De mes souvenirs d’enfance il en est un, bien particulier, associé à l’arrivée du distillateur ambulant dans le village ; moment encore très présent du fait de l’excitation qu’il nous procurait alors que nous étions encore des enfants…
Le souvenir de ce métier reste intimement lié à ceux de mes années d’école primaire à Lalinde. À l’entrée de l’hiver, à deux pas de l’école, près du bassin, une bien étrange machine semblant sortir tout droit de l’imagination de Jules Verne s’installait, l’alambic. L’enchevêtrement de tuyauteries reliant des cuves en cuivre d’où s’échappaient un voile de vapeur et des effluves enivrants lui donnait un aspect mystérieux, notamment le matin, lorsque la brume l’enveloppait d’un voile blanc.
À cette époque, nous n’avions qu’un seul terrain de jeu : la rue ! Chaque événement était alors prétexte à briser la monotonie de ces quelques heures de liberté entre la sortie d’école et l’heure du dîner. Les élèves les plus studieux rentraient chez eux, quelques-uns d’entre nous restions flâner autour de l’alambic, les poches remplies de morceaux de sucre adroitement subtilisés aux parents le matin même…
Le challenge consistait à imbiber les morceaux de sucre d’un précieux nectar coulant d’un petit robinet. Un exercice non dénué de risque car il fallait éviter les coups de pieds aux fesses de Milou, le distillateur, parfaitement au fait de notre manège. Il nous avait à l’œil Milou1, et nous devions ruser !
D’année en année, nous avions constaté que Milou montait parfois sur son alambic afin de vérifier « on ne sait trop quoi »… Cette manœuvre nous laissait quelques minutes pour agir. À peine était-il perché qu’une nuée de moineaux se précipitait vers la coulée. Dans le meilleur des cas, chacun d’entre nous réussissait à imprégner un sucre ou deux de gnole.
Tout se faisait dans l’urgence, car si l’on ratait le passage, il fallait attendre parfois plus d’une heure avant que la situation ne redevienne favorable. Les derniers avaient toutes les chances d’être interceptés par Milou qui redescendait à toute vitesse de sa plate-forme en vociférant. Dans la plupart des cas, notre agilité nous permettait d’éviter d’être interceptés.
Au bout de quelques jours, les choses commençaient à se compliquer. Non seulement notre fanfaronnade ne s’éternisait pas mais elle se terminait toujours de la même façon. L’instituteur logeant à deux pas était rapidement informé par Milou. Le lendemain, les punitions tombaient sur ceux ayant eu le malheur d’être confondus : en principe toujours les mêmes ! Les derniers jours de la distillation se poursuivaient ensuite sans incident. Il nous était formellement interdit d’approcher l’alambic. La double surveillance du distillateur et de l’instituteur ne nous permettait plus d’écart. Résignés, il nous fallait attendre l’année suivante pour recommencer.
Nous agissions purement par jeu car le goût du mélange du sucre et de l’eau de vie nous brûlait la gorge. Mais c’était un défi que l’on se lançait : il fallait braver l’interdit afin que l’exploit alimente les discussions du lendemain dans la cour de l’école. Avec le recul, il nous paraît évident aujourd’hui que l’absorption d’alcool à cet âge de l’enfance aurait pu engendrer de graves problèmes. Heureusement, notre petit jeu n’a jamais eu d’incidence sur notre santé. On a du mal à imaginer de nos jours qu’une distillation d’alcool puisse avoir lieu à deux pas d’une école ! Mais c’était une toute autre époque…
Distiller de l’alcool est un privilège instauré par Napoléon. Au début du XIXe siècle, l’Empereur accordait l’exonération de taxes pour la distillation de 10 litres d’alcool pur ou 20 litres d’alcool à 50 % ; privilège qui restera héréditaire jusqu’en 1960. Par la suite, le législateur interdira la transmission entre génération, seul le conjoint survivant pourra bénéficier de ce droit jusqu’à sa mort.
Il n’est toutefois pas nécessaire d’avoir ce privilège pour pouvoir distiller. La seule différence concerne la taxe. Ceux qui ne bénéficient pas du privilège napoléonien paient la taxe sur toute la production.
Le droit de distiller fut d’abord accordé aux propriétaires exploitants. Cependant, tous les agriculteurs n’étant pas équipés d’un alambic, une nouvelle profession : distillateur ambulant, vit le jour. Il s’installait de village en village afin de transformer la partie des fruits ou de la vendange passée au fouloir et mise à fermenter. Son alambic devait être enregistré auprès des douanes et droits indirects.
Le sujet de la distillation de l’alcool en France est très sensible. Plusieurs projets de suppression du privilège de détaxation des premiers litres d’alcool n’ont pas abouti, ou ont été reportés à maintes reprises. À partir des années 1900, la question des bouilleurs de cru a fait éclore pléthore de règlements et de circulaires, à tel point qu’on en était arrivé au cours des années 30 à ce que plus personne ne soit à même de comprendre où se situaient les obligations et les interdictions.
En 1941, le gouvernement de Vichy interdit la distillation à domicile, droit rétabli en faveur des agriculteurs en 1953. Les années 1990 vont voir, une fois de plus, se multiplier les propositions de lois sur la distillation de l’alcool générant un véritable combat politique entre les élus, la ligue antialcoolique et les représentants des producteurs d’eau de vie.
En 2002, une loi de finances établit la suppression de la franchise accordée aux bouilleurs de cru encore titulaires de ce privilège. Face aux multiples réactions contestataires, une période de cinq ans prolongera ce droit jusqu’au 31 décembre 2007. À compter de la campagne de distillation 2008, les anciens titulaires du privilège pouvaient encore bénéficier d’une remise de 50 % sur la taxe pour les 10 premiers litres d’alcool pur. Un nouvel amendement voté au Sénat a prorogé le droit sur les 10 premiers litres jusqu’au 31 décembre 2010. « À l’heure actuelle, nous sommes dans une vraie nébuleuse de vapeur d’alcool ! » écrit un parlementaire.
Bouilleurs de cru et distillateurs ambulants2 sont réunis au sein d’une fédération, la FNSRPE. Le combat est permanent entre les distillateurs, les associations de lutte contre l’alcoolisme et les élus. Tout ceci, sous la pression des lobbies des grands importateurs ou fabricants d’alcool ayant du mal à accepter les distillateurs indépendants.
En 1959, on comptait 3 160 000 bouilleurs de cru en France (distillateurs ambulants et agriculteurs). Ils n’étaient déjà plus que 357 000 en 1996. Aujourd’hui, le département de la Dordogne se situe parmi les départements les mieux nantis, grâce à des distilleries renommées et à nombre de distillateurs ambulants. Il en subsisterait encore une vingtaine.
Milou est décédé dans les années 80 lors d’un accident de la route à Lalinde. Son vieil alambic doit sommeiller quelque part dans un hangar, peut-être à la merci d’un ferrailleur. Il reste pourtant l’unique témoin d’un vieux métier devenu rare. La petite « goutte » du dimanche versée dans le fond de la tasse de café a bien vécu !
Christian Bourrier
1. Il s’agit d’Émile Dénuel qui habitait le bourg de La Motte, au-dessus de Pontours.
2. Bouilleur de cru n’est pas une profession. Il s’agit d’un statut attribué à une personne, (paysan producteur de fruits ou vigneron), lui donnant le droit de produire ses propres eaux-de-vie après ses récoltes. Le distillateur ambulant est un professionnel. Il se déplace de village en village avec son alambic pour distiller la récolte des fermiers. Il peut avoir également le statut de bouilleur de cru pour son propre compte, s’il distille sa propre production de fruits ou de marc.