Eugène Le Roy, un écrivain engagé

Eugène Le Roy est un écrivain résolument engagé. Sa vie est émaillée de nombreux avatars auxquels ses opinions radicales ne sont pas totalement étrangères : en effet, il est républicain, anticlérical, anti-conformiste, libre-penseur et franc-maçon. Parmi ses œuvres, tout le monde connaît au moins Jacquou le Croquant, célèbre roman à l’étonnante longévité éditoriale, à partir duquel Stellio Lorenzi a réalisé une remarquable série télévisée en 1969.
Gabriel Victor Eugène Le Roy est né le 29 novembre 1836, à sept heures du matin, à l’ombre du château de Hautefort. Son père, Pierre Jean Sulpice Leroy, d’origine bretonne, et sa mère, Modeste Louise Desbois, nantaise de naissance, sont gens de maison, selon l’expression de l’époque. Domestiques, ils le sont au service du baron Ange Hyacinthe Maxence de Damas de Cormaillon (17851862), époux de Charlotte de Hautefort qui lui amène en dot son splendide et imposant château, bâti sur l’emplacement d’une ancienne forteresse ayant appartenu au troubadour Bertrand de Born. Cette famille fait partie de la haute noblesse française. Le baron a été ministre de Louis XVIII, de Charles X et, un temps, le précepteur du comte de Chambord que les légitimistes voulurent faire monter sur le trône en 1873. Ses parents étant respectivement valet de chambre d’un grand seigneur et femme de chambre de la châtelaine, ils devaient être disponibles à toute heure, contrairement à de simples domestiques. De ce fait, le jeune Eugène fut placé en nourrice chez Charlotte et Grégoire Charriéras, des fermiers résidant à la Grange-Neuve, à proximité du bourg de Hautefort. Il fut élevé comme un petit paysan avec les quatre enfants de la famille Charriéras. Cette enfance rurale l’a profondément marquée. Mais, le drame de la séparation le marque encore plus ; il en éprouve d’ailleurs un ressentiment tenace, au point de refuser d’assister aux obsèques de sa mère. Ce sentiment d’abandon sera très présent dans son œuvre. Il permet également de comprendre pourquoi il n’a pu entamer sa carrière de romancier qu’après la mort de ses parents. De 1841 à 1847, Eugène est scolarisé à l’école du village, celle des frères de Hautefort. C’est une chance pour le garçon, car, à cette époque, la majorité des enfants sont analphabètes. En 1847, après une scolarité sans histoire à l’école du village, il est envoyé au collège des Frères de la Doctrine chrétienne, situé place de la Clautre, à Périgueux. Encouragés par le curé de Hautefort, ses parents le destinent au séminaire, la prêtrise étant considérée comme une position enviable. Ses études secondaires seront payées par le baron de Damas qui l’encourage également dans cette voie. (1)
Né à Hautefort, à l’ombre du château, il resta toute sa vie obsédé par l’image du manoir féodal écrasant le village et voulut être le romancier de la révolte des Humbles contre les Superbes. — Périgord, Jean Secret, 1955.

Eugène Le Roy, républicain radical

L’avènement de la République, en 1848, font naître chez Eugène Le Roy des sentiments républicains auxquels il devait rester fidèle tout au long de sa vie. Ces sentiments participent sans doute de l’enthousiasme que l’avènement de la République soulève dans une grande partie de la population, sentiments qu’il décrira plus tard dans son premier roman, Le Moulin du Frau : « Un monsieur… vint sur la porte et lut une dépêche. Peu l’entendaient, mais tous comprirent. Un grandissime et long cri de : vive la République! monta de cette foule immense, se prolongeant, se répétant et finissant par un roulement de milliers de voix, pour reprendre un instant après. Les chapeaux, les casquettes, les bonnets, volaient en l’air ; tout le monde se complimentait, se serrait la main, s’embrassait… ». Le récit se poursuit ainsi : « Et ce n’était pas un parti, une classe, une catégorie de citoyens qui se réjouissait ainsi ; c’était tous, légitimistes, républicains, libéraux, prêtres, riches, pauvres, tous acclamaient la République… ». En août 1851, il quitte l’école où il a pourtant obtenu quelques prix d’excellence, tournant ainsi le dos au Séminaire… et à la prêtrise. Il passera trois années à Paris commis épicier. Il évolue dans des milieux d’artisans socialistes, d’après ce que laissent transparaître ses romans, comme le Moulin du Frau. La réalité est peut-être plus nuancée. En tout cas, le jeune homme paraît dépité lorsqu’il assiste à l’avènement du Second Empire. À l’âge de dix-sept ans, le 3 juillet 1854, il s’engage dans le 4o régiment des Chasseurs à cheval d’Afrique et participe aux campagnes militaires visant à conquérir l’Algérie, de mai 1855 à mai 1859. En 1856, il gagne les galons de brigadier. De mai à août 1859, il participe à une campagne en Italie durant laquelle il est dégradé pour indiscipline. Il donne alors sa démission, après cinq années passées dans l’armée. Rendu à la vie civile, le 24 février 1860, il passe aussitôt le concours d’accès à l’administration des contributions indirectes. Il est reçu en juillet 1860, alors âgé de vingt-quatre ans. Il obtient un poste d’aide-percepteur aux bureaux de la Trésorerie générale de Périgueux. Il est ensuite nommé percepteur à Tocane-Saint-Apre, puis à Domme, à Jumilhac-le-Grand, à Montignac et Hautefort où il termina sa carrière, le 29 novembre 1901. Entre temps, il est muté temporairement en dehors du département, à Berre (Bouche-du-Rhône), à Bessègues (Gard) et à Bordeaux (Gironde). Il exercera le métier de percepteur pendant plus de trente ans, principalement en Dordogne. Ces pérégrinations aux quatre coins du département lui permettent de vivre au contact de la population, et de prendre ainsi conscience de ses conditions de vie, de ses problèmes, mais aussi de ses mœurs, coutumes et superstitions. Il découvre également les particularités de chaque secteur géographique. Aux alentours de 1863, sa vie a été perturbée par une déception sentimentale. S’étant épris d’une jeune fille de la haute société, il est amené, pour la rencontrer, à fréquenter le salon de ses parents. C’est là qu’il aurait tenu des propos jugés révolutionnaires qui lui valurent une disgrâce humiliante, source d’amertume, d’un fort ressentiment contre ceux qui l’avait rejeté. Cet épisode douloureux l’a conforté dans ses convictions politiques – et ses sentiments républicains.

Eugène Le Roy, anti-cléricale et franc-maçon

En 1870, le Second Empire a chuté, et Eugène Le Roy interrompt sa carrière administrative. À l’appel de Gambetta, il s’engage comme volontaire et rejoint les francs-tireurs de la Dordogne avec lesquels il participe à des combats désespérés contre la Prusse. Il revient, ulcéré par l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine. En mars 1871, il redevient percepteur après la défaite française et sa démobilisation. Jadis destiné à la prêtrise, il est devenu définitivement républicain, libre-penseur et anticlérical. Il refuse le surnaturel et s’en moque, trait caractéristique d’un libre-penseur qui entend libérer l’homme de ses préjugés ancestraux. Le pays se divise alors entre républicains et réactionnaires. Ces derniers, sous l’influence du duc de Broglie, prônent la restauration de « l’ordre moral », en favorisant l’influence de l’Église catholique sur la société civile, dans le but de rétablir sa cohésion. De leurs côtés, les Républicains considèrent alors que l’influence de l’Église catholique est inconciliable avec les progrès de l’humanité et l’avènement d’une véritable démocratie. Ils estiment donc que son influence sur la société doit être très limitée et, en tout cas, qu’elle ne doit pas s’exercer sur le pouvoir politique. C’est le début d’un long combat pour la laïcité de l’État. Ce contexte suscite une forte poussée d’anticléricalisme, et même d’anticatholicisme. Les Loges maçonniques recrutent dans la petite et moyenne bourgeoisie et commencent à réclamer la liberté de pensée. Les jeunes républicains, surtout radicaux ou radicalisants, médecins, avocats, professeurs, pharmaciens, fonctionnaires entrent massivement au Grand Orient de France, seul lieu de relative liberté où l’on peut parler de politique et de religion sans grand risque. Les jeunes cadres de la nouvelle République, marqués par le positivisme, veulent réformer la Maçonnerie pour en faire un outil au service du progrès de l’humanité. Ils réclament la liberté politique et religieuse pour tous, conformément aux principes de 89. Mais le Grand Orient est encore majoritairement déiste. En 1877, Eugène Le Roy sollicite son admission chez les francs-maçons. Toutefois, il n’est pas prêt à rejoindre la franc-maçonnerie du Grand Orient de France qui traverse une crise grave. Sans doute, cette institution ne lui convient-elle pas, ni politiquement, car elle est sous tutelle impériale, ni philosophiquement, car elle ouvre ses travaux sous les auspices du Grand Architecte de l’Univers et ses membres sont tenus de croire en Dieu et en l’immortalité de l’âme. Il se décide donc à rejoindre la franc-maçonnerie positiviste. Il dépose une demande d’admission à la loge maçonnique de Périgueux « Les Amis Persévérants et l’Étoile de Vesone Réunis ». Ses prises de positions politiques lui valent, dès 1876, de figurer sur la liste rouge des fonctionnaires républicains de la Dordogne. En juin 1877, sur les conseils du duc de Broglie, Mac-Mahon dissout la Chambre et organise de nouvelles élections. Pour avoir quelques chances de l’emporter face à la montée des Rouges, le Parti de l’Ordre révoque ou déplace plusieurs milliers de fonctionnaires républicains, dont soixante-dix-sept préfets, destitue trois mille maires et adjoints, dissout six cent treize conseils municipaux, fait fermer des débits de boissons, des cercles, poursuit les journalistes hostiles au gouvernement, ferme un nombre important de Loges maçonniques. C’est dans ce contexte qu’Eugène Le Roy est révoqué, le 4 octobre 1877, par son ministre Eugène Caillaux, ministre des Finances, dans le gouvernement de Broglie constitué le 17 mai 1877 (gouvernement Mac-Mahon). Le 27 décembre 1877, le ministre de l’Intérieur, le périgordin Oscar Bardy de Fourtou, fait fermer la Loge de Périgueux. Dans la Loge des Amis Persévérants, on se moque ouvertement de la religion, on ne jure plus sur les évangiles et on initie même les athées. Ces prises de position ont provoqué la rupture entre le Chapitre et la Loge. Suite à ces blocages politiques, Eugène Le Roy ne sera initié qu’en 1878. Il accède au grade de Compagnon le 28 octobre 1878, et au grade de Maître en 1888, à Bordeaux, à la Loge française d’Aquitaine. De 1879 à 1885, il publie une série d’articles aux titres ronflants dans plusieurs journaux, dont le Le Réveil de la Dordogne, journal républicain d’obédience maçonnique : Les Pèlerins modernes, La bourse ou la vie éternelle, La fin d’un miracle, Les bergers galeux, Les Papes-rois, Un Drôle de saint, Commentaires d’un mécréant, Défense du mariage civil, La conspiration royaliste…. L’examen de ces articles nous apprend que l’anticléricalisme d’Eugène Le Roy, loin d’être simplement viscéral, est nourri par l’actualité et les positions républicaines relayées par les Loges. Ses prises de position anticléricales, culminent en octobre 1880 avec son engagement à L’Union Démocratique de Propagande Anticléricale qui regroupe de nombreux francs-maçons à la charnière de l’opportunisme et du radicalisme, qui gravitent autour de Gambetta. Victor Hugo, qui n’est pas franc-maçon et Louis Blanc qui l’est, sont les deux présidents d’honneur de cette association. Garibaldi en fait partie. En mai 1881, Victor Schœlcher, également membre, préside le congrès anticlérical qui s’ouvre au siège du Grand Orient de France. Il y constate le recul des croyances et affirme qu’il faut enrayer le cléricalisme pour que triomphent les « doctrines de la libre-pensée fondées sur la raison et la science ». C’est aussi le combat de Le Roy qui préconise l’instruction gratuite et laïque et qui combattra toute sa vie contre les tentatives « d’émasculation de la conscience par les prêtres ». (2)

Eugène Le Roy, non-conformiste

En 1871, alors qu’il habitait à Jumilhac-Le-Grand, sa nouvelle résidence administrative, il noue une liaison avec Marie Peyronnet, une jeune et modeste employée des Postes. Cette liaison restera discrète en raison de leur commune qualité de fonctionnaire qui imposait, alors, un certain conformisme social… Le 14 juin 1877, il décide de l’épouser civilement. Ce mariage provoque un scandale, bien que célébré fort tardivement, à 21 heures, par l’adjoint du Maire. Il faut dire qu’à cette époque, le mariage civil soulève l’indignation des milieux catholiques ; il équivaut à un acte anticlérical, voire même politique. Le scandale est d’autant plus grand que depuis 1874, le couple a un fils non baptisé, Hubert Yvon Laurent, alors âgé de trois ans. Deux autres enfants naîtront par la suite : Pierre Théophile Robert, en 1879, et Victor Hélie Richard, en 1881. Aucun ne sera baptisé.
Eugène Le Roy expose sa vision du mariage, par le truchement du docteur Charbonnière, dans son roman L’Ennemi de la mort : « Les lois conjugales attachent les époux plutôt qu’elles ne les unissent… L’union libre de l’homme et de la femme, sans contrat, sans acte civil, sans sacrement, en dehors de toute question d’argent, d’intérêts mondains, de convenances sociales, c’est peut-être là, dans une humanité meilleure, le mariage de l’avenir. » Quant à sa compagne, Sylvia, elle déclare : « Ce qui me rend fière, c’est que tu m’as aimée librement sans maire ni curé, par ton seul vouloir, et que moi, je t’ai aimé, non point par intérêt, mais pour toi-même, et davantage dans le malheur que dans le bonheur. »
Ce « désordre » dans sa vie privée – sur lequel les supérieurs hiérarchiques estiment avoir un droit de regard – est officiellement à l’origine de sa révocation (évoquée précédemment), le 4 octobre 1877. En fait, il est sanctionné tout à la fois pour son non-conformisme, mais aussi et surtout en raison de son engagement aux côtés des républicains. Tout cela n’est guère surprenant puisque Le Roy s’affiche ouvertement comme libre-penseur et républicain radical, un « démoc-soc » de 48, ardent partisan de Gambetta. Sa ligne est alors celle de Gambetta : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! », et son idéal est proudhonien : « une collectivité de petits propriétaires et d’ouvriers, individuellement libre et socialement unis par une réciprocité de services, échangeant leurs produits selon la justice, c’est-à-dire au juste prix, travaillant tous et retirant tous le produit exact de leur travail… ». Il est réincorporé dans l’administration le 28 août 1878, après avoir plaidé sa cause auprès du nouveau ministre des Finances, le centriste de gauche Léon Say. Le Roy se consacre alors à l’écriture. Son anti-conformisme se manifeste également à la fin de sa vie, lorsque ses amis songent à lui faire obtenir la Légion d’honneur. Le 24 décembre 1904, il adresse une lettre au sénateur Alcide Dusolier, dont voici un extrait :
« Si vous voulez m’étrenner d’un ruban rouge, grand merci. Je suis touché de l’intention, mais mes principes restent invariables : je suis un vieux solitaire d’abord, un vieux républicain ensuite. Pas de décoration, tel est mon vœu formel. Mais ceux qui ne partagent pas mes idées ont très légitimement, selon moi, le droit d’en accepter, et je suis loin de les critiquer à cet égard… » (5)

Eugène Le Roy, chantre du roman rustique

L’œuvre d’Eugène Le Roy est celle d’un chroniqueur attentif de la vie quotidienne des gens ordinaires du Périgord, sa patrie dont il est un admirateur inconditionnel, comme en témoignent ses Carnets de Notes en Périgord (Éditions du Périgord Noir). Tout au long de sa vie, il observera avec minutie le monde qu’il dépeindra avec tant de précisions, tant de réalisme. D’ailleurs, si l’on devait rattacher son œuvre à un courant littéraire, ce serait précisément celui du réalisme. En effet, son œuvre décrit les us et coutumes du vieux Périgord : ses rites, ses fêtes, ses foires, ses veillées, son organisation familiale… En s’adressant au peuple, il lui raconte son histoire. Il décrit également le particularisme de la société périgourdine au XIXe siècle, une société conservatrice, figée, restée en retrait de l’évolution générale de la société française, composée en majorité de ruraux pauvres, pour la plupart métayers, fermiers ou journaliers, généralement illettrés et ne parlant ni ne comprenant le français, vivant dans le respect servile des nobles et des prêtres. Paradoxalement, il exprime également son inquiétude face à la disparition du monde rural et des modes de vie traditionnels. Mais Eugène Le Roy n’est pas un simple chroniqueur de village, comme il se définissait lui-même, c’est avant tout un écrivain courageux qui n’hésite pas à mettre sa carrière en jeu pour ses opinions politiques et sa liberté de pensée, des convictions radicales, fortes, sincères. Son œuvre est celle d’un libre-penseur, d’un républicain radical, d’un précurseur de la séparation des Églises et de l’État, qui est le reflet des « […] luttes idéologiques qui divisent le pays et déterminent les clivages sociologiques et politiques de la France sous une forme récurrente maintenue à travers tout le XXe siècle » comme l’écrit Paul Vernois dans ses commentaires de Jacquou le Croquant(3) C’est donc un écrivain résolument engagé, comme en témoigne sa vie littéraire :
  • De septembre 1879 à juin 1880, Eugène Le Roy participe à plusieurs journaux locaux, dont Le Réveil de la Dordogne. Ces articles, signés par des pseudonymes explicites, reflètent bien la pensée de la franc-maçonnerie radicale du moment.
  • Le Moulin du Frau, sa première œuvre romanesque, qu’il a commencé à écrire à Bordeaux en 1880. Il est alors âgé de 50 ans. Paru en feuilleton dans l’Avenir de la Dordogne du 2 avril au 21 août 1891, cette œuvre est éditée deux ans plus tard, à compte d’auteur, à Bergerac. Une version expurgée de beaucoup de « périgordinismes » fut publiée chez Fasquelle, à Paris, en 1905. Cet œuvre est une véritable leçon de radicalisme appliquée à l’usage des campagnes, un pamphlet contre la petite bourgeoisie et le clergé bonapartistes, une protestation indignée contre l’injustice sociale et l’oppression politique. C’est également une vibrante apologie de la civilisation rustique et des mœurs patriarcales. (4)
  • Jacquou le Croquant. Il paraît en feuilleton dans la Revue de Paris du 15 mars au 15 mai 1899 puis chez Calmann-Lévy en 1900. L’histoire de ce petit paysan de la Forêt Barade n’est pas une simple œuvre de fiction : au travers du combat que Jacquou mène pour venger son père mort aux galères par la faute du comte de Nansac, c’est la République, étouffée par quinze années de Restauration (1815–1830), qui est vengée. Jacquou compte bien chasser les royalistes qui ont voulu effacer l’épisode révolutionnaire et restaurer l’Ancien Régime et ses privilèges. (2) Ganderax, le directeur de la Revue de Paris, présente le roman à l’Académie française, mais il n’est pas couronné. Eugène Le Roy avait pressenti que « […]  ce rustre de Jacquou avec ses révoltes et ses colères n’avait pas de chance d’être accueilli au bout du pont des Arts ». Dès sa parution, ce roman connut pourtant quelques succès, mais c’est bien des années plus tard, que ce roman rencontrera un plus large public grâce à plusieurs adaptations audiovisuelles, dont celle de Stellio Lorenzi, en 1969. « Jacquou deviendra le symbole de la lutte contre les injustices. » (F. Lacoste). (4)
  • La Damnation de Saint-Guynefort. Composé en 1901, ce pamphlet voltairien ne sera édité qu’en 1937 chez Sedrowski. Cette nouvelle est une amusante satire anticléricale qui pose le problème du trop fameux suaire de Cadouin. (4)
  • En 1891, l’écrivain s’attelle à la rédaction d’un imposant travail intitulé Études critiques sur le christianisme. Ce manuscrit, de 1086 pages, sera achevé en 1901. Déposé aux Archives Départementales de la Dordogne sous la cote J2222, ce texte est publié par les Éditions de La Lauze, à Périgueux, en 2007. Le ton est résolument anticlérical, comme en témoigne l’une de ses conclusions : « Ainsi, on le voit, l’Évangile n’a pas inventé une morale particulière ; il n’y a pas la morale de Jésus, celle de Cicéron, celle de Confucius, etc., il y a une morale universelle, qui ne fait acception ni des temps, ni des lieux, ni des personnes, qui plane sereine et immuable sur les sectateurs de Jéhovah, de Jupiter, de Bouddha et du Christ. C’est à cette morale impersonnelle, produit spontané de la conscience humaine, morale formulée de temps immémorial par une foule d’hommes de bien, que l’Évangile a emprunté ses plus beaux préceptes… ». Il cherche à montrer que la collusion entre les pouvoirs temporel et spirituel est néfaste à une nation. Quoi que l’on puisse penser de ses thèses, il faut saluer la qualité du travail accompli par Eugène Le Roy, qui a effectué des recherches documentées sur l’histoire de la chrétienté : cela va du Dictionnaire philosophique de Voltaire aux Annales de l’Empire, de Diderot à Rousseau, de Leroux à Tocqueville… Comme le reste de son œuvre, cet ouvrage témoigne du profond dégoût d’Eugène Le Roy pour les injustices et les intolérances religieuses.
  • Nicette et Milou. Paru du 15 mars au 24 mai 1901 dans la Revue de Paris puis chez Calmann-Lévy en 1901.
  • L’Année rustique en Périgord. Articles parus du 21 novembre 1903 au 7 juin 1904 dans Le petit centre de Limoges, puis publié à Bergerac en 1906.
  • Les Gens d’Auberoque. Paru dans la Revue de Paris du 1er mai au 1er juillet 1906, puis chez Calmann-Lévy en 1906. Le Roy raconte l’histoire d’une bourgeoisie provinciale affairiste sous le Second Empire et la République, dans. Cet histoire se situe dans la bourgeoisie provinciale et affairiste sous le Second Empire et la Troisième République, « roman de mœurs qui nous intéresse surtout par la peinture féroce de la bourgeoisie et sa dénonciation de la médiocrité provinciale. » (F. Lacoste). (4)
  • Mademoiselle de la Ralphie. Paru en feuilleton dans La petite République du 25 février au 26 avril 1906, puis chez F. Rieder en 1921. Ce œuvre raconte la déchéance d’une fille issue de la noblesse qui, pendant la Monarchie de Juillet, est dévorée par la passion.
  • Au Pays des pierres (1906), Fasquelle.
  • Le Parpaillot, un roman qui paraîtra sous le titre L’Ennemi de la mort, tout d’abord dans la Revue des deux Mondes à partir du 15 juillet 1912, puis chez Calmann-Lévy en 1912, soit six années après sa mort. C’est l’histoire du docteur Charbonnière, un descendant de huguenots, qui veut lutter contre le paludisme et l’ignorance qui sévissent dans la Double, une région marécageuse, insalubre et arriérée. Mal lui en prend : sa vie n’est qu’une succession de terribles épreuves et il meurt dans une affreuse solitude. Il a écrit ce roman réaliste, naturaliste, d’un anticléricalisme appuyé, après la mort de son fils, étudiant en médecine à Bordeaux. (4)
En 1902, Eugène Le Roy prend sa retraite et se retire à Montignac-sur-Vézère. En 1904, il refuse la Légion d’honneur qui lui est proposée. Il décède, à Montignac, le 4 mai 1907. Il est inhumé civilement, un drapeau tricolore recouvrant son cercueil. Il n’aura cessé d’écrire jusqu’à sa mort. Ses romans, souvent noirs, dénoncent toujours et encore l’injustice, les préjugés de caste, l’intolérance religieuse, la superstition, les jésuites, les exploiteurs du peuple, nobles et bourgeois qui ont renié la Révolution dont ils avaient pourtant été les instigateurs. La devise de la République y revient sans cesse, c’est aussi celle des Francs-Maçons : Liberté, Égalité, Fraternité. (1)

Conclusion

On a qualifié Eugène Le Roy de « romancier rustique », de « romancier périgordin », d’inventeur du « roman rustique ». Mais on l’a surtout étiqueté d’écrivain « régionaliste », qualification réductrice s’il en est. Dans son Histoire de la littérature française, René Lalou écrivait, en 1928, que Le Roy méritait mieux qu’une simple mention. Mais pourquoi n’a-t-il pas eu une place aussi importante dans l’histoire de la littérature française que d’autres auteurs régionalistes, comme Frédéric Mistral, Alphonse Daudet, René Bazin, Erkmann-Chatrian ? Pourtant, grâce à Alcide Dusolier (1836-1918), sénateur et critique littéraire au Figaro, il fut apprécié par les milieux littéraires de la capitale. Et les éloges furent nombreux. Elles sont venues d’Alphonse Daudet pour qui Le Moulin du Frau était « un livre de raison incomparable, comme chaque province devait en avoir un », mais aussi d’Émile Faguet, qui qualifiait l’auteur de « Balzac périgourdin », et même de Frédéric Mistral qui salua la publication de Jacquou le Croquant. Si cet enthousiasme n’a pas persisté cela vient donc, non pas d’un manque de talent, mais plutôt du caractère d’Eugène Le Roy qui dédaignait la célébrité et les distinctions au point de refuser, comme on l’a vu, la croix de la Légion d’honneur. Il avoue détester « le convenu, la cérémonie, les devoirs mondains ». Il se décrit comme un solitaire : « Une visite pour moi est un supplice. Mes goûts sont simples, rustiques même. Mon rêve serait de vivre en pleine campagne dans les bois et de m’appartenir à moi-seul quelques années avant de mourir… ». Ce besoin de solitude, ce refus des mondanités, l’ont sans aucun doute desservi. De plus, ses œuvres dépeignent une réalité faite de tristesse et de malheur, de désespérance et de résignation, d’impuissance à conjurer le sort contraire, à vaincre la souffrance, une réalité qui ne laisse aucune place au rêve et au merveilleux, au bonheur ou au plaisir, qui rendent plus attrayante une œuvre littéraire. (2)
Le Roy a laissé à ses enfants un testament philosophique poignant, rempli de ces principes que l’on dit aujourd’hui surannés, mais qui mériteraient pourtant une rapide réhabilitation : « Il faut marcher dans la vie, droit devant soi, comme une épée. Que l’honnêteté et la probité la plus scrupuleuse président à tous vos actes. Ne passez pas légèrement sur un préjudice causé à autrui quelque mince qu’il soit, mais réparez-le. La chose est elle-même peut-être de peu d’importance, mais ce qui est grave, c’est de se familiariser avec l’injustice. Ne vous laissez jamais aller à l’envie ou à la convoitise : ce qui n’est pas à nous doit être comme s’il n’existait pas. ». (2)
Depuis la biographie de l’universitaire américaine Pauline Newman, publiée en 1957, Eugène Le Roy a été étudié par de nombreux historiens, dont Joëlle Chevé (2000), ou bien encore Richard Bordes et Claude Lacombe (2010). Difficile de faire le tour de ce personnage complexe et sensible. Pas étonnant donc qu’il suscite encore aujourd’hui bien des interrogations, et parfois même des polémiques. Jean-François Tronel
Notes :
  •  (1) Eugène Le Roy Républicain, franc-maçon, anticlérical sous la IIIe République, Richard Bordes.
  •  (2) Communication de Serge Salon, président de l’Institut de préparation à l’administration générale de Paris, et Jean-Charles Savignac, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris, publiée dans le no 131 du Journal du Périgord.
  •  (3) Paul Vernois, commentaires de Jacquou le Croquant, Éditions Poche, 1985.
  •  (4) Dordogne Périgord, Jean Roux et Bernard Lesfargues, Éditions Bonneton, Paris, 2004.
  •  (5) La cuisine rustique au temps de Jacquou le Croquant, Guy Penaud et José Corréa, Éditions La Lauze, 2004.

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