurs cette opération fastidieuse se fait à la machine, tandis que le triage des cerneaux est électronique. Ce savoir-faire traditionnel contribue à la qualité du cerneau de Noix du Périgord, un des fleurons de la production périgourdine. Bien sûr, il s’agit d’un revenu saisonnier, sujet à variation, en fonction de l’importance des récoltes.(3)(4)

En résumé, l’énoisage se déroule en trois étapes :

  1. D’abord, le cassage des noix à l’aide d’un maillet en bois. Aujourd’hui, cette opération s’effectue également mécaniquement mais la technique traditionnelle donne de meilleurs résultats
  2. Vient ensuite, le décorticage qui consiste à séparer le fruit de la coquille. Il ne faut pas abîmer les cerneaux, car ils se vendent bien plus cher entiers qu’en morceaux. Cette opération délicate est exclusivement manuelle. En effet, à ce jour, il n’existe aucune machine capable de remplacer cette habileté manuelle.
  3. Et enfin, le triage des cerneaux par qualités et par calibres.

On distingue quatre qualités de cerneaux :

  1. Moitiés extra : de couleur claire, sans brun ni ambre, c’est le cerneau d’une noix séparée en deux parties égales et intactes. Ce produit haut de gamme est réservé à la décoration des pâtisseries, chocolats, fromages…
  2. Invalides extra : issus des moitiés extra, ce sont les cerneaux cassés ou écornés, souvent utilisés nature dans les salades et en amuse-gueules à l’apéritif.
  3. Arlequins : brun ou jaune mais jamais noir, c’est le cerneau entier d’aspect ambre. Bien que possédant la même qualité gustative que les moitiés extra, il se retrouve dans des fabrications telles que des cerneaux enrobés de chocolats en raison de son aspect foncé.
  4. Invalides Arlequins : ce sont les cerneaux cassés ou écornés issus de la catégorie Arlequins.
  5. Brisures : ce sont des petits morceaux de 3 à 10 mm de diamètre que l’on utilise en boulangerie pâtisserie pour la fabrication de pains et de gâteaux aux noix.

Lors de l’énoisage, rien n’est jeté : les cerneaux entiers servent à la pâtisserie, les brisures à faire de l’huile de noix et les coquilles étaient utilisées jadis pour se chauffer, mais on pouvait également les comprimer, formant ainsi une pâte qui servait de lubrifiant pour le matériel de forage pétrolier. (1)

Dès l’automne, devant leurs portes, les énoiseuses, les einousilhaireis, posent sur leurs genoux une planchette et, à coups secs de mailloche, écrasent la noix pour en tirer le nougailhou, le cerneau désormais réservé à l’exportation. Le té ou coquille, jeté au feu, se consume lentement et les cendres blanchiront la lessive qui rivalisera avec les pétales du lis. De ces foyers rougeoyants et sans flamme, une odeur âcre se répand qui influe sur les yeux, la gorge, les papilles ; pénètre les vêtements ; s’attache aux murs ; baigne la ville de Sarlat dans la randicité. Qui a traversé les vieilles venelles tortes de cette cité, a respiré ses brouillards, a marché sous le soleil et dans la pluie, jamais n’oubliera ce parfum….Croquants du Périgord, Georges Rocal, Éditions Pierre Fanlac, Périgueux, 1970. (5)


Énoisage à la veillée en Périgord

Une fois que les noix ont été ramassées, elles étaient répandues sur le plancher des greniers pour qu’elles puissent sécher. Une fois par semaine environ, on les retournait pour que la coquille soit uniformément sèche. Ensuite, elles étaient mises en sacs et dirigées vers le lieu d’énoisage. Traditionnellement, l’énoisage avait lieu durant l’hiver, au cours de longues veillées, dont le souvenir est encore bien vivace dans nos campagnes. La famille, les amis et les voisins, se réunissaient autour de l’âtre où brûlait un feu de bois fort apprécié. Dehors, le froid et le gel paralysait la campagne. Le silence extérieur contrastait avec l’intensité des voix mêlées au harcèlement des petits maillets de bois. Sur les planchettes, au fur et à mesure que le travail progressait, s’empilaient les noix cassées. On les repoussait d’un revers de main vers le centre de la table. Ce sont les femmes qui, en général, extrayaient les cerneaux des coquilles, à la pointe du couteau, tandis que d’autres les mettaient dans des sacs qui iraient au moulin. L’ambiance était propice à parler de la famille, des voisins, des amis, à raconter des histoires, des galéjades, mais aussi des légendes et des contes qui nourrissaient l’imaginaire. La grand-mère remplissait à ras-bord, les verres de cidre pétillant et sucré à souhait. C’était la soirée de la bonne humeur, du travail bien fait(3). C’était avant l’arrivée de la radio et de la télévision…

« Le dénoisillage a toujours été au cœur de la tradition populaire. Près du cantou (grande cheminée), les longues veillées passées à casser les noix et extraire le cerneau, ponctuées de chants et proverbes ont nourri la mémoire collective du Périgord. Cette activité instaura une économie à caractère familial : l’énoisage. C’est dans la région de Sarlat qu’il prit un essor et devint une véritable source de revenus pour la famille. En Périgord, on énoise toujours comme autrefois : une pierre plate posée sur les genoux, la "tricotte" à la main. Un coup sec du maillet pour briser la coquille puis extraction du cerneau, à la main, délicatement pour ne pas l’abîmer, contribue à ce que la qualité du cerneau de Noix du Périgord reste le fleuron de la production périgourdine.Les quatre saisons gourmandes d’Aquitaine, Éric Audinet. (2)

Lors de ces veillées, de petites noix – appelées « cacalous » – étaient cachées dans les tas de noix. Lorsque les messieurs trouvaient un cacalou, ils pouvaient, dit-on, embrasser la demoiselle de leur choix puis la faire danser toute la nuit sur l’air de la chanson « Cassa Cacaus », la chanson du casse-noix. La tradition rapporte également que, lorsqu’un jeune garçon ou jeune homme trouvait un cacalou, il le faisait passer discrètement à la jeune fille qu’il rêvait de séduire. Si la jeune fille ouvrait ou cassait le cacalou, c’était une fin de non-recevoir ; par contre, si elle gardait le précieux présent, alors l’espoir était permis…

« Cependant, on avait fini d’énoiser, et on mettait les nougaillous (cerneaux) dans les sacs, et les coquilles dans des paillassons pour les monter au grenier ; ça sert à allumer le feu l’hiver. Quand tout fut ôté, on appareilla la grande table pour souper. Il était onze heures et demie, il était temps. Comme d’habitude, lorsqu’on énoise, il y avait des haricots qu’on mangeait avec des bons millassous faits par la Mondine, tandis qu’on travaillait. Avec ça, du bon petit vin pétillant qu’on versait à pleins verres, et tout le monde était content.Le Moulin du Frau, Eugène le Roy.

« Il va sans dire que la soirée se terminait par un bon casse-croûte composé d’un bouilli, de couennes et de gros haricots blancs, et de vertes salades fortement aillées. Bien sûr, le « chabrol » était de rigueur, bien que réservé exclusivement aux hommes. Il est dommage que la télévision ait mis fin à toutes ses vieilles traditions. (3)

« Je vais vous dire le travail de l’énoiseuse. Elle posait une pierre plate, légèrement bosselée, comme mal rabotée, sur ses genoux et d’une main experte maniait la tricote (le maillet en bois utilisé pour briser la coquille des noix). À côté d’elle se trouvait le sac où elle puisait poignée après poignée. Et pan, pan, pan et re-pan, la vieille pilonnait jusqu’à la dernière noix. Lorsqu’ils revenaient du travail, si ce n’était pas soir de bal, filles et garçons se regroupaient à la veillée pour extirper les fruits de leur coquille brisée. Si l’une ou l’un trouvait le cocolou, une noix avortée de la grosseur de la noisette, ils le vendaient pour un baiser. Ils se disaient de douces paroles en jetant les débris de coques sous la table… Que n’ont-elles vu ces coquilles de genoux qui se cherchaient… et se trouvaient ! » — Le soir au Cantou, Docteur Boissel. (6)


Notes :

  •  (1) Le Périgord de mon père : Photographies 1899-1920, Michel Carcenac, Éditions du Hérisson, 2003.
  •  (2) Les quatre saisons gourmandes d’Aquitaine, Éric Audinet, Éditions Confluences, 2008.
  •  (3) Périgord, mon pays, Guy Filhoud-Lavergne, Imprimerie Fabrègue, Saint-Yrieix-la-Perche, 1970.
  •  (4) Les Secrets des fermes en Périgord Noir, Zette Guinaudeau-Franc, Éditions Berger-Levrault, 1995.
  •  (5) Croquants du Périgord, Georges Rocal, Éditions Pierre Fanlac, Périgueux, 1970.
  •  (6) Le soir au Cantou, recueil de poésie patoises du Docteur Boissel (1872-1939).

Crédit Photos : License CC0 Public Domain.


LA NOIX DU PÉRIGORD

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