L’auteur de Jacquou le Croquant a d’abord fait paraître le récit de son « Carnet de notes d’une excursion de quinze jours en Périgord » dans L’Avenir illustré, supplément hebdomadaire de L’Avenir de la Dordogne. Il a été publié en cinq épisodes, du 12 avril au 10 mai 1900. L’année suivante, Eugène Le Roy le faisait imprimer chez Joucla, à Périgueux. (1)
« Il y a de cela six ou sept mois, nous étions quelques-uns à deviser des vacances et chacun faisait ses projets. L’un voulait aller à Royan, l’autre à Arcachon, le troisième à Biarritz…
– Et vous ? me dit-on.
– Moi ! Je veux aller dans un pays inconnu de ses propres habitants… Je veux aller en Périgord.
Là-dessus tous s’esclaffèrent en se gaussant de moi : aller en Périgord ! Mais vous y êtes ! Quelle plaisanterie ! Vous voulez rire !
Hé bien ce voyage à travers le Périgord, je l’ai fait, et voici mon carnet de notes. »
Parti le 8 octobre 1899 de Hautefort avec son fils Robert, cette excursion les a conduits vers le sud de la Dordogne. Intéressons-nous à la partie du voyage allant de Bergerac à Monpazier. Eugène Le Roy est alors accompagné par Yvon, son fils aîné. L’orthographe du texte d’origine a été scrupuleusement respectée…
« Le soir, nous revenons à Bergerac prendre le train pour Lalinde, où nous arrivons à nuit close. Très bien dîné à l’Hôtel des Voyageurs et avec un aimable convive : soupe maigre aux légumes, lamproie en matelotte, entrecôte aux échalottes, oronges sur le gril, perdreau rôti.
Le matin, nous parcourons la petite ville qui est agréablement située entre la rivière et le canal. Du pont sur la Dordogne, on a une jolie vue en aval et en amont. À mi-coteau, sur la rive gauche, la chapelle de Saint-Front-de-Colubri est bâtie sur un rocher sous lequel se trouvent deux grottes, jadis habitées par le dragon que l’apôtre du Périgord fit mourir, selon la légende.
Lalinde est la première bastille construite par les Anglais en Périgord ; elle date de 1267. On trouve peu de restes des fortifications devant lesquelles le duc de Berry planta son camp en 1370 : une vieille porte en pierre et briques, c’est tout ce que nous avons vu. Yvon braque son appareil sur cette porte qui est peut-être celle que Thonet de Badefol ouvrait pour introduire les Français dans la ville, lorsqu’il fut tué par les gens du Captal de Buch accourus de Bergerac.
De Lalinde, nous descendons à Couse [sic] en suivant le chemin de halage sur la rive droite de la Dordogne. Le temps est beau, l’air frais, un clair soleil chasse les brumes matinales ; c’est un plaisir délicieux que de marcher ainsi doucement, libre de soucis présents, en devisant de choses et autres. À un kilomètre en aval de Lalinde, se trouve le fameux Saut de la Gratusse, jadis si redouté des bateliers. Comme beaucoup peuvent se faire, comme je le faisais moi-même, une fausse idée de cet obstacle, je dirai que ce saut n’en est pas un. Pendant deux ou trois cent mètres, la rivière écume et bouillonne sur des rochers à fleur d’eau, qui laissent à quelques endroits d’étroits et dangereux chenaux où se brisaient fréquemment les gabares ; voilà l’écueil que l’imagination gasconne des riverains a baptisé du nom de Saut de la Gratusse.
Nous passons sous la papeterie de Rottersac et, toujours suivant le cours de l’eau, nous arrivons à Couse, petite commune industrielle, où se trouvent des papeteries et une usine à plâtre. En attendant le courrier, nous cassons une croûte arrosée de vin blanc. Le courrier passe et nous partons pour Beaumont en remontant la vallée de la Couse, jolie petite rivière aux eaux pures, qui descend en flânant, des combes entre Bouillac et Fongalop, sans se douter que là-bas, au bourg qui a pris son nom, on l’attend pour la faire travailler. Des rochers avec des grottes, des abris naturels, des carrières taillées régulièrement et des maisons enfoncées dans les cavités, ou collées à la muraille comme des nids d’hirondelles, donnent à cette petite vallée un aspect pittoresque qui, dans de moindres proportions, rappelle les Eyzies.
La route passe en vue du château de Bannes, très joliment planté à la cîme d’une colline escarpée et boisée qui s’élève au milieu de la vallée et domine la Couse. Nous admirons de loin ce beau spécimen de l’architecture féodale du XVe siècle.
Forte montée pour arriver à Beaumont. C’est une jolie petite ville, aux rues régulières, à place centrale aux arcades ogivales. Toutes ces bastilles [sic] du Périgord se ressemblent. Celle-ci fut fondée après Lalinde, par Edouard Ier, roi d’Angleterre. La vieille église fortifiée, flanquée de ses quatre tours carrées dont une à peu près intacte, est curieuse à voir. Après déjeuner, nous allons au village du Blanc, distant de quatre kilomètres, visiter un dolmen. Il y en a même deux : l’un appelé Peyro-Bruno, se trouve à droite de la route, après avoir passé le village ; il était renversé et était, d’ailleurs, de petite dimension. L’autre, Peyro-Levado, situé à gauche de la même route, presque en face du village, sur le bord du chemin, est plus intéressant. Il est en forme d’allée couverte et semble avoir été fermé au fond ; mais les pierres ont été brisées et abattues. Il reste debout, de chaque côté, trois grandes pierres posées sur champ et formant muraille ; mais une seule table est posée sur les deux supports du fond ; le reste est découvert.
Après avoir photographié le monument nous repartons pour Beaumont. Il fait une chaleur du Diable ; je retire mon veston pour cheminer plus à l’aise et je fais tourner ma canne d’un air dégagé, pour me persuader à moi-même que cela n’est rien. Malheureusement, il y a une terrible grimpette pour arriver et, au lieu de faire des moulinets avec ma canne, je m’en aide pour monter lentement en tirant un peu la langue.
Illustrations © José Correa
Auteur de Découvrir le Périgord sur les traces d’Eugène Le Roy, Éditions Cairn, 2018
Consultez l’article « Eugène Le Roy, un écrivain engagé » sur le site www.espritdepays.com
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- Illustrations © José Correa. N.B. : ces illustrations ne peuvent être utilisées sans autorisation.