De l’araire à la charrue

Bœufs aux labours — © Thierry Dupré

L’araire est un instrument aratoire muni d’un soc pointu qui fend la terre sans la retourner. Tracté par un animal, il scarifie la couche supérieure du sol et la rejette de part et d’autre de la raie. La charrue dite américaine se différencie de l’araire par un versoir qui retourne la terre sur un côté de l’axe d’action.

Bien que l’araire soit plus ancien que la charrue (il est employé en Mésopotamie depuis le IVe millénaire avant J.-C.), ces deux instruments aratoires ont coexisté à l’époque gallo-romaine, comme l’attestent des vestiges de charrues découverts en Belgique. En Périgord, l’araire est utilisé jusqu’en 1836, année de l’apparition de la charrue, dite américaine.

Monsieur Léchell, qui était l’un des principaux professeurs de la ferme-modèle de Salegourde(1), est aussi le premier à utiliser la charrue américaine. En usage aux États-Unis, cette charrue bénéficie de l’invention de l’américain Jefferson(2), premier chercheur à étudier théoriquement le versoir en forme paraboloïde hyperbolique, qui sera modifié plus tard en forme hélicoïdale.

L’argumentation détaillée de cette charrue par Monsieur Léchelle ne passe pas auprès de tous les laboureurs. D’abord, parce qu’elle change les habitudes de travail, ensuite et surtout à cause de son prix élevé. De ce fait, l’araire reste encore pour un temps le principal instrument de labour en Périgord. Fatiguant les hommes et les animaux, il exige de la part du bouvier une force de pression permanente et ne trace qu’un sillon peu profond en effleurant la terre plus qu’il ne la retourne.

Monsieur Léchelle énumère tous les inconvénients de l’araire, avant d’argumenter en présentant les avantages de la charrue américaine qu’il décrit avec précision. La démonstration de cette nouvelle charrue d’importation est si convaincante que le général Bugeaud(3), gouverneur général de l’Algérie et l’un des plus grands propriétaires terriens du département de la Dordogne, en commande quinze pour les immenses domaines qu’il possède.

Le 16 décembre 1840, le préfet Auguste Romieu(4), fait une visite administrative à la ferme-modèle de Salegourde. Il constate les effets de la nouvelle charrue, plus maniable, moins fatigante, plus rapide, et surtout plus efficace. Avec un attelage de deux bœufs et dans des terrains difficiles, les sillons atteignent la profondeur de 32 centimètres, alors que les labours exécutés d’après les méthodes et les instruments anciens ne font pas plus de 8 à 10 centimètres de profondeur. Persuadé que cette charrue va donner un nouvel élan à l’agriculture, le Préfet estime qu’elle mérite d’être adoptée par tous les laboureurs. Mais faut-il encore les convaincre !

Avec l’utilisation de l’araire, les champs ne donnent qu’un rendement très faible, notamment dans les régions où les sous-sols sont durs et peu perméables. Ces terrains, dont la couche de terre végétale est peu épaisse, se transforment rapidement en bourbier à la moindre pluie et se dessèchent aux premières chaleurs. Ils ne conservent ni l’humidité ni la fraîcheur. Les plantes ne peuvent donc pas développer leurs racines en profondeur. D’autre part, en période de chaleur, le dessèchement des plantations ne donne qu’une récolte chétive. Il faut donc remédier à cet inconvénient millénaire, c’est-à-dire « faire le travail de la meilleure manière et dans le meilleur temps », comme le suggèrent ceux qui prônent l’utilisation des nouveaux outils de labour.

Le raisonnement des fabricants se base sur le fait qu’avec un labour profond, la terre n’est saturée d’eau qu’après plusieurs jours de pluie. Ils estiment que l’eau qui s’infiltre facilement donne de la fraîcheur à la couche supérieure du sol, et dès que la pluie cesse, la fraîcheur favorable à la décomposition de l’humus active la végétation. Les plantes y trouvent leur aise en jetant leurs racines au plus profond, d’où un degré de production supérieur. « Lorsqu’une plantation n’est plus croissante, donnez à la terre un bon labour. Le labour remet la terre en action et fournira à la végétation la nourriture qu’il lui faut », conseille alors un agronome.

En 1840, le rendement est déjà un souci majeur. Les spécialistes de l’agronomie estiment que le revenu territorial serait, sinon doublé, du moins augmenté avec des outils perfectionnés. Mais les conseilleurs n’étant pas les payeurs, et malgré les nombreux avantages qu’apporte la charrue américaine à l’agriculture périgourdine, l’outil reste trop onéreux pour le laboureur disposant d’un simple lopin de terre.

Monsieur Léchelle, conscient des soucis financiers de certains laboureurs, a l’habilité de fabriquer une nouvelle charrue. Elle a presque la forme de l’araire périgourdin, ne coûte pas plus cher, et en outre, possède tous les avantages des charrues plus modernes dont son concepteur s’est inspiré. Fabriquée en Périgord, on lui donne le nom de Charrue-Léchelle. Elle est présentée à la ferme de Salegourde, en 1841, domaine qui s’étend sur 500 hectares et qui a la particularité de recouvrir toutes les natures de terrain. Le matériel agricole peut donc être testé dans toutes les configurations.

La démonstration de la charrue de Monsieur Léchelle sur un champ en jachère est convaincante. Elle tranche la terre verticalement et horizontalement, la retourne sur place au lieu de la déchirer, la refoule en avant, mais ne la traîne pas comme le fait l’araire. Elle ouvre une raie de 33 centimètres de profondeur sur une largeur de 34 à 35 centimètres. La bande est régulière, et aucune partie du sous-sol n’échappe à l’action du soc.

Séduit par cette démonstration, un chroniqueur des Annales agricoles et littéraires de la Dordogne fait l’éloge de la Charrue-Léchelle : « Cette charrue, aussi propre aux défoncements des prés et des friches qu’à la parfaite préparation des terres arables ordinaires, offre la plus grande économie de main-d’œuvre et d’attelage, ainsi que de prix d’achat et devient, avec le temps, par sa solidité et sa durée, moins chère que l’araire du pays ».

Mais il reste toujours des réticents qui estiment que l’araire et la charrue remplissent des fonctions différentes. Pour eux, l’araire garde son utilité dans les sols nus, faiblement herbeux. Quelques agriculteurs continuent à utiliser l’araire, jusqu’à ce qu’ils constatent que leurs voisins obtiennent un meilleur rendement à l’hectare. Un rapport financier en augmentation, un gain de temps et une fatigue moindre, ne tardent pas à convaincre les plus réticents.

Le XIXe siècle est le siècle de la modernisation de l’agriculture. Mathieu de Dombasle(5) (ancêtre de l’actrice Arielle Dombasle), agronome et fabricant de matériel aratoire, invente une nouvelle charrue à versoir. Elle a un succès phénoménal.

Puis apparaît la charrue belge de Brabant(6), employée pour le labour à plat, qui est constituée de deux corps symétriques placés l’un au-dessus de l’autre et solidaires de l’age (le timon de la charrue, appelé aussi haie, flèche ou perche, selon les régions), lequel est muni d’un avant-train à deux roues. Le progrès ne s’arrête plus. En 1873, les terres labourées représentent 547 117 hectares de la surface du département qui compte 922 800 hectares.

Des sociétés se spécialisent dans la fabrique de matériel agricole. Les fabricants français Fondeur, Pissonnier, Bajac, Amiot, et les sociétés américaines Oliver, Impéria, Syracuse, accentuent leurs efforts sur le matériel agricole. Les nouveautés sont présentées dans les nombreux comices agricoles qui fleurissent en France. Créés par le général Bugeaud à l’échelon national, la Dordogne n’est pas en reste. Pour l’année 1840, pas moins de 28 comices voient le jour : Beaumont, Belvès, Bergerac, Brantôme Cadouin, Champagnac, Excideuil, Hautefort, Issigeac, Jumilhac-le-Grand, La Force, Lalinde, Lanouaille, Mareuil, Monpazier, Montagrier, Montignac, Ribérac, Saint-Astier, Saint-Alvère, Saint-Cyprien, Saint-Pardoux-la-Rivière, Saint-Pierre-de-Chignac, Savignac-les Eglises, Sigoulès, Thiviers, Vélines. Non seulement on y expose le nouveau matériel, mais on y organise aussi des concours de labour.

Le 6 octobre 1840, vingt laboureurs participent à celui de Beaumont-du-Périgord. Tous les comices ont leurs concours primés. La grande aventure de l’agriculture française est en marche.

En 1909, l’ardennais Henry Bauchet(7) met au point le premier tracteur à roues. En 1914, il réalise le premier tracteur français à chenilles. Freinée au cours de la Première Guerre mondiale qui voit un nombre incalculable de paysans mourir, l’agriculture repart de plus belle à partir de 1918, notamment avec l’arrivée des tracteurs dans les grands domaines. La réquisition des animaux de traits, lors de cette guerre aussi meurtrière pour les hommes que pour les animaux, sonne le glas des attelages d’antan. L’abandon des chevaux et des bœufs s’amplifie encore après la Deuxième Guerre mondiale. Mais ce n’est qu’à partir des années soixante que le tracteur remplace définitivement les animaux de traits.

De nos jours, l’exploitation agricole a fortement régressé. En Dordogne, de 514 117 hectares de surface agricole cultivée en 1873, elle n’est plus que de 369 000 hectares en 1988, et de 309 700 hectares au dernier recensement agricole de 2010. La Dordogne ne représente donc que 15 % du potentiel agricole aquitain. Elle se situe au 31e rang des départements agricoles (Agreste Aquitaine n° 2, septembre 2011).

Il suffit de regarder dans les cours de fermes les outils qui rouillent en attendant des jours meilleurs pour se rendre compte que l’aire de l’agriculture, si prometteuse au XIXe siècle, est peut-être révolue. Même si, ici ou là, de jeunes agriculteurs essaient de reprendre avec courage des zones à cultiver.

Christian Bourrier
Photos : Thierry Dupré – Moulin d’en Blanc, 31450 Varennes – thierry-dupre@live.fr – 06.13.23.08.63


Araire versus charrue

L’araire est un outil utilisé par les paysans dès la plus haute Antiquité pour préparer le sol aux semis. Elle comporte un soc en bois ou en fer qui trace le sillon dans lequel on enfouira les graines, un «âge» qui raccorde l’outil aux bêtes de trait et un mancheron (ou deux) pour que le paysan guide l’outil de l’arrière. Vers 3000 av. J.-C., les agriculteurs de la Mésopotamie ajoutent à l’araire un semoir, avec un réservoir-distributeur en roseau, pour ne plus avoir à semer à la volée.

La charrue, apparue plus tardivement, se diffuse autour de la Méditerranée et surtout dans la plaine du nord de l’Europe, où elle permet la mise en culture des sols lourds et argileux. C’est un outil plus complexe que l’araire, avec, non seulement un soc en fer, un âge et des mancherons, mais aussi un coutre en pointe qui perce la trace du sillon à l’avant. La charrue est aussi le plus souvent montée sur roues. Mais sa principale différence d’avec l’araire est le soc dissymétrique et le versoir qui permettent de retourner la terre sur le côté pour mieux l’aérer et enfouir les mauvaises herbes.

Le dictionnaire de l’Histoire, Herodote.net : araire, charrue.


Notes :

  • (1) http://moulin-saltgourde.fr/historique_moulin.
  • (2) Le président Thomas Jefferson, l’un des plus grands planteurs de Virginie, considérait l’agriculture comme « une science de premier ordre », et il l’a étudiée avec beaucoup de zèle et d’engagement. Jefferson a introduit de nombreuses plantes aux États-Unis et il a fréquemment échangé des conseils agricoles et des semences avec des correspondants partageant les mêmes idées. Les machines agricoles étaient particulièrement intéressantes pour l’innovateur Jefferson, en particulier le développement d’une charrue qui creuserait plus profondément que les deux à trois pouces atteints par une charrue en bois standard. Jefferson avait besoin d’une charrue et d’une méthode de culture qui aideraient à prévenir l’érosion du sol qui sévissait dans les fermes piémontaises de Virginie. À cette fin, lui et son gendre, Thomas Mann Randolph (1768-1828), qui ont géré une grande partie des terres de Jefferson, ont travaillé ensemble pour développer des charrues en fer et en planches à moules spécialement conçues pour le labour à flanc de colline, en ce sens qu’elles ont tourné le sillon vers le côté descente. Les charrues de Jefferson étaient souvent basées sur des formules mathématiques, ce qui a facilité leur duplication et leur amélioration. — https://fr.mahnazmezon.com/articles/humanities/thomas-jeffersons-life-as-an-inventor.html
  •  (3) Thomas Robert Bugeaud, marquis de La Piconnerie, duc d’Isly, est un militaire français, maréchal de France, né à Limoges le 15 octobre 1784, et mort à Paris le 10 juin 1849. Gouverneur général d’Algérie, il joua un rôle décisif dans la colonisation de celle-ci. Il a été maire et député d’Excideuil en Dordogne. — Consultez la page Wikipedia consacré à Thomas Robert Bugeaud.
  •  (4) Consultez la page Wikipedia consacré à Auguste Romieu.
  •  (5) Consultez la page Wikipedia consacré à Mathieu de Dombasle.
  •  (6) Charrue Brabant – D’amélioration en amélioration, et toujours pour faciliter le labour à plat, on allait arriver à la charrue Brabant double. L’instrument est composé de deux corps de charrue superposés que le cultivateur, à l’aide d’une poignée, fait pivoter de 180° ou de 90° (cas du brabant dit 1/4 de tour) autour de l’axe quand il arrive à l’extrémité des raies. On se retrouve donc avec deux coutres, deux socs, deux versoirs et deux rasettes. L’avant-train automatique avec régulateur entraîne la suppression des mancherons, réduits le plus souvent à de simples poignées. — https://fr.wikipedia.org/wiki/Charrue.
  •  (7)
    Consultez la page Wikipedia consacré à Henry Bauchet.

Crédit Photos :

  • Thierry Dupré – Moulin d’en Blanc, 31450 Varennes – thierry-dupre@live.fr – 06.13.23.08.63
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