Jean Paul Belly raconte… Deuxième partie

Dans un territoire qui n’est donc pas sans évoquer le Périgord, mais qui garde sa part de mystère et d’imprécision, un drame se déroule dans Blanche, une ombre en forêt alors que dans peu de temps la soldatesque allemande fera une bouchée de la France de 1939. La guerre de 14 avait saigné à blanc la vieille paysannerie française et décimé dans une boucherie commune ses chevaux de trait ; les derniers feux de cet archaïque monde rural vont bientôt s’éteindre.

Dans ce roman, Jean Paul Belly nous livre une œuvre qui s’inscrit dans une tradition de prose poétique, voire fantastique, qui trouve ses racines chez Giono, Bosco, Ramuz, Aymé ou d’Arbaud…

« Blanche, une Ombre en Forêt » – Jean Paul Belly

Extraits…

« Blanche, une Ombre en Forêt », un roman de Jean Paul Belly

Tant qu’on ne lui demandait rien d’autre que de braire à perdre l’ouïe, de musarder le long des chemins buissonneux, de relâcher des flopées de crottin, de jouer au premier qui bouge a perdu, Grégoire, l’âne de Jeanne, se montrait d’une complaisance surprenante chez un représentant de la race asine. Hélas tout se gâtait subitement, et sans raison apparente, dès qu’il s’agissait d’obtenir de lui une collaboration, même modeste, concernant une activité laborieuse. Que l’on veuille le bâter, ce qui à priori aurait pu lui convenir, voilà qu’il secouait ses immenses oreilles en signe de dénégation. Que l’on s’aventure à tenter de lester son dos de charges menues le bougre ne se roulait-il pas à terre, les quatre fers en l’air ? Qu’un mors s’approche de sa bouche solidement dentée le baudet envisageait alors, sans le moindre scrupule, de mordre la main qui le nourrissait. Cet âne pouvait donc être qualifié, sans trop d’écart de langage, d’entêté, voire de satanée bourrique.

Carotte et bâton furent successivement testés par Jeanne. Rien n’y faisait : Grégoire engloutissait les carottes sans un merci, n’avait pas son pareil pour éviter les coups de bâton. Le chien Briquet, dans un élan d’autoritarisme inopportun, s’était essayé à faire entendre raison à Grégoire. Mal lui en prit ; sa mâchoire délestée de plusieurs dents, il s’en fut expérimenter ailleurs son restant d’autorité. Ecartant à cause d’une sensiblerie inédite les solutions radicales qu’auraient été la projection de Grégoire au fond d’un aven ou sa transformation en saucisson, Jeanne, en désespoir de cause, n’eut d’autre recours que de devoir user de douceur, preuve s’il en fallait qu’elle s’était attachée, au-delà du raisonnable, à cet âne si peu reconnaissant.

Ce matin il était question de lui confier un chargement de quelques fromages de chèvres. Jusque là le port de ce modeste fardeau s’avérait somme toute une option négociable. Mais lorsqu’il vint à s’agir de remplir les couffins d’osier d’un certain nombre de potirons pansus, l’affaire se corsa. L’animal se livra à diverses manœuvres dilatoires destinées à retarder l’installation du surpoids. À force de bonnes paroles, de caresses, de suppliques, Grégoire consentit enfin, bien qu’à contrecœur, à se charger du surplus. Devant tant de bonne volonté, Jeanne ajouta en douce légumes, fruits, œufs, pains de son fournil, ainsi que du gibier donné par Matthieu. N’ayant pourtant participé que fort modestement à résoudre ce pesant conflit, Briquet se mit à aboyer avec conviction, relevant haut la truffe, laissant retomber ses oreilles flasques en arrière,  la queue raide et hérissée ; en un mot ridicule.

Empruntant un sentier muletier, Jeanne, tenant la longe de son âne, entama la descente du causse de Barrèze, dans l’intention de rejoindre la gare de Cadouès. Ensuite elle gagnerait en train Brigue où se tenait la grande foire d’été. Sur la roche lisse du sentier où parfois son sabot patinait, Grégoire prenait son temps, grignotait à l’envi luzerne sauvage et branches basses. Quand un tunnel de végétation ménageait une ombre heureuse, il s’arrêtait, soufflait d’importance, pétait comme un goujat, crottait de même. Puis, débonnaire, il voulait bien, d’un pas lent, s’acheminer un tantinet plus loin. Allons Grégoire ! un peu de persévérance n’est-ce pas ? un peu d’alacrité que diable ! le train de Cadouès n’attendra pas les retardataires !

Quels mots, doux, persuasifs, magiques, glissa Jeanne dans l’oreille de Grégoire ? Mystère ! Il n’en reste pas moins qu’il trotta enfin de bon gré sur le chemin qui s’était élargi et dont la pente s’était assagie ; la gare ne devait plus être très loin maintenant. À Cadouès Jeanne attacha la longe de l’animal à un arbre dans un jardin communal. Tout à son zèle de novice, le gendarme Gauvin voulut un jour lui dresser un procès verbal pour occupation illégale de l’espace public. Sans un mot Jeanne détacha son âne qui poussant avec sa grande tête le gendarme mal inspiré lui fit traverser le jardin à reculons. Gauvin riait jaune et estimait perdre à chaque pas en arrière un peu plus de sa dignité. De procès verbal il n’en fut plus jamais question.

ucun risque que quelqu’un lui volât son âne ; hommes, femmes, enfants, chiens, taons, tous le craignaient et s’en tenaient éloignés. Seul l’Emile, un vieux du village, s’était pris d’amitié pour Grégoire qu’il régalait à chaque fois, le sachant épris de musique, d’un petit air d’accordéon. Dès les premières notes une oreille se dressait puis l’autre ; attentif, concentré, l’âne se statufiait. Tant que durerait la prestation de l’Emile assis sur un banc – une demi-heure, parfois plus –, Grégoire ne bougerait pas d’un crin. À l’issue de la dernière note le bourricot mélomane voulait apporter la sienne, très personnelle, flatulence ou braiment, c’était selon. Enfin il se vautrait dans la poussière, roulait sur le dos, le ventre dilaté et indécent, s’ébrouait, mâchait de l’herbe, des branchettes de frêne, allait boire dans la vasque, chantait à tue-tête, redevenait la bête réfractaire qu’il n’avait cessé d’être que durant le temps d’une miraculeuse pause musicale.

En passant devant l’auberge Jeanne s’était délestée du plus lourd de son chargement : potirons et autres légumes, miches de pain, enfin sauvagine, dont l’origine semblait plutôt illégale. Sur cela l’aubergiste fermait les yeux, ne les entrouvrant que pour les plonger dans le décolleté de Jeanne. Le restant de ses denrées, œufs, fruits et fromages, tenait dans deux cabas qu’un cheminot complaisant, aux yeux également plongeurs, s’empresserait de hisser à bord du train.

Dès que Jeanne apparut sur le quai de la gare de Cadouès, quelques vieilles aimantées entre elles se regroupèrent instantanément et se livrèrent à leur passe-temps favori : la médisance.  Les langues des commères allaient bon train ; ce dernier entrant en gare mit une fin provisoire aux clabaudages !

Tortueuse, pentue, la ligne passant par Cadouès et desservant Brigue longeait le cours de l’Aiguèze, la franchissait à deux reprises au moyen de ponts cages, la narguait depuis d’audacieux viaducs, s’encanaillait un temps dans ses gorges, en réchappait grâce à la trouée de tunnels, avalait force côtes avant de regagner les hauteurs. Les automotrices diesels ne circulaient pas encore sur cette ligne accidentée ; quant aux voies électrifiées elles étaient peu fréquentes. Bientôt viendront les essais de l’autorail à double hélice dont l’une des particularités sera de faire s’envoler les casquettes des chefs de gare en stationnant le long des quais.

Aujourd’hui la traction de la rame était assurée par une locomotive 121 Forquenot modèle A 448, bête monstrueuse qui s’annonçait de loin par ses craquètements de cigale dantesque, ses stridulations de criquet géant. Les ébranlements des rails faisaient frissonner la terre ; les vapeurs d’eau, les volutes de carbone nimbaient l’espace. Depuis plusieurs décennies déjà les maisonnettes de garde-barrière concurrençaient les maisons éclusières qui avaient bien peu de chances de remporter ce combat inégal. Les bateliers laisseraient bientôt tomber leurs rames et emprunteraient celles du chemin de fer conquérant. Peut-être, un jour prochain, petites rivières navigables, canaux étroits, voies ferrées secondaires souffriront d’un commun discrédit, d’un si cinglant mépris.

La 121 Forquenot entrait maintenant en gare de Cadouès. Trépidante, durant un bref arrêt, elle souffla d’impatience, tandis que les voyageurs, nombreux ce jour-là, se bousculaient en grimpant à bord. Le cheminot complaisant n’avait pas fait défaut à Jeanne qui prit place dans un wagon bondé où ses volumineux bagages suscitèrent des commentaires agacés.
– Ça devrait être interdit ! s’insurgea une vieille.
– La connerie aussi ! répliqua Jeanne.
En voilà une que Jeanne ne compterait pas parmi ses clientes. Qu’importe ! à Brigue se tenait un marché de grande affluence.

Les mécaniciens devaient tempérer les ardeurs de la loco ; bien que la vapeur ait démontré qu’elle pouvait franchir la limite des 200 km/h, avec ses rampes de 20 pour mille et ses courbes très serrées, pas question sur cette voie de dépasser les 60 km/h. Une moyenne de 40 km/h était raisonnable. Malgré cette allure modérée, le tumulte des roues gênait les conversations qui reprirent cependant après l’incident engendré par Jeanne. De quoi parlait-on ? Du grand marché de Brigue : la raréfaction des péniches et des gabares, le bitumage des routes qui perturbait les déplacements de ceux, à ce jour toujours nombreux, qui circulaient avec des chevaux, allaient-ils faire chuter sa fréquentation ?

La 121 Forquenot râlait en abordant les pentes, martelait l’atmosphère âcre au fond des souterrains, ébranlait les ponts cages, grinçait à hauteur des passages à niveau, se pavanait en franchissant les viaducs, bringuebalait tout son monde.

Sur les Unes des journaux dans lesquels Jeanne avait emballé ses œufs, il était de plus en plus souvent question d’un petit chancelier moustachu qui semblait souffrir d’une inquiétante nervosité. « Il ne pourra rien faire ! Nos frontières sont infranchissables. » disait l’un. « Moi je vous le dis : ça sera plus terrible qu’en 14 ! » affirmait un clairvoyant. « On voit bien que vous n’avez pas connu les tranchées, vous ! Ni l’Ypérite ! Un gaz moutarde qui sentait l’ail pourri, ça vous assaisonnait un homme et rudement ! » ajoutait un vieux monsieur à la gueule cassée.

Dans l’angle de la banquette Jeanne somnolait, ou du moins faisait-elle semblant, évitant ainsi de devoir croiser tous les regards qui convergeaient vers elle à la dérobée. Regards d’hostilité des femmes, regards de lubricité des hommes, regards de désapprobation générale. Ne la rendait-on pas responsable d’à peu près tous les malheurs s’abattant sur cette petite communauté ? Cette chevrière endossait à merveille le rôle de bouc émissaire ! Que savait-elle, d’ailleurs, à propos de l’assassinat de Blanche qui défrayait la chronique ? Bien plus sans doute qu’elle ne voulait le dire. La façon atroce avec laquelle cette pauvre gamine avait été sacrifiée faisait irrésistiblement penser à un rite satanique. Jeanne, son âne et le diable ne faisaient-il pas bon ménage ?

Dans le long tunnel des Boullidous une magistrale engueulade retentit : un audacieux qui à la faveur de l’obscurité avait soupesé les charmes de Jeanne changea précipitamment de compartiment afin de dissimuler son dépit. Bientôt la rame entrait en gare de Brigue et tout un chacun filait en hâte vers la grande halle. La foire grasse se tenait ici depuis le Moyen Âge quand la ville faisait déjà figure de carrefour commercial. L’autre foire, celle aux bestiaux, attirait tout ce que la région comptait d’éleveurs et de maquignons en blouse noire. Les marchandages s’opéraient dans la rude langue du cru, les paumes des mains calleuses topaient entre elles, scellant la patche. Les vachers, tout en meuglant, rassemblaient les veaux qui glissaient sur les flaques de bouses.

Selon les saisons, de tout le riche bassin de Brigue affluaient au marché fruits et légumes à profusion, châtaignes, champignons, truffes du causse voisin, oies et canards gras, viande bovine et ovine, veau de lait élevé sous la mère, porc cul noir, charcuterie, pommes, fruits rouges, myrtilles, noix, confitures, miel, fromages, vins, liqueurs ; de quoi régaler les plus exigeants palais.

Mais les plus beaux fruits s’épanouissaient à l’échancrure du corsage de Jeanne qui attirait, on se demande bien pourquoi, une clientèle surtout masculine.

À l’heure de reprendre le chemin de la gare, les cabas de Jeanne étaient vides ; Grégoire remonterait la côte le dos et l’esprit légers. Dans les compartiments l’excitation était à son comble, chacun voulant commenter cette dernière édition de la foire de Brigue. Enfin, lorsque le silence se fut à nouveau établi, la conversation, inévitablement, revint vers le fait divers qui avait endeuillé Nardaillac. « C’est-y possible ça, de massacrer de la sorte une jeunesse ? » s’indignait une bonne femme. « Qu’on me le donne ce salaud, je te lui couperai l’envie de recommencer moi ! » proposait une robuste paysanne. « Faut dire aussi que ses parents la surveillaient bien mal cette Blanche ! Fallait voir comme elle leur répondait ! Une petite peste cette Blanche, toujours prête à s’écarter du droit chemin ! Et voilà ce qui arrive ! » philosophait une voisine. « Chapuis ne se contente plus de sauvagine, il lui faut en plus tâter de la sauvageonne ! » lançait un plaisantin. « Bah ! je parie que ce fada est innocent ! » corrigeait un sage voyageur.


Jean-Paul Belly
— Format 14,85 x 21 cm, 192 pages, 17 € —
ISBN 978-2-9560026-4-2EAN 9782956002642

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