Jean Paul Belly raconte… Troisème partie

Dans un territoire qui n’est donc pas sans évoquer le Périgord, mais qui garde sa part de mystère et d’imprécision, un drame se déroule dans Blanche, une ombre en forêt alors que dans peu de temps la soldatesque allemande fera une bouchée de la France de 1939. La guerre de 14 avait saigné à blanc la vieille paysannerie française et décimé dans une boucherie commune ses chevaux de trait ; les derniers feux de cet archaïque monde rural vont bientôt s’éteindre.

Dans ce roman, Jean Paul Belly nous livre une œuvre qui s’inscrit dans une tradition de prose poétique, voire fantastique, qui trouve ses racines chez Giono, Bosco, Ramuz, Aymé ou d’Arbaud…

« Blanche, une Ombre en Forêt » – Jean Paul Belly

Extraits…

« Blanche, une Ombre en Forêt », un roman de Jean Paul Belly

Le sieur Chapuis est un bon client de la maréchaussée. En dehors des faits récurrents de braconnage, il s’est rendu coupable de menues fantaisies. Ne l’a-t-on pas entendu hurler « Mort aux vaches ! » en plein milieu de la place du village ? Il sera condamné à cent francs d’amende avec sursis, son état d’ivresse tenant lieu de circonstance atténuante.

Plus gênant par rapport à l’affaire présente, l’épisode qualifié de « goupillon obscène » par le Président du tribunal de Perdigueux ne plaidait guère en faveur de l’énergumène. Sans respect pour un lieu saint, le nommé Chapuis a été surpris dans l’église de Nardaillac, exhibant ce qu’il n’est pas loisible de montrer à tout un chacun, même à Dieu. La gendarmerie a cueilli le dégoûtant personnage et l’a conduit à monsieur le commissaire Gassart qui après interrogatoire, l’a déféré au parquet. Chapuis a été écroué et sera poursuivi pour outrage public à la pudeur. Cette piété à bien des égards excessive ne lui vaudra en définitive que six mois avec sursis, preuve de la mansuétude des juges à son endroit. Cependant les gendarmes l’ont à l’œil et dans le nez, tendant l’oreille dès qu’il est question de lui.

La traction Citroën flambant neuve vient de se garer précipitamment devant la mairie. En sortent les gendarmes Gauvin et Claudel qui improvisent un interrogatoire :

– Si c’est toi qu’as fait le coup, t’as intérêt à cracher le morceau !
– C’est… c’est… c’est pas moi ! proteste Félix dont l’élocution semble peu améliorée par l’abus de gnôle.

Dans la Revue de la Gendarmerie parue dès 1928 un officier précise que « le gendarme, simple et bon garçon, doit être poli, doux et calme en toutes circonstances ». Lecteurs visiblement peu assidus de ce remarquable périodique bimensuel, les gendarmes Gauvin et Claudel  empoignent Chapuis et le secouent d’importance tandis que les dénégations de l’individu se bousculent dans sa bouche pâteuse.

– Le braconnage ça te suffit plus ? Faut’y qu’en plus tu te mettes à saigner les poulettes ? s’indigne le brigadier.
– C’est… c’est… c’est pas vrai ! Té… té… témoin, je suis juste un té… té… témoin !
– Témoin ? T’es moins que rien oui ! T’es un moins que rien ! crie le brigadier très en forme.
– Puis… puis… puisque je vous ju… ju… jure que c’est… c’est… c’est pas moi qui a… a… a fait le coup !

« Qui a fait » « qui ai fait » ou bien « qui aie fait » ? s’interrogent les gendarmes, l’orthographe, la grammaire et la rédaction figurant au programme de leur formation. La Revue de la Gendarmerie précise que le gendarme doit également posséder « une certaine culture générale digne d’un bon Français sur l’histoire, la géographie, l’arithmétique, l’hygiène, la littérature ».

L’intervention du maire mit une fin provisoire à ce débat grammatical houleux. La priorité consistait à aller au plus vite faire sur place les constations d’usage et à rapatrier le corps de la malheureuse.

– T’en fais pas : on t’a dans le collimateur ! menacèrent en dernier lieu les gendarmes.

Une gabare fut affrétée qui remonterait le cours de l’Aiguèze et ramènerait la dépouille. L’appontement se situait sous La Roche-Gagnac, un village étagé le long d’une falaise, dans une boucle de la rivière. Ici encore, habitations et roches se confondaient, s’interpénétraient, de nombreuses bâtisses s’étant adossées au rocher leur tenant lieu de façade sur l’arrière. Seules les toitures d’ardoise tranchaient avec la blancheur de la paroi. Des caves avaient été creusées qui pénétraient parfois très loin sous l’énorme épaisseur de calcaire. Les habitants resserraient là des denrées succulentes qui hibernaient dans l’ombre et le silence. Bocaux de légumes, de confiture, de pâté. Liqueurs de prune, d’angélique, de poire. Vins de noix, de sureau, de pêche. Et puis ce petit rosé de Corgnac, plutôt aigrelet, un rien pétillant, mais qui s’accordait à merveille avec les fromages de chèvre bien secs. Certaines de ces caves, durant les années noires à venir, deviendront des caches servant à abriter les persécutés.

Dans la courbe que domine La Roche-Gagnac le courant se fait plus fort, l’eau plus traîtreuse. Un rapide se précipite contre le pied de la falaise ; les jours de mauvais temps il y roule avec humeur des galets aussi gros que des melons, voire des troncs d’aulne arrachés en amont. Entre les rapides, de longues étendues plates où l’Aiguèze paresse, les plagniols, mettent à rude épreuve la patience des mariniers.
Les mariniers sont des gens durs, fiers de leur corporation, qui recueillent tout au long des berges de nombreuses légendes, ou parfois les engendrent eux-mêmes. À l’automne, ils cueillent aussi les noyés. On dit que certains mariniers ont une bonne amie dans chaque maison éclusière. Qu’ils jouent facilement des poings et du couteau. Que s’ils ne naviguent pas en haute mer, mais sur le camin de l’aïgue, ils n’en sont pas moins des sortes de pirates. On les respecte et on les craint.

Une file de voitures noires se gare au port de La Roche-Gagnac. Des costumes sombres, une soutane, des uniformes, une tenue de coureur des bois en descendent. D’habitude les gabares prennent cap en direction de Perdigueux, chargées de fûts de chêne, de charbon de bois, de sacs de noix qui abondent dans ce pays toujours vert. Aujourd’hui ce sont des passagers qui grimpent à bord : monsieur le maire, que l’importance qu’il s’accorde gonfle mieux qu’une baudruche ; le docteur Pellecuer, agacé du dérangement ;  monsieur le curé, qui sera utile si la pauvre Blanche n’a pas encore rendu son dernier soupir, ce qui parait très peu probable ; les gendarmes Gauvin et Claudel, persuadés de tenir leur coupable ; le nommé Chapuis, volubile, hélas. Félix ne cesse de protester de son i…i…innocence ; irrite le bon docteur Pellecuer qui lui administrerait volontiers un calmant.

Libérée de son amarre, la gabare prend de la gîte en coupant le méandre et présente sa proue vers l’amont. Un vent arrière parcourt les gorges à contre-courant. La voile carrée gonfle sa bedaine en claquant ; quand son ventre est bien rond elle entraîne les reins de bois de la gabare vers le lieu maudit du sacrilège. Par chance les berges en contrebas du pont du diable où Blanche est étendue ne sont pas très éloignées ; il ne sera pas utile de haler l’embarcation à la remonte depuis le chemin creusé le long de la falaise. Auparavant c’était depuis son sommet, à quatre-vingt mètres de hauteur, que des hommes robustes tiraient sur les cordes. Il faudra seulement, là où l’Aiguèze ne permet pas le passage des bateaux, y compris de ceux à fond aussi plat que les gabares, emprunter l’écluse et perdre un peu de temps.

On déposa avec précaution Blanche sur un brancard qu’on éleva ensuite sur le pont de l’embarcation. Archéologue amateur et féru d’Histoire Antique, le curé du village se tenait à l’avant, dans sa soutane élimée. À bord de la barque funéraire le prêtre accompagnait Blanche vers son repos éternel.

La gabare glissa sur l’eau qui rougeoyait ; une brise aussi légère qu’un soupir gonflait petitement la voile.


Jean-Paul Belly
— Format 14,85 x 21 cm, 192 pages, 17 € —
ISBN 978-2-9560026-4-2EAN 9782956002642

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