De Bergerac à Lalinde en bateau à vapeur

Le Journal de Bergerac du 11 mai 1869 relate l’étonnante croisière d’une troupe joyeuse d’amis qui, le dimanche 2 mai, fit le trajet aller-retour Bergerac-Lalinde, mi rivière mi canal, sur un steamer baptisé « La Ville de Libourne ». Cet événement méconnu et unique a tout d’un secret de pays.

En faisant le récit de cette croisière, le chroniqueur anonyme du Journal de Bergerac s’est parfois laissé emporter par un lyrisme au charme suranné, chargé de références mythologiques qui, aujourd’hui, prête à sourire.

Récit de cette aventure par « B… », chroniqueur bergeracois

« Chacun sait qu’un service de bateaux à vapeur va être organisé entre Bergerac et Libourne. Déjà un des bateaux destinés à faire ce trajet stationne dans notre port. Un autre doit arriver bientôt. En attendant, les amateurs se paient, avec celui que nous avons, le plaisir de quelques excursions dans notre rivière. Il y a quelques jours une troupe joyeuse conçut le projet de remonter jusqu’à Lalinde.
Ce qui fut conçu fut fait, et dimanche 2 mai, à sept heures quelques minutes du matin, nos voyageurs prenaient place dans le steamer. À sept heures et demie, La Ville de Libourne, c’est le nom du steamer, levait l’ancre, le sifflet de la machine jetait ses cris aigus, et l’on partait, le cap sur Migay. 

Les rives de la Dordogne sont vraiment belles, surtout vues le matin, alors que les feuilles ont encore la teinte vert tendre et la fraîcheur des premiers jours de mai. Si l’on disait toutes les impressions agréables qu’a procuré un si petit voyage, on n’y croirait pas. Un vieux marin qui a assisté à la prise d’Alger et parcouru les mers de la Chine, tenait la barre. Jason, c’est le nom que nous lui avions donné pour colorer notre excursion maritime d’une couleur mythologique, nous narrait les souvenirs de Pékin, lorsque nous aperçûmes les tours du Château de Piles. Après avoir jeté un regard sur le castel, nous admirions de loin la charmante villa qu’un négociant du pays a fait construire sur la rive opposée, lorsqu’un tableau digne du pinceau de Watteau vint nous arracher à notre admiration. Sous les ombrages que le Seigneur de Piles a fait planter, un groupe de jeunes filles couraient affolées, jambes nues et jupes retroussées. On aurait dit de jeunes nymphes que la curiosité chassait de leurs grottes et foulant les herbes humides de rosée. Vite nous cherchâmes un Télémaque. Vieillot nous en offrit l’image ; il en accepta le rôle avec une gracieuse complaisance. Le début était charmant, avouez-le.

Plus loin nous aperçûmes Creysse avec ses cheminées en forme de minaret et son clocher. Tout cela était enchâssé dans un cadre de verdure du plus séduisant effet. Creysse est certainement un fort joli petit bourg ; mais, comme l’imagination enjolive tout, j’en recommande la vue prise de la Dordogne, à la distance de quelques centaines de mètres.

Sur le pont de Mouleydier commencèrent les démonstrations enthousiastes. La population était là et nous salua de cris d’allégresse. À partir de ce moment, nous marchâmes d’ovation en ovation. À Tuilières tout était pavoisé. Les drapeaux, les oriflammes et les banderoles flottaient au gré des vents. Au moment où le steamer passait sous le viaduc des écluses, une couronne descendit sur la cabine de l’avant où elle fut reçue par le propriétaire de Papillon. (Papillon est un chien qui a été la cause de scènes émouvantes dans cette expédition mémorable. Je vous en parlerai tout à l’heure.)

Arrêtons-nous un moment aux écluses. Le passage en est long et difficile. Pendant qu’il s’effectuera, venez avec nous fouler les sauges et les renoncules des prés environnants. Le steamer se vide, les jeunes filles abondent, et l’ermite de Saint-Nexant qui nous a suivis, se sentant pris d’une subite inspiration, compose quelques couplets sous les acacias. À quelques pas est un charmant moulin habité par une charmante meunière que Vieillot accoste. Je les abandonne.

Bientôt le sifflet de la machine nous invite à rembarquer.  Nous prenons place sur le pont et nous remontons le canal, longeant cette magnifique avenue de peupliers qui le borde, et qui l’ombrage jusqu’à Lalinde. Je renonce à décrire l’enthousiasme de cette petite ville. Il est indescriptible. Mais vous le comprendrez sans peine lorsque vous saurez que c’était la première fois qu’une embarcation à vapeur mouillait dans ses eaux, et lorsque je vous aurai dit que nous avions à bord un de ses enfants aimés qui avait été un des organisateurs de cette fête.

L’hôtel est pavoisé. La population encombre les bords du bassin et les rues adjacentes. Déjeuner succulent, table chargée de primeurs. Au dessert Bonnard a la parole et chante le couplet suivant, improvisé pendant qu’on servait l’anguille à la Tartare.

Je cherche en vain, j’en ai bien peur,
Un couplet pour vous faire rire,
Ma tête est pleine de vapeur,
Et, pourquoi ne pas vous le dire,
Rien ne germe dans mon cerveau.
De quelque côté que je tourne,
Sur terre, ici, comme sur l’eau,
Je vois la Ville de Libourne.
Dans cette fête de famille
Lorsque le champagne pétille,
Messieurs, ce n’est pas sans raison,
Que l’on propose une chanson.
Bien souvent, une chansonnette
Vient faire au bruit de la fourchette,
Une heureuse diversion.
Buvons à l’union ! (bis).
L’Union ! Charmante devise !
C’est elle, aujourd’hui, quoi qu’on dise,
Qui nous convie à ce banquet.
Offrons-lui donc notre bouquet.
De fêter cette bonne mère,
De boire à sa santé si chère,
Saisissons cette occasion.
Buvons à l’union !
(bis)

S’il existait quelque rancune,
Chassons bien vite l’importune ;
Franchement tendons-nous la main,
Et n’attendons pas à demain.
Hélas ! Si courte est notre vie !
Que se quereller c’est folie.
N’est-ce pas votre opinion ?
Buvons à l’union ! (bis)
Mais j’oubliais. Est-ce le Pinde
Que j’ai vu couronnant Lalinde,
Ou l’Hélicon, ces monts charmants
Si chers aux muses, aux amants ?
Oscar, de tes rives aimées,
Et de nos plaines embaumées
Célébrons ici l’union.
Verse le haut Brion. (bis)
Un souvenir aux éclusières,
Aux bons éclusiers, aux meunières,
A revoir, et non pas adieu.
Rendons surtout grâces à Dieu.
Coteaux riants, vertes prairies
Par les boutons d’or embellies,
Tout nous a souri. – Du Brion !
A notre amphytrion !!
(bis)

Après les plaisirs, la peine, dit un vieux dicton. Puisque je vous ai raconté nos joies, souffrez que je vous apprenne nos douleurs. Quoique le retour ait été fort gai, nous avons eu plusieurs mécomptes. D’abord nous n’avons pu allumer les lanternes vénitiennes qui enguirlandaient l’embarcation. La brise carabinée qui soufflait nous en empêcha. Ensuite sont venues les infortunes de Papillon. Ce magnifique caniche, que la fidélité caractérise, a été jeté deux fois à la mer, on ne sait comment. Pendant ces deux immersions il faisait nuit, et nos péripéties étaient cruelles. Une fois nous fûmes obligés de stopper. Cette manœuvre m’étant devenue très familière depuis, permettez-moi de l’importer dans la littérature ; je stoppe. Du reste, dans la chronique, comme dans la navigation, il faut savoir s’arrêter à temps. »

Fiction ou réalité ?

Nous n’avons aucune raison de douter de la véracité des faits relatés. Mais que sait-on de la navigation à vapeur sur la Dordogne à cette époque ? Tous connaissent la célèbre vue cavalière de Bergerac au XIXe : « Panorama de Bergerac pris à vol d’oiseau à une hauteur calculée de 70 m au-dessus de la route de Bordeaux, Faubourg de la Madeleine » (1856). Un original de la première édition de cette lithographie est exposé au rez-de-chaussée du Musée de la Ville de Bergerac. À la gauche du panorama, naviguant sur la Dordogne, on aperçoit un steamer avec sa roue à aubes et sa cheminée caractéristique, crachant une fumée noire… Pour plus d’informations sur ce « panorama Faisandier » et son auteur, nous vous renvoyons aux articles de Yan Laborie et Chantal Dauchez publiés dans L’Avenir du Passé n° 17, 2019 (p.4-17).

Il existe plusieurs rééditions de cette vue. Les Archives départementales de la Dordogne en conservent un exemplaire (coté 1 Fi 1_24037_12). Sur le tambour de roue babord on peut lire un nom, Le Cyrano, et sur la coque cette inscription : « De Bergerac à Libourne ». Ces mentions sont absentes de la première édition, comme en témoigne le détail reproduit ci-dessus.

Ce steamer a-t-il existé ? André Jouanel, ancien conservateur des archives municipales de Bergerac, estimait que Le Cyrano n’était « qu’une anticipation de pure fantaisie de la réalisation qui devait avoir lieu en 1869 d’un service régulier entre Bergerac et Libourne. » Dans sa communication sur les essais de navigation à vapeur entre Libourne et Bergerac, Henri Redeuilh s’interroge : « On peut toutefois se demander si Auguste Faisandier, au lieu d’imaginer un futur bateau à vapeur assurant la liaison entre les deux villes, n’a pas voulu rappeler le souvenir de ceux qui avaient déjà effectué ce service et qu’il avait pu voir lui-même ou connaître par ouï-dire ». Mais que savait donc au juste Auguste Faisandier ?

Premières et dernières fumées sur la Dordogne

Le premier bateau à vapeur à avoir navigué sur la Dordogne est Le Vulcain. Il effectue son premier voyage, de Libourne à Bergerac, le 18 mars 1835. Construit en fer par Requier à Bordeaux, long de 26,62 m et large de 4,22 m, il brûle 50 bûches de pin à l’heure et peut transporter jusqu’à 300 personnes. Il est armé par la compagnie de transport maritime Balguerie, de Bordeaux. Son activité sur la Dordogne est de courte durée. Il « plongeait trop ». Il cesse de naviguer en juin 1835 et poursuit sa carrière sur la Garonne, entre Bordeaux et Langon.

Deux autres petits bateaux à vapeur, Le Courrier de Bergerac et Le Courrier de Libourne voient le jour en 1837. Ils n’ont guère plus de réussite : « Décidément, les bateaux à vapeur établis sur la Dordogne cessent tout à fait le service qu’ils avaient essayé avec tant de persévérance, et contre toute espèce d’obstacles dont le moindre était souvent le manque d’eau » peut-on lire dans La Chronique de Libourne du 30 septembre 1838. Un projet est présenté en 1843 et 1844, celui des Pyroscaphes de la Dordogne. Il ne verra pas le jour.

L’année 1846 voit naître un nouveau vapeur « aux formes sveltes et gracieuses » destiné à assurer le transport des voyageurs entre Bergerac et Libourne, La Clémence-Isaure. Construit par L. Jollet, mécanicien et constructeur à Nantes, il navigue à partir du mois de mai. « Le restaurant du bord est tenu par M. Cage, de l’hôtel du Grand-Cerf, et le café par M. Déus, du café de la Renaissance. » Le trajet entre Libourne et Bergerac se fait en sept heures et demie à la montée et quatre heures et demie à la descente. Cette nouvelle tentative fait long feu et se solde par un échec : le 10 mai 1847, le bateau est vendu aux enchères, à Libourne, suite à la liquidation de la société qui l’exploite.

Il faut attendre 1869 pour voir réapparaître sur les eaux de la Dordogne un nouveau steamer : La Ville de Libourne, qui prend son service le 10 juillet 1869, entre Bergerac et Castillon. La section Libourne-Castillon du chemin de fer venant d’être ouverte, le bateau doit assurer la correspondance du train. C’est ce même steamer qui est loué, quelques semaines plus tôt, pour la fameuse croisière de Bergerac à Lalinde et retour.

En 1899, Charles Chaigneau nomme les ennemis de la navigation fluviale à vapeur : « Les lignes de bateaux à vapeur sur notre fleuve [la Garonne] ont, aujourd’hui, des concurrents redoutables pour le transport des voyageurs dont elles ont eu le monopole à peu près exclusif dans la première moitié du siècle [le XIXesup>]. Ces concurrents sont les chemins de fer pour les parcours un peu longs, les tramways à vapeur pour les petites distances. »

S’agissant de la Dordogne, Henri Redeuilh conclut ainsi sa communication : « La voie ferrée de Libourne à Bergerac fut ouverte à l’exploitation le 29 décembre 1873 entre Castillon et Port-Sainte-Foy, et jusqu’à Bergerac le 20 décembre 1875. Il ne pouvait plus être question, dès lors, de bateaux à vapeur pour le transport de passagers et accessoirement de marchandises entre Libourne et Bergerac. » Il reste cependant le souvenir charmant d’une version de « La croisière s’amuse » en un seul épisode : c’était il y a cent-cinquante ans, le premier dimanche du mois de mai 1869, entre Bergerac et Lalinde.

Remerciements : à Véronique Foussal de Belerd qui nous a indiqué quelques sources utiles, à Yan Laborie pour nous avoir fourni un détail de la première édition du plan Faisandier, à Mme Laurence Cavallo des Archives municipales et à la médiathèque de Bergerac pour leur aide.

Exemple d’un modèle de bateau à vapeur pouvant ressembler au steamer «  La Ville de Libourne  ». Il s’agit de «  La Couronne de Savoie  », construite par les ateliers Armand à Bordeaux, et qui navigua sur le lac d’Annecy de juin 1861 à 1913. Photo © Collections Musées d’Annecy.

Sources : Journal de Bergerac, 11 mai 1869 (Archives municipales de Bergerac) ; Charles Chaigneau, Recherches sur les bateaux à vapeur bordelais (1818-1898), Imp. J. Durand, Bordeaux, 1899. P. Jouanel, « Bateau à vapeur sur la Dordogne » dans La Vie Bergeracoise, n° 16, 1966 ; Henri Redeuilh, « Essais de navigation à vapeur entre Libourne et Bergerac (1835-1869) » dans Sainte-Foy-la-Grande et ses alentours, Actes du XIXe Congrès d’études régionales de la Fédération historique du Sud-Ouest, éditions Bière, Bordeaux, 1968. Jacques Reix, « La navigation à vapeur » dans Bateliers des pays de Garonne et Dordogne, éditions Secrets de Pays, 2016.

Jacky Tronel


Crédit Photos :

  • « Vue du port de Bergerac », 1854-1856, d’Auguste Faisandier, montre l’emprise de la ville au milieu du XIXe siècle. © Crédit photo : document archives départementales
  • «  La Couronne de Savoie  », Photo © Collections Musées d’Annecy.

Cet article a été publié dans le numéro 17 du magazine « Secrets de Pays ».

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