Joséphine Baker, J’ai deux amours, Les Milandes et Paris

04 – Les années « conte de fée » © National Archives USA NY Times Paris

Le nom de Joséphine Baker est à tout jamais lié à celui du Château des Milandes. Elle y a créé un « Village du Monde, Capitale de la Fraternité universelle » et fondé avec douze enfants de nationalités et de religions différentes la « Tribu Arc-en-Ciel »… Dans un récit à la première personne du singulier, la romancière Virginie Jouany nous brosse le portrait de cette femme d’exception.

Moi, Joséphine Baker, je suis née dans la haine. Je voyais le film de ma vie en noir et blanc. Aux États-Unis, à Saint-Louis, Missouri, les Blancs pourchassaient les Noirs comme des animaux. Ils voulaient leur peau, allez comprendre. Ils les égorgeaient. Notre sang coulait sur les trottoirs. Du sang rouge, identique à tous les hommes. Du sang humain, bon sang.

Je suis fille de père inconnu, probablement métis espagnol, et de Carrie Mac Donald, Noire américaine. [1] Pour ma mère, j’étais trop claire. Pour les Blancs, j’étais trop noire. Mon corps bouillonnait de colère. Mon cœur en éruption projetait une nuée ardente qui dévalait la pente de mes jambes. Je dansais parmi les étoiles, les yeux brillants d’espoir vers le ciel.

À dix ans, je faisais le ménage chez des Blancs racistes. La vie ne pouvait être réduite à ça. Élargir mon horizon devint mon objectif. Je voulais conquérir le monde, montrer à tous qui j’étais. À force de voir la haine partout, j’ai trouvé ma dynamique dans l’amour. Je me suis mariée une première fois à treize ans. Un brave gars. Cheminot. Direction Broadway où je fus engagée. L’appel de la danse, vous comprenez. Loin des bidonvilles de Saint-Louis, la comédie musicale « Shuffle Along » m’a fait connaître. J’ai tout fait pour me faire remarquer, le clown, je trébuchais, j’écarquillais les yeux comme des billes et je les faisais rouler. Rire pour oublier. Aux États-Unis, je ne pouvais toujours pas prendre un verre ni dîner avec les Blancs. Je n’avais pas le droit d’essayer des chapeaux dans les grands magasins. Privilège réservé aux Blancs. Et je devais emprunter l’entrée de service pour entrer dans un hôtel.

En 1925, j’ai traversé l’Atlantique en paquebot vers la France. J’ai deux amours, mon pays et Paris. Le vertige de la musique s’est emparé de moi. Je leur ai fait découvrir le Charleston. Pour amuser la galerie, j’ai fait tournoyer mes yeux et le public, plié en deux, m’a fait un triomphe. Allez comprendre. J’étais un divertissement pour les Blancs. À quatre pattes, j’ai griffé pour devenir la tête d’affiche : la sauvageonne au corps d’ébène. Dans la « Folie du jour », revue des « Folies Bergère », débordante d’émotions, je voyais mon nom en lettres lumineuses sur la façade du théâtre. Une star noire au pays de Molière.

À minuit, le Tout-Paris envahissait ma loge, bousculant le service d’ordre. Jean Cocteau, Picabia, Desnos, Cendrars étaient là. J’étais simplement vêtue… d’une ceinture de bananes. [2] Seize au total. Les fruits, autour de mes reins, pointaient leur croissant vers le ciel. J’ondulais le bassin d’avant en arrière dans un déhanchement qui deviendrait légendaire. J’allais le confronter, l’homme blanc, à ses obsessions, ses peurs et ses dérives. Exercer sur lui mon empire, en faire un homme asservi. Il y en a toujours un qui veut dominer l’autre, n’est-ce pas ? Les rapports de force minent le monde. Qui assujettira l’autre ? Je devenais la perle noire. [3] La Vénus noire comme écrivait Baudelaire. On ne parlait plus que de moi, captivant mon public, majestueuse reine de Paris, descendant les Champs-Élysées avec mon léopard en laisse. Un véritable conte de fée. [4]

Et puis la guerre a éclaté. En 1939, le capitaine Abtey(1), chef du contre-espionnage militaire, est venu me solliciter. Je lui ai répondu : « C’est la France qui m’a fait ce que je suis, je lui garderai une reconnaissance éternelle. La France est douce, il fait bon y vivre pour nous autres gens de couleur, parce qu’il n’existe pas de préjugés racistes. Ne suis-je pas devenue l’enfant chérie des Parisiens ? Ils m’ont tout donné, en particulier leur cœur. Je leur ai donné le mien. Je suis prête, capitaine, à leur donner aujourd’hui ma vie. Vous pouvez disposer de moi comme vous l’entendez. » Cet engagement a changé ma vie. La guerre m’a projetée dans un nouveau rôle, au service de la France dont je me sentais redevable. Non plus sous les feux des projecteurs, mais dans l’ombre des coulisses d’une aventure humaine sans précédent.

Au château des Milandes, j’ai hébergé des juifs, caché des armes et du matériel radio. Je transmettais des messages secrets écrits à l’encre sympathique sur mes partitions musicales. Dans les cocktails des ambassades où j’étais invitée, une coupe à la main, nonchalamment, j’en profitais pour glaner des renseignements sur l’emplacement des troupes allemandes. Aux frontières, les douaniers n’osaient pas fouiller au corps la vedette qu’ils admiraient. À mes frais, j’envoyais des colis et des lettres à mes quatre mille filleuls de guerre. Pour remonter le moral des soldats, je partais dans les déserts me produire sur une scène de fortune et chanter pour eux l’espoir qu’ils n’avaient plus. « Elle a la tripe française » disaient de moi les bidasses. Détentrice de mon brevet de pilote, j’ai rejoint les Infirmières Pilotes Secouristes de l’Air. Pour alimenter les ressources des Forces françaises libres, j’ai vendu aux enchères la croix de Lorraine en or que m’avait remise lui-même le général de Gaulle. [5]

En 1947, j’ai acquis les Milandes que je louais depuis dix ans. Dans la chapelle, parmi une assemblée de Périgourdins, j’ai épousé Jo Bouillon(2), un merveilleux chef d’orchestre. [6-7] Nous partagions le même idéal. Après la noce, nous avons dépensé sans compter notre énergie à transformer le site délabré des Milandes. On a amené le chauffage central, le téléphone, l’électricité et l’eau dans tout le village, fournissant même les éviers à ceux qui n’avaient pas les moyens. On a fait goudronner les routes, repeuplé d’animaux la ferme, créé cent cinquante emplois, installé soixante familles qui allaient révolutionner ce quartier du Périgord Noir, pour réaliser le premier complexe touristique de la région. « Le village du monde, capitale de la fraternité » comprenait un hôtel de luxe, un restaurant gastronomique, un parc de loisirs avec guinguette et deux théâtres, un mini-golf, de multiples aires de jeux, une piscine hollywoodienne en forme de J, un musée de cire, des terrains de volley et de basket, des courts de tennis, des écuries, une fabrique de foie gras, une boulangerie, une station essence, un bureau de poste et un héliport pour conduire les touristes dans ce coin reculé. Trois cent mille visiteurs par an !

À partir de 1953, lors de mes tournées à travers le monde, j’ai recueilli douze orphelins de nationalités différentes. Ma tribu Arc-en-Ciel. Je voulais démontrer mon théorème de l’amour. Prouver qu’il n’y avait qu’une seule race : la race humaine. [8] J’ai donné une première conférence contre le racisme le 13 janvier 1957. La salle était comble. Jo, chargé de la gestion de ce fabuleux complexe touristique, s’attachait à freiner mes dépenses fastueuses. C’était l’œuvre de ma vie et j’ai continué à engager des travaux. [9] Jo est parti, me laissant écrasée par les dettes. On m’a dit que certains artisans se vantaient de me faire payer plusieurs fois les mêmes factures. J’avais foi en l’humanité, et les chiffres, ce n’était vraiment pas mon truc. Si la vie est une succession de sommets à gravir, derrière la crête il y a la pente. Je l’ai descendue, avec courage et dignité.

Comme j’ai secouru mes frères Blancs pendant la guerre, j’ai soutenu mes frères Noirs. Le 28 août 1963, j’étais à Washington aux côtés de Martin Luther King(3) quand il a déclamé son célèbre discours « I have a dream(4) ». [10]

Mon rêve a épuisé toutes mes forces vives et mes ressources financières. Mon château, ma maison, a été vendu aux enchères le dixième de sa valeur. Je me suis battue bec et ongles jusqu’à la fin. Quand le nouveau propriétaire, un marchand de biens qui me voulait du mal, a voulu m’éliminer, je me suis barricadée dans la cuisine. Face à la gigantesque fresque en mosaïque illustrée, je revoyais mes enfants qui apprenaient sur le mur le nom des animaux, des fruits et des légumes. Des gros biceps sont venus m’expulser.

À 63 ans, avec l’aide de la princesse Grace de Monaco, symbole d’une autre Amérique, la blanche sans préjugés, j’ai pu installer ma famille à Roquebrune, sur la Côte d’Azur. Dans le show-business, personne ne misait plus sur moi. Elle est « finie », disait-on. Ruinée, je ne les intéressais plus. Jean-Claude Brialy n’a pas cessé de croire en moi. Il m’a remis le pied sur scène.

J’étais malade du cœur. Les médecins avaient beau me prescrire du repos, une artiste n’abandonne jamais la scène. À Bobino, je célébrais mes cinquante ans de carrière. Dans la salle se trouvaient Sophia Loren, Mick Jagger, Mireille Darc, Alain Delon, Jeanne Moreau, Tino Rossi et la princesse Grace de Monaco, invitée d’honneur. Le lendemain, pendant ma sieste habituelle, j’ai fermé les yeux et ne me suis plus jamais réveillée, laissant derrière moi la flamme de ma mémoire à raviver de temps en temps.

Virginie Jouany

Petit cœur d’opium

Synopsis : Tout commence en 1923, dans le petit village de Thonac implanté dans le triangle d’or du Périgord noir, à cinq kilomètres des grottes de Lascaux. Un curieux personnage vient bouleverser le quotidien paisible de ses habitants : l’empereur d’Annam, venu du Vietnam, s’est installé dans le château de Losse et il est devenu artiste. Au cours de cette nouvelle vie, il rencontrera une autre châtelaine du Périgord : Joséphine Baker, agent de charme pour la France libre et reine du music-hall. Deux incroyables destins faits d’histoires secrètes, de combats pour la liberté mais aussi de descentes aux enfers.
Virginie Jouany, Petit cœur d’opium, Cairn éditions, 2018.


Remerciements : Nous devons l’iconographie à Angélique de Labarre de Saint-Exupéry, propriétaire du Château des Milandes. Nous l’en remercions. – Plus d’infos : www.milandes.com/josephine-baker/


Notes :

  • (1) Consultez la page consacrée à Jacques Abtey, sur le site Wikipedia. Officier du service de renseignement et du contre-espionnage français.
  • (2) Consultez la page consacrée à Jo Bouillon, sur le site Wikipedia. Compositeur, chef d’orchestre et violoniste français, uatrième mari de Joséphine Baker, il jouit d’une grande notoriété dans les années 1950.
  • (3) Consultez la page consacrée à Martin Luther King, sur le site Wikipedia. Pasteur, baptiste et militant non-violent afro-américain pour le mouvement américain des droits civiques, fervent militant pour la paix et contre la pauvreté, il organise et dirige des actions telles que le boycott des bus de Montgomery pour défendre le droit de vote, la déségrégation et l’emploi des minorités ethniques.
  • (4) Martin Luther King prononce un discours célèbre le 28 août 1963 devant le Lincoln Memorial à Washington, D.C. durant la marche pour l’emploi et la liberté : il s’intitule « I have a dream». Ce discours est soutenu par John Fitzgerald Kennedy dans la lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis ; le président Lyndon B. Johnson par une plaidoirie infatigable auprès des membres du Congrès arrivera à faire voter différentes lois fédérales comme le Civil Rights Act de 1964, le Voting Rights Act de 1965 et le Civil Rights Act de 1968 mettant juridiquement fin à toutes les formes de ségrégation raciale sur l’ensemble des États-Unis.

Crédit Photos :

  • 01 – Joséphine dite « Tumpie » a 18 mois sur cette photographie © Photo DR.
  • 02 – Joséphine et sa fameuse ceinture de bananes aux Folies Bergère, 1926 © Photo Lucien Waléry.
  • 03 – Joséphine « habillée » par Georges Barbier pour « Un vent de folie » aux Folies Bergère, 1927 © Photo Lucien Waléry.
  • 04 – Les années « conte de fée » © National Archives USA NY Times Paris.
  • 05 – Remise de la Croix de la Légion d’Honneur par Le général Vallin dans le parc du château des Milandes, le 19 août 1961 © Photos Archives Sud Ouest.
  • 06 – Jo Bouillon et Josephine Baker © National Archives USA NY Times Paris.
  • 07 – Mariage de Josephine Baker et Jo Bouillon dans la chapelle du Château des Milandes © Photo AFP.
  • 08 – Joséphine, Jo et leurs enfants © Château des Milandes, collection particulière.
  • 09 – Joséphine Baker au Château des Milandes, 26 juin 1961 © Photo Jack de Nijs, Anefo.
  • 10 – Joséphine Baker sur le National Mall lors de la marche de Washington pour les droits civiques, le 28 août 1963. © Photo DR.
  • 11 – Le massif aux bégonias, Château des Milandes, côté Sud © Photo Jac Phot.
  • 12 – La salle à manger du Château des Milandes © Photo Jac Phot.
  • 13 – Château des Milandes, la salle des Robes © Photo Jean-Michel Le Saux.

REMARQUE : Si un extrait du présent article posait problème à son auteur, nous lui demandons de nous contacter et cet article sera modifé dans les plus brefs délais.

Cet article a été publié dans le numéro 13 du magazine « Secrets de Pays ».

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