Thomas Edward Lawrence est connu dans le monde entier pour ses exploits militaires durant la Première Guerre mondiale et par les écrits qu’il nous en a laissés. Ce que l’on connaît beaucoup moins c’est ce qu’il fit en France pendant l’été 1908. Michael Delahaye nous en fait le récit.
On a dit que « l’enfant est le père de l’homme »… S’il est vrai que l’orientation de notre vie d’adulte est déterminée par les expériences vécues dans notre jeunesse, la France peut s’enorgueillir d’avoir joué un rôle dans la construction de la personnalité du célèbre officier et écrivain britannique Thomas Edward Lawrence, mieux connu sous le nom de Lawrence d’Arabie.
En 1908, Lawrence est un jeune étudiant en archéologie de 19 ans à l’université d’Oxford. Il choisit comme sujet de thèse : « L’influence des croisades sur l’architecture militaire européenne ». En fait, il veut éclaircir un vieux débat sur les origines de l’architecture des châteaux forts : les européens s’étaient-ils inspirés de l’Orient ou les architectes arabes avaient-ils copié les européens ?
Les vacances d’été approchent et, le sujet de sa thèse en tête, Lawrence décide de traverser la Manche et de faire un voyage de reconnaissance des châteaux français en rapport avec son héros, Richard Cœur de Lion. Tout seul, à bicyclette.
Le résultat est un périple de deux mois à travers la France où il parcourt près de 4 000 km en se rendant d’un château à l’autre. La partie la plus intéressante du voyage est la traversée du Périgord, que nous connaissons grâce aux lettres qu’il écrit depuis Châlus et qu’il envoie à sa mère et à son copain d’université Cyril Beeson, à Oxford.
Les lettres nous renseignent sur les sujets d’intérêt universitaire du jeune Lawrence mais aussi sur sa grande résistance physique ; une qualité qui lui servira moins de dix ans plus tard, au Caire, quand en tant qu’officier britannique il jouera un rôle prépondérant en mobilisant les Arabes contre l’Empire Ottoman.
Lawrence connaît la France. Lorsqu’il a trois ans, ses parents l’amènent avec ses deux frères à Dinard, en Bretagne. Pendant ces deux ans et demi de séjour, Ned (c’est ainsi que la famille le surnomme) apprend le français à l’école locale. Il le parle presque couramment. Plus tard, il devient un fervent lecteur de la littérature française, et des éditeurs le payent pour ses travaux de traductions en anglais. En dépit de son aversion pour la politique française au Moyen-Orient, incontestablement, il aime la langue et la littérature françaises ce qui peut expliquer que la version française de son livre « Les sept piliers de la sagesse » eut un écho particulier chez nous.
Le périple de 1908 n’est pas le premier voyage à bicyclette de Lawrence en France, mais c’est le plus long et un moment crucial dans sa vie de jeune homme. Il le conduit d’abord vers l’est du pays jusqu’à Aigues-Mortes, sur la côte méditerranéenne.
Jean-François Gareyte, médiateur à l’agence culturelle du département Dordogne-Périgord, croit que c’est ici, en nageant sur la côte française en 1908, que Lawrence a le pressentiment de ce que sera son avenir : « Il dit à sa mère qu’il s’imagine déjà vers l’Orient… qu’il s’imagine déjà comme un chevalier, comme un croisé, comme un aventurier… C’est cette passion qui l’amène là-bas l’année suivante, en 1909… Il est déjà en Syrie, il est déjà au Liban…Il suit la trajectoire de Richard Cœur de Lion ».
En quittant Aigues-Mortes, Lawrence se dirige vers l’ouest à Narbonne, puis vers le nord, à Carcassonne, Toulouse, Albi, Cordes, Cahors… et l’Agenais.
À ce moment-là, son intérêt pour l’archéologie et l’architecture est en concurrence directe avec son goût pour les produits régionaux. Il raconte à sa mère qu’il a mangé en une seule journée 126 prunes vertes qui, à elles seules, lui ont donné assez d’énergie pour parcourir 145 kilomètres. Il continue à en manger le lendemain et il ajoute : « sans effets secondaires ».
En atteignant Fumel en Lot-et-Garonne, Lawrence se rend au château de Bonaguil. Il raconte à son ami Beeson qu’il est bien conservé, très pittoresque (recouvert de plantes et de fleurs) et magnifique d’un point de vue architectural.
Thomas Edward Lawrence traverse le Périgord
À partir de là, il entre dans le pays des Bastides. En franchissant la limite du département de la Dordogne le 12 août, il décide de passer la nuit à Monpazier (ou Montpazier comme il l’écrit) qu’il décrit comme la plus parfaite des Bastides, construite par les anglais vers 1270 (c’est en réalité en 1284… mais les dates et l’orthographe des noms propres ne sont pas le point fort de Lawrence).
Bien qu’il ne cite pas le nom de l’hôtel où il séjourne, au travers de ses descriptions on reconnaît l’Hôtel de France situé au centre du village, à l’intersection de la rue Saint-Jacques et de l’angle sud-ouest de la place des Cornières. Il raconte à sa mère qu’il a dormi dans une grande pièce au milieu d’ouvrages de Chateaubriand, Corneille, etc. Une magnifique fenêtre renaissance et un splendide parquet ciré, des meubles sculptés, des beaux tableaux, tout le confort pour seulement 1 franc 50. Il note aussi que la cage d’escalier est belle.
On peut toujours voir la cage d’escalier mais malheureusement pas la fenêtre renaissance. Il y avait en réalité deux fenêtres au premier et au deuxième étages (voir les photos illustrant cet article). Elles sont démontées et vendues à des Américains dans les années 1920 et on n’en entend plus parler. L’atmosphère « maison de campagne anglaise » de l’hôtel de France semble avoir séduit le jeune Lawrence. Il remarque que ce serait un bon endroit pour passer un mois.
Quant à Monpazier, son jugement est moins flatteur : « C’est un endroit qui va rapidement tomber en ruines ». Cette impression est évidemment renforcée par la conversation qu’il a avec un responsable local de l’enregistrement de la population qui lui dit que la ville comptait 4 000 personnes cinquante ans auparavant et qu’elle allait passer à 300 en moins de six ans. Pour information, la population actuelle est d’environ 530 habitants.
Ceci dit, Lawrence semble avoir passé du bon temps à Monpazier. Il est particulièrement impressionné par le chant des cigales. Il parle à sa mère d’une promenade nocturne sur « la terrasse qui fait le tour de Monpazier ». Nous pouvons en déduire qu’il s’agit du « chemin du tour de ville », la route qui borde les côtés ouest et sud de la Bastide. Les cigales sont apparemment en grande forme, comme la prose de Lawrence : « C’était merveilleux avec ces centaines de cigales dans les arbres qui chantaient en chœur avec les grenouilles des champs sous une pleine lune qui éclairait la campagne comme en plein jour à des kilomètres à la ronde, ce qui me permit d’apercevoir les lumières des fenêtres du château de Biron à 15 kilomètres de là. C’était le reflet de la lune car le château est inhabité. »
Malheureusement, le château n’est plus visible de la route, à cause des arbres qui ont poussé depuis. De nos jours il faut faire un kilomètre vers l’ouest pour l’apercevoir à l’horizon. La vue mérite bien cet effort.
Le matin suivant, Lawrence est à nouveau sur le départ, il doit se rendre à Châlus, beaucoup plus au nord, pour le 16 août, un signe du destin pour ce romantique. Pendant les trois jours suivants, il parcourt quelques 250 kilomètres passant par Castillon, la ville où se termine la guerre de Cent Ans par la victoire des français, le château et la tour-bibliothèque du philosophe Michel de Montaigne ; Périgueux et sa cathédrale aux coupoles de style byzantin et, déception au château de Hautefort, le château médiéval original a été complètement « modernisé » au dix-septième siècle. Finalement il pénètre en Haute-Vienne et arrive en temps voulu à Châlus, le 15 août.
La date et l’endroit coïncident. Le jour suivant : 16 août, jour anniversaire des 20 ans de Lawrence, il est bien là sous les remparts du château de Châlus-Chabrol, où 700 ans plus tôt son héros, Richard Cœur de Lion, est atteint par une flèche mortelle. Aujourd’hui, il y a une plaque sur la place de la Fontaine qui commémore le passage de Lawrence.
Bien sûr, il y a bien un autre lieu et une autre date de rencontre avec le destin : un petit port mais à l’importance stratégique sur la Mer Rouge, nommé Aqaba. C’est là qu’en juillet 1917, Lawrence et une bande de bédouins libèrent la forteresse ottomane des Turcs. Il n’a pas encore trente ans.
Il y avait là matière à légende, mais il fallut le coup de pouce du journaliste américain Lowell Thomas dans les années 1920, les talents cinématographiques et musicaux franco-anglais de David Lean et Maurice Jarre dans les années 1960, mais aussi son travail autobiographique : « les sept piliers de la sagesse », pour placer Thomas Edward Lawrence dans le panthéon des héros britanniques auprès de Nelson, Wellington et Churchill.
Texte en anglais, Michael Delahaye – Traduction Viviane Gibert
www.michaeldelahaye.com/monpazier
Crédit Photos :
- Photo de couverture : Lowell Thomas, With Lawrence in Arabia, 1919, via Wikimedia Commons.
- Autres photos : ©, Michael Delahaye – Traduction Viviane Gibert
Beau récit je m’abonne à votre Site