La création d’un réseau de tramways est envisagée en Dordogne dès le début des années 1870. Cependant, il faudra attendre les années 1879-1880 pour que les choses avancent réellement. En 1879, le « plan Freycinet », du nom du ministre des transports publics, réorganise le réseau des chemins de fer en définissant un programme de lignes dites « secondaires », mais d’intérêt général. La loi du 11 juin 1880 autorise la construction de lignes sur la plateforme des routes (sur la chaussée ou en accotement). Ces chemins de fer seront appelés « Tramways ».
Dès lors, le Conseil général (CG) arrête le principe de deux réseaux de tramways, de sept lignes chacun, parmi lesquelles une ligne reliant Couze à Beaumont, avec prolongement sur Monpazier. Dans sa séance d’août 1884, le CG décide la construction des trois premières lignes : de Périgueux à Saint-Yrieix-la-Perche, de Périgueux à Saint-Pardoux-la-Rivière et de Périgueux à Vergt. La concession est attribuée à M. Édouard Empain (Société anonyme des Chemins de fer du Périgord, CFP). Les travaux débutent en 1887 sur les deux premières lignes et, dès la fin de l’année, le tronçon Périgueux-Excideuil ouvre à la circulation. Une troisième ligne reliant Périgueux à Vergt est ouverte en 1899.
Devant le succès de ces trois lignes, le CG décide de faire construire un second réseau, comprenant quatre lignes : 1. de Vergt à Bergerac ; 2. de Thiviers à Jumilhac et la Haute-Vienne ; 3. de Sarlat à Villefranche-du Périgord ; 4. de Saint-Pardoux à Piégut et la Haute-Vienne. Ce réseau est confié à un autre concessionnaire : M. Alfred Pasquet (Société des Tramways de la Dordogne, TD).
Le chemin de fer c’est l’avenir !
Nos campagnes étant pauvres et manquant d’infrastructures, le passage du train – qu’il soit dit « de grandes lignes » ou « à voies étroites » – apporte un nouvel essor. Là où passe le chemin de fer, on peut constater une expansion des foires et marchés, sans parler de l’afflux de touristes et autres passants occasionnels. Voyant les avantages qu’il peut tirer du chemin de fer, chaque village veut sa gare, chaque élu espère voir le train passer par chez lui. Les demandes de ligne affluent. Communes, arrondissements, chacun veut « le Tacot » chez lui. Chaque conseiller général émet le vœu de voir le tramway traverser son canton. Nous nous pencherons plus précisément sur les projets de ligne passant par Couze.
Le projet de Couze à Sainte-Sabine par Beaumont
De tout le département, et surtout depuis le Nontronnais, des châtaigniers abattus, écorcés, refendus et débités sont envoyés à Couze où les usines en extraient le tanin avant de les transformer en pâte à papier. Ces rondins partent à destination de Couze, via la gare du PO (Paris-Orléans) de Bergerac. L’installation d’une gare de tramway à Couze faciliterait grandement cette opération, car elle éviterait de nombreux transbordements.
En 1882, la Société du Bassin de Couze réclame la concession d’un tramway à vapeur qui irait de la gare de Couze à Sainte-Sabine, en passant par Beaumont : « Si, comme nous l’espérons, notre proposition est agréée par le Département, la Société du Bassin de Couze constituera une société spéciale pour la construction et l’exploitation du tramway à vapeur de “Couze à Ste-Sabine” en se conformant aux lois et règlements en vigueur », écrit son administrateur-directeur, M. Lavigne.
Lors de la séance d’août 1888, quatre conseillers demandent à ce que la ligne de Vergt « soit prolongée par Saint-Alvère et Lalinde, jusqu’à Couze, pour se souder, à ce point, à la ligne au sujet de laquelle un vœu a déjà été émis : “Couze à Sainte-Sabine et Villeréal par Beaumont”. » En 1891, le conseil d’arrondissement de Bergerac émet le vœu que le tramway de Périgueux à Vergt soit prolongé jusqu’à Bergerac, avec embranchement sur Couze par Saint-Alvère (ancienne orthographe, depuis 1972 : Sainte-Alvère).
Le CG du Lot-et-Garonne lance une étude au sujet d’une ligne reliant Villeneuve-sur-Lot à Villeréal avec prolongement éventuel vers la Dordogne. Dans cette optique, une commission interdépartementale est constituée. Des deux trajets étudiés (Villeréal – Le Got – Monpazier par la vallée du Dropt et Villeréal – Beaumont – Gare de Couze), le second a la préférence du Lot-et-Garonne.
En Dordogne, deux lignes au départ de Couze sont mises à l’étude en 1892 : de Couze à Vergt par Lalinde et Saint-Alvère (longue de 37 km) et de Couze à Villeréal, par Beaumont et Sainte-Sabine (25 km environ dont 6 en Lot-et-Garonne). L’ingénieur en chef du département, après les avoir étudiées, estime que la ligne de Couze à Vergt, traversant « un pays des plus accidentés », « sa construction serait dispendieuse, son trafic presque nul ». Il suggère « que cette ligne ne soit pas prise en considération ». Quant à la liaison avec Villeréal, si « la construction [pouvait] se faire dans des conditions satisfaisantes », elle ne serait utile que si le département du Lot-et-Garonne construisait sa ligne entre Villeneuve-sur-Lot et Villeréal. Précisons que cette dernière verra effectivement le jour en 1911.
La proposition est relancée en 1902 par M. Royère, conseiller général du canton de Beaumont. Il voit passer la ligne entre Couze et Villeréal par Beaumont, avec embranchement de Lataillade sur Monpazier par la vallée de la Couze. Un autre embranchement, aux environs de Pont-Roudier, rejoindrait Le Buisson. D’autres conseillers verraient bien une ligne Falgueyrat – Castillonnès – Villeréal – Monpazier – Le Got avec embranchement sur Couze.
Le projet Rouchon
En 1903, le CG reçoit une demande de concession d’un nommé Alfred Rouchon, agent-voyer en retraite à Domme. Il propose de construire les quatre lignes du deuxième réseau, qu’il réduit à trois. Dans son idée, les lignes Sarlat – Villefranche et Vergt – Bergerac n’en forment qu’une : une ligne de Sarlat à Vergt, comprenant un tramway interdépartemental de Sarlat à Villefranche, par Domme et Cénac et embranchement sur Daglan et Saint-Pompon ; la partie comprise entre la gare de Villefranche et celle de Lalinde avec embranchement sur Saint-Avit-Sénieur et Cadouin, tout en passant, pour ne désigner que les centres les plus importants, par Monpazier, Beaumont et Couze ; enfin, si le Lot-et-Garonne construit le tramway de Villeréal, un embranchement se dirigeant sur Villeréal, en passant par Sainte-Sabine ; une ligne entre Lalinde et Vergt, avec embranchement sur Saint-Alvère.
Le conseil général rejette la proposition car « il a été décidé au mois d’août 1902 que le tracé était définitivement adopté » et qu’il n’y a pas lieu d’y revenir.
Nouveau projet retoqué en 1910
Du rapport de l’ingénieur en chef du département, daté du 12 mars 1910, relatif à la faisabilité et au coût de la vingtaine de lignes qui devraient constituer le fameux troisième réseau, il ressort qu’au total, le nouveau réseau compterait 658,4 km de nouvelles lignes, pour une dépense estimée à l’équivalent de plus de 30 millions de francs.
Trop étendu pour obtenir l’agrément ministériel, le réseau est scindé en trois tronçons. Seul un premier tronçon de neuf lignes (soit 374 km) est soumis à l’approbation du ministre. La ligne Monpazier – Vergt par Beaumont, Couze, Lalinde et Saint-Alvère en fait partie. Le CG adopte la proposition qu’elle desserve, dans la partie comprise entre Couze et Saint-Alvère, les localités suivantes : Sainte-Foy-de-Longas, Saint-Laurent-des-Bâtons, Vicq, Grand-Castang, Sainte-Colombe, Pressignac, Saint-Marcel, Saint-Félix, Cause-de-Clérans, Liorac et Baneuil.
La ligne de Villeréal au Buisson, par Beaumont et Cadouin, est reléguée au troisième et dernier tronçon du troisième réseau.
Sur ce plan de 1906, apparaissent en noir les lignes existantes du 1er réseau (trait continu) et du 2e réseau en construction (pointillés). En rouge, les lignes du 3e réseau proposé, en vert celles du 3e réseau éventuel.
Mobilisation des élus et de la population
En octobre 1911, les maires du canton de Cadouin prient la commission d’enquête de construire en priorité la ligne entre Villeréal et Le Buisson et « au cas où satisfaction ne leur saurait être donnée », ils demandent « l’exonération de l’imposition de 14 centimes départementales extraordinaire » pour leur canton.
Voyant qu’aucun tramway ne circulera avant longtemps entre Villeréal et Couze – Beaumont d’une part, Beaumont – Le Buisson d’autre part, une pétition signée par de nombreux habitants des communes concernées tire la sonnette d’alarme :
« Pour alimenter le trafic de cette ligne, et en ne parlant que pour mémoire de la prune, des vins, des céréales et autres produits agricoles, on trouve sur son parcours les bois et bruyères de Cadouin et Saint-Avit-Sénieur, produits dont le Lot-et-Garonne est dépourvu ; les extraits tanniques, les papiers et la pierre de construction de Couze ; la pierre de taille de Luzié, près Beaumont ; les lignites de Beaumont, la pierre à chaux et à bâtir de Nojals, les pierres meulières et les silex pour l’empierrement des routes de Larocal, près Sainte-Sabine ; les tuileries, les fours à chaux et les plâtres de Sainte-Sabine. Et spécialement en ce qui concerne les plâtres, une société parisienne, la Société des plâtreries de Sainte-Sabine, Galmot et Cie, en étudie depuis un an l’exploitation qu’elle se propose d’en faire sur une vaste échelle. Déjà cette société a obtenu des propriétaires intéressés environ 400 ha de concessions ; … les plans d’une usine modèle sont à l’étude pour que la construction en soit commencée incessamment. On voit quel immense trafic procurerait l’établissement d’une industrie aussi importante.
« Jusqu’à ce jour, nous, contribuables de ces régions déshéritées et délaissées, avons payé pour la construction des chemins de fer, des tramways, des ponts, etc., tous ouvrages qui ne nous sont pas d’une utilité immédiate. Nous n’avons cependant jamais rien reçu ; rien n’a jamais été fait pour nous, et il est absolument illégitime de nous faire supporter maintenant, pendant 47 ans, sans rien nous donner, le poids de quatorze nouveaux centimes additionnels.
« Il est juste que, par réciprocité, on songe enfin à nous et qu’on nous accorde enfin la construction de la ligne que nous demandons, pour l’établissement de laquelle on est venu mesurer nos routes et planter des jalons dans nos champs, et qui nous est depuis si longtemps promise. »
Le président de la chambre de commerce de Périgueux n’avait-il pas affirmé qu’une des lignes les plus importantes du réseau départemental serait celle du Buisson à Villeréal ?
La presse s’en fait l’écho
Début décembre, Le Journal de Bergerac se désole : « La question des tramways est à l’ordre du jour. Malheureusement, les conseillers généraux sont les seuls à fermer volontairement les yeux devant les véritables intérêts du département. Un rapporteur leur présente un travail plus ou moins étudié, et, sans se donner la peine d’en examiner les lacunes ou la partialité, ils approuvent, à la presque unanimité. C’est ce qui est arrivé pour le troisième réseau des tramways. Une des lignes les plus importantes, celles de Le Buisson, Cadouin, Beaumont, Villeréal, qui rendrait les plus grands services en mettant en communication toute une riche région de l’Agenais avec le Périgord, a été oubliée. Les maires du canton de Cadouin ont envoyé une protestation motivée au Conseil d’État. Que ceux des communes intéressées, depuis Cadouin jusqu’à Villeréal, fassent leur devoir aussi, qu’ils défendent énergiquement les intérêts de leurs administrés, et le Conseil général finira, à la longue, par reconnaitre son erreur et la réparer. »
Un projet en voie d’aboutir… définitivement enterré
Il est finalement admis que l’ambitieux projet du troisième réseau présente une combinaison financière permettant de commencer les travaux dans un délai d’environ deux ans, c’est-à-dire à partir du 1er janvier 1914. La concession est accordée à M. Pasquet, au nom de la Société des Tramways de la Dordogne (TD), exploitant du deuxième réseau. Si pour le deuxième réseau, les TD avaient opté pour des locomotives à vapeur Pinguely, pour le troisème réseau ils proposent des véhicules plus modernes : des automotrices benzo-électriques.
Malheureusement, la Première Guerre mondiale vient jouer les trouble-fêtes. Au soir du 28 août 1914, les trains des TD cessent brutalement de circuler sur le deuxième réseau. La mobilisation a privé la société d’une bonne partie de son personnel et de sa clientèle. Les restrictions du charbon diminuent considérablement la vitesse du tramway tout en augmentant les charges. Le 7 octobre, placée sous séquestre, l’exploitation reprend dans les mois qui suivent sous contrôle de l’administrateur désigné. Jusqu’en 1919, du fait de la guerre, elle assure un service minimum.
Après de nombreux pourparlers, le CG décide, en novembre 1920, de racheter les TD ce qui, par la même occasion, enterre le troisième réseau. Le tramway ne passera jamais ni à Couze ni au Buisson. Le transport sera assuré dès 1920 par des autobus sur la ligne 10 bis, Monpazier – Couze et, à partir de 1926, sur la ligne Vergt – Le Buisson.
Rudi Molleman,Auteur d’un ouvrage à paraître sur le tacot du Périgord
Cet article a été publié dans le numéro 17 du magazine « Secrets de Pays ».
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