Louis Delluc, enfant de Cadouin éveilleur du cinéma français et homme de lettres

Photo de tournage du film L’inondation, 1923, coll. La Cinémathèque française.

Le nom de Louis Delluc est connu de tous. Au même titre que celui de Nobel ou de Cognacq, à cause d’un prix décerné chaque année : le prix du meilleur film français. Mais sa courte vie est ignorée, ses films oubliés et son œuvre littéraire quasi inconnue. Son neveu raconte…

La biographie trépidante de Louis Delluc (1890-1924) est ramassée en quelques années. Elle est marquée, du début à la fin, par la maladie et, in fine, par un drame conjugal qui va en hâter l’issue. Une aventure haletante et tragique. Comme un film…

Un jeune homme de lettres plein d’avenir

Ce jeune provincial de Cadouin en Périgord est frappé, dès l’adolescence, d’une tuberculose dont il ne se débarrassera jamais complètement. Avec ses parents, il monte à Paris en 1903. Entre ses deux bachots, il présente une première attaque de tuberculose pulmonaire : sa mère éprouve « de terribles fatigues contractées à [le] soigner », écrit-il à son oncle à Cadouin.

Tout jeune, il écrit déjà beaucoup, des poèmes, des pièces, des textes aux phrases incisives, des critiques de spectacles : « À Paris, cela est commode, le travail s’allie heureusement à toutes les distractions ».

En 1903, Louis entre en quatrième au lycée Charlemagne. Il rencontre Léon Moussinac, le futur critique de films et écrivain du PCF. Ils deviennent de grands amis et « le nombre de pièces en cinq actes et en vers, que nous écrivîmes en ce temps, est impossible à dire », rappellera ce dernier en 1946 dans L’Âge ingrat du cinéma (Les éditeurs français réunis, Paris, 1967). Avec sa mère et Léon, il multiplie les sorties au théâtre : l’Odéon, le Français, le théâtre Sarah-Bernard… Au « poulailler » bien sûr. Il reçoit des prix pour ses pièces de théâtre et ses poèmes – dont un sonnet en alexandrins mirlitonesques dédié à Cyrano de Bergerac, en août 1905 : « Je suis fils de Gascogne, et ce m’est un honneur / Je suis un pauvre gueux, vivant sans sou ni maille… ». Comme Rostand, il oublie que Bergerac est située en Guyenne et non en Gascogne et ignore que le vrai fief de Cyrano est en vallée de Chevreuse.

Affiche du film Fièvre de Louis Delluc, 1921

Notre futur journaliste touche ses premières piges pour ses comptes-rendus de spectacles donnés au Petit Poète de Nice (1907-1908), puis au Courrier de Paris-Province (1908-1909). Son compatriote, l’académicien Jules Claretie, administrateur général de la Maison de Molière, le félicite pour ses « Profils de théâtre » parus dans ce dernier journal.

De sa belle écriture, il écrit Hippolyte, d’après Euripide, tragédie en trois actes, demeurée à l’état de manuscrit. En alexandrins, comme Racine… : le mythe de Phèdre amoureuse d’Hippolyte. Il fait imprimer dès 1908 ses Chansons du jeune temps : une quarantaine de poèmes, dédiés à l’amour, à la nature, au soir et à la nuit. Son premier livre…

La rentrée de 1908 le voit à Henri IV, le grand lycée parisien, où il rencontre Marcel Jouhandeau, jeune écrivain lui aussi. Sans doute pour des raisons de santé, il renonce à préparer l’École normale supérieure et entre vraiment en journalisme. Dès 1909, il part à Orange faire un reportage pour la toute jeune Nouvelle Revue française.

À 20 ans, il débute à Comœdia illustré, célèbre revue artistique bimensuelle. Jusqu’à la guerre, il y est critique de spectacles. Il devient l’ami d’hommes de théâtre : Mounet-Sully et Paul Mounet, ses illustres compatriotes bergeracois, et le tragédien lyrique Édouard de Max (1869-1924), monstre sacré d’origine roumaine aux tenues excentriques. Dans la veine d’Edmond Rostand, il écrit et fait éditer Francesca par Bernard Grasset. Deux ans après son entrée à Comœdia illustré, il en devient le secrétaire de rédaction.

1. Louis Delluc enfant à Cadouin. –2. Un beau portrait de Louis Delluc par Paul Nadar vers 1920. Louis Delluc est un très élégant dandy. 3. Ève Francis, muse de Paul Claudel et épouse de Louis Delluc, New York Star, 03/04/1909.

Louis Delluc s’éveille au cinéma

À l’époque, Delluc déteste le cinématographe. Pour lui, c’est du théâtre filmé, des actualités bidonnées, des gaudrioles indignes et des séries discutables comme Fantômas… Une femme étrange va changer tout cela. Juste avant la guerre, lors d’une lecture de poèmes à l’Odéon, Louis Delluc rencontre la tragédienne Ève Francis (1). Ève est une très belle femme de 4 ans son aînée. À Bruxelles, elle fut l’élève des Dames de Marie. Au théâtre de l’Œuvre, en juin 1914, elle joue le rôle de la malheureuse Sygne de Coûfontaine dans L’Otage de Paul Claudel et devient la muse et l’interprète préférée de ce dramaturge. Louis et Ève sont des personnages « très parisiens » dans le Paris de l’avant-guerre.

Dès la mobilisation, cocardier, il veut s’engager, mais il est réformé. Un soir de 1916, Ève lui fait découvrir Forfaiture de Cecil B. de Mille. Il est conquis par le cinéma américain. Louis Delluc va devenir – tout simplement – le personnage clef du cinéma français. Il fonde la critique cinématographique, écrit d’innombrables articles, donne son avis avec lucidité et indépendance. Il invente le mot « cinéaste », avant de le devenir lui-même.

Il se marie avec Ève et est mobilisé seulement en 1918. La Victoire venue, il ne lui reste que cinq ans pour éveiller le cinéma français, pour créer les ciné-clubs, éditer Le Journal du Ciné-club et Cinéa. Cinq ans surtout pour mettre la main à la pâte et, sans grands moyens, écrire – avec la caméra – des films qui parle le langage des images. Bref, tourner sept films, dont deux comptent parmi les immortels chefs-d’œuvre du cinéma français : Fièvre et La Femme de nulle part.

Pendant le tournage de L’Inondation, Louis Delluc peu avant sa mort.

« L’image doit être autre chose que de l’imagerie », dit-il. Les sentiments intimes sont rendus de façon impressionniste, imbriquant présent et passé, rêve et réalité, avec gros-plans, flash-backs, fondus à l’iris… Le décor naturel n’est plus une toile de fond, mais un adjuvant de l’intrigue, réaliste et symbolique. Chacun de ces films déclenche, a-t-on dit, des batailles d’Hernani.

Le cinéaste Delluc œuvre aussi pour l’écran comme critique de films, comme fondateur-directeur de deux revues et auteur de cinq ouvrages sur le cinéma. Sans compter les scenarii de films – des phrases précises et belles –, dont certains sont peut-être ses plus beaux poèmes. Dans le même temps il continue à écrire des romans, avec un style qui évoque ce qui sera celui de Céline. Certains, comme L’Homme des bars, sont encore aujourd’hui réédités.

Delluc est le chef de file de l’avant-garde qui va marquer le cinéma des années 1920, jusqu’au parlant (Abel Gance, Germaine Dulac, Marcel L’Herbier, Jean Epstein, René Clair). « Sans lui nous ne saurions pas aimer le cinéma » : il est difficile de laisser un souvenir plus vif et une œuvre aussi féconde au terme d’une vie aussi brève.

Durant l’été 1922, il vit un drame intime. Le couple n’a pas eu d’enfants. Ève, la femme de sa vie, se sépare brusquement de lui. Ce drame conjugal, brochant sur d’incessantes difficultés financières, lui sera fatal.

Louis Delluc meurt, en 1924, d’une reviviscence de sa tuberculose, après le tournage de son film L’Inondation. De sa plus belle plume, Abel Gance écrit en 1930 dans ses Carnets d’un cinéaste : « Ce grand triste aux yeux de gazelle touchée par le plomb tenait dans son regard les plus pâles orchidées du monde, mais combien peu y savaient lire… ».

Louis Delluc à Lausanne, © photo O. Cornaz.

Delluc n’avait que 33 ans. Cela vous donne un coup de vieux que de mourir si jeune. On le croit relégué aux tout débuts du cinématographe des frères Lumière, en oubliant qu’il était le contemporain de Charles de Gaulle et d’Eisenhower, d’Agatha Christie, de Groucho Marx et de Stan Laurel. Aujourd’hui, les quatre films conservés de Louis Delluc sont enfin restaurés et présentés dans un coffret de DVD, avec un accompagnement musical et un copieux bonus documentaire (Les Documents cinématographiques, 2016)(2).

Gilles Delluc


Notes :

  • (1) Ève Francis, de son vrai nom Èva Louise François, née à Saint-Josse-ten-Noode (Bruxelles, Belgique) le 24 août 1886 et morte à Neuilly-sur-Seine (France) le 6 décembre 1980, est une actrice, assistante de metteur en scène et critique de cinéma française. Au théâtre, elle est une des grandes interprètes de Paul Claudel et, au cinéma joue dans des films plutôt avant-gardistes de Louis Delluc, Marcel L’Herbier ou Germaine Dulac.
  • (1) Après une courte tentative par M. Tariol (Louis Delluc, Seghers, 1965), la biographie de Louis Delluc a été reconstituée et présentée par son neveu, l’auteur du présent article, sous le titre de Louis Delluc, l’éveilleur du cinéma français au temps des années folles (Pilote 24, Périgueux, et Les Indépendants du premier siècle, Paris, 2002). P. Lherminier a commenté ses Écrits cinématographiques reproduits en 4 volumes (Cinémathèque, 1985, 1986 et 1990) et dans Louis Delluc et le cinéma français (Ramsay Poche, 2008).

Crédit Photos :

  • 01 – Photo de tournage du film L’inondation, 1923, coll. La Cinémathèque française.
  • 02 – Affiche du film Fièvre, 1921
  • 03 – a. Louis Delluc enfant à Cadouin. – b. Un beau portrait de Louis Delluc par Paul Nadar vers 1920. Louis Delluc est un très élégant dandy. c. Ève Francis, muse de Paul Claudel et épouse de Louis Delluc, New York Star, 03/04/1909.
  • 04 – Pendant le tournage de L’Inondation, Louis Delluc peu avant sa mort.
  • 05 – Louis Delluc à Lausanne, © photo O. Cornaz.

Cet article a été publié dans le numéro 15 du magazine « Secrets de Pays ».

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