En 1947, Marcel Denys reprend le fonds de bourrellerie de Monsieur Filet, à Lalinde. Il s’installe alors rue Pierre Lafon, puis par la suite rue Gabriel Péri, pour enfin faire construire sa maison de famille avenue Paul Langevin. C’est au rez-de-chaussée de ce domicile qu’il choisit d’aménager son atelier.
Dans cette France d’après-guerre, encore très rurale, la bourrellerie reste essentielle aux agriculteurs. En effet, il faut équiper les bœufs tirant charrues, charrettes et autres attelages en tous genres. Il faut créer et réparer les jougs, sangles et guides ainsi que les colliers des chevaux, selles cavalières, brides, licols et harnais. Marcel Denys détenait tous les secrets de ces savoir-faire. Ses clients, notamment le maréchal ferrant, Monsieur Meyzaute, ou bien Monsieur Archer, en connaissaient la valeur.
Qui ne se souvient du « Quiqui » de Monsieur Archer (familièrement nommé le « Quiqui d’Archer ») ? Ce brave et vieux cheval rendait bien des services, et pas seulement à son maître ! Il tirait lentement et sans faillir le non moins vieux corbillard qui conduisait nos anciens à leur dernière demeure, là-bas, près de l’église Saint-Pierre, entre canal et Dordogne.
Qui n’a vu à l’époque Monsieur Denys clouer les liteaux de ses toiles de lieuses sur le trottoir, devant son atelier, voire même dans la rue Gabriel Péri ? Qui le pourrait aujourd’hui ?
Qui se souvient encore des cartables en cuir de nos écoliers ? Robustes, ils l’étaient, et devaient « durer » plusieurs années. Tous les ans les parents les lui confiaient afin de changer une poignée, recoudre une couture, consolider un rabat. Recousus, cirés, quasiment remis à neuf, ils retrouvaient une nouvelle jeunesse et repartaient pour une année de service. Mais quels services ? Certes se charger de livres et cahiers, mais aussi, tâche moins noble, servir de ballon de foot ou de force de frappe lors des bagarres d’après-classe, quand les gamins braillards s’échappaient de l’école en fin de journée.
Les années 60 arrivèrent et avec elles le déclin de l’agriculture traditionnelle, modifiant de fait l’outil agricole. Le « Quiqui d’Archer » prit sa retraite et le vieux corbillard posa ses brancards dans la remise des pompiers. Les tracteurs pétaradants couvrirent alors le chant des oiseaux dans les campagnes. Les énormes moissonneuses-lieuses-batteuses à moteur, quant à elles, coupaient, liaient, bottelaient blé et avoine. Ainsi disparurent les moissonneuses-lieuses et leur toile blanche devenue inutile. Finis également les attelages de bœufs et de chevaux pour les tracter.
La société « avançait » à grands pas… Les cartables désormais en plastique coloré, se substituèrent à ceux confectionnés en bon vieux cuir. Plus légers et moins solides, une seule année scolaire avait raison d’eux ! N’étant pas réparables, ils ne regagnaient plus chaque année le chemin de l’atelier de Monsieur Denys.
Alors que le monde évoluait à grande vitesse dans l’euphorie de l’après-guerre, Monsieur Denys restait le bourrelier aux savoir-faire intacts… Cependant, son activité s’était modifiée : il ne clouait plus les toiles de lieuse sur leur armature de bois ni ne réparait les colliers des chevaux, les licols et leurs brides. La tapisserie des fauteuils et canapés, les sommiers et matelas constituèrent l’essentiel de son travail. Désormais il créait, réparait et tapissait les fauteuils de style, les pullmans en cuir, les literies de ses clients de Lalinde, Couze, Le Buisson, Pezuls, et même parfois de Paris, attirant aussi les nouveaux propriétaires de châteaux environnants.
Un matin, Monsieur Denys ferma la porte de son atelier afin de prendre une retraite bien méritée. Après 57 années de labeur (il avait commencé à travailler à 13 ans, le certificat d’études en poche), le beau jeune homme de 1947, gagné par l’âge mais jamais courbé, se consacra à temps complet à son jardin, prenant soin de ses rosiers, fraisiers, asperges, fèves et « tarbais », tout en se reposant en famille. Il s’évadait parfois avec « Les Cars Boullet » pour de magnifiques voyages en Andalousie ou ailleurs.
Son atelier, son établi et ses outils sont restés en place. Personne n’a pris sa succession… Ce noble et vieux métier a disparu de Lalinde, comme de nombreux autres lieux.
Aujourd’hui, nos enfants connaissent-ils la signification de « bourrelier », « sellier », « tapissier » ? Il reste à la leur faire découvrir…
Mady Denys-Filippi, Photos Pierre Boitrel