Souvenirs de Bals

S’il n’existe que peu de documents sur les bals populaires d’antan, nous en avons cependant conservé les témoignages et les souvenirs…

Depuis le Moyen Âge, les pastourelles ou chansons d’amour, chantées par les troubadours, animaient les soirées chevaleresques. La mention la plus ancienne concernant la danse en Périgord date de 1530. Elle évoque la venue d’Henri d’Albret à Périgueux. L’auteur rapporte qu’une bourrée exécutée par des jeunes gens fut particulièrement appréciée par le prince et ses convives. Deux siècles plus tard, le 14 juillet 1790, à l’occasion de la fête de la Fédération et sous le nom de la Périgourdine, la bourrée fit danser les Parisiens sur le Champ de Mars.

Grâce au recueil Les vieilles chansons patoises du Périgord des abbés Emmanuel Cassé et Eugène Chaminade (1902), nous savons que les veillées campagnardes et les mariages étaient égayés par des chants et des danses : chants profanes, parfois chants religieux, chants de légendes, mais surtout des chants propres aux travaux rustiques permettant de célébrer en dansant la fin des moissons ou celle des vendanges.

À partir de l’ère industrielle, les comices agricoles voient le jour en milieu rural. En 1867, à Lalinde, un chroniqueur remarque que « pour attirer les personnes qui ne se passionnent pas pour les vaches et les taureaux, on avait eu l’idée d’ajouter au comice une sorte de fête municipale, où rien ne manquait : régates, feux d’artifice, bal, aussi toute la jeunesse bergeracoise avait-elle émigré vers les lieux… ».

Bourrée d’Auvergne, 1860, source : blog Regards et Vie d’Auvergne.

Bourrée d’Auvergne, 1860, source : blog Regards et Vie d’Auvergne.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la bourrée au son de la cabrette reste la danse des jours de fête dans les campagnes. En ville, les modes évoluent plus rapidement. Vers 1895, à Bergerac et à Périgueux, les jeunes commencent à fréquenter les grands cafés où l’on danse le quadrille, la valse, la polka, la scottish… danses jouées par des musiciens plus avertis, le plus souvent des musiciens d’harmonie municipale sachant lire la musique. Deux violonistes, accompagnés parfois d’un clarinettiste ou d’un joueur de cornet à pistons composent l’orchestre.

Les témoignages concernant les bals deviennent plus précis au XXe siècle. En 1913, Albert Dujarric-Descombes évoque le souvenir d’un bal champêtre : « Je me souviens d’avoir vu dans un pré, à l’entrée du bourg, un vieil aveugle, monté sur une barrique, entraînant à la danse, avec son violon, une foule de villageois de tout âge ». Dans le même article, un poème en patois de Ribérac, de Jean Margontier, démontre que de tout temps, les divertissements de la jeunesse ont été modérément acceptés par les anciens :

Apres vespras, dins un pradel,
Veguet la flour de soun troupel,
Qu’avio de soun sermoun oublidat la mouralo Qu’ero las filhas, lous garçous :
Per coustat, avien mei lurssoucs,
E sus l’erbo frestso e fleuyrido,
Coumo d’urous damnats que lou diable marido,
L’oeul escarrabilhat, dzouyous coumo païens,
Espigavem dins l’er, dous à dous se seiguiens,
Vivrem en sautant coumo la peringuetto ;
Trepavem, en toumbantn ol soun d’une tsobretto,
Que sur soun brunsidour pourta vo un bel mouquet
Fat de riban e de laureio,
E dzimoulavo la boureio,
Oun, lous bras olondas, l’un fai petâ l’orquet. (1)

Traduction : Après vêpres, dans un pré, (le curé) vit la fleur de son troupeau, qui avait de son sermon oublié la morale. C’était les filles, les garçons : par côté, ils avaient mis leurs sabots, et, sur l’herbe fraîche et fleurie comme d’heureux damnés que le diable marie, l’œil éveillé, joyeux comme des païens, s’élançaient dans l’air, deux à deux se suivant, tournaient en sautant comme la toupie ; ils frappaient du pied, en tombant, au son d’une cabrette, qui sur son chalumeau portait un beau nœud de ruban de laurier, et exécutait la bourrée, où, les bras ouverts, on fait claquer le doigt.

Ce témoignage rejoint les quelques souvenirs transmis par ma grand-mère maternelle, née en 1884. Avant la Première Guerre mondiale, elle se rendait à pied les dimanches après-midi, depuis Bayac où elle habitait, au bal à Couze, à Monsac, à Montferrand ou à Saint Avit Sénieur, pour danser le quadrille ou la bourrée, dans une grange, dans un pré ou sur la place du village.

Entre les deux guerres, à l’exemple des villes, de nombreux cafés s’ouvrent, et les cafetiers, conscients de l’intérêt financier, organisent dans leurs salles des après-midi dansants. Les tables sont poussées contre les murs. Un ou deux musiciens, perchés sur les tables, et souvent un accordéoniste accompagné parfois d’un violon, suffisent à réjouir la clientèle.

Orchestre Biberons Jazz de Robert Estay à Lalinde

Orchestre Biberons Jazz de Robert Estay à Lalinde

Les jours de foires et de marchés, on danse à Lalinde au café Bouthier, ou au café Arroyo. Pour la fête de la Saint-Pierre, le bal est organisé dans la salle de la mairie. À Couze, au café de l’Escale tenu par la famille David, c’est au son de l’accordéon de Monsieur Marcellin. Un peu plus tard, la salle Valade, ancien entrepôt de stockage du papier de Couze, va donner de l’aisance aux danseurs. Elle sera la première grande salle du canton, et c’est là que se produira à ses débuts le grand orchestre de Marcel Debernard.

Après la Seconde Guerre mondiale, plus particulièrement vers la fin des années cinquante et des années soixante, l’essor des dancings constitue une véritable aubaine pour les musiciens de bal. Ils vont pouvoir vivre de leur métier de saltimbanques. Pas un week-end sans un bal ! Les fêtes de village en été se déroulent sur trois jours, du dimanche au lundi, et à chaque jour son bal : le samedi soir, le dimanche après-midi et en soirée, puis le lundi soir pour clôturer la fête. Pendant l’hiver, les dancings tournent à plein régime : époque dorée pour les musiciens dont le métier va se professionnaliser.

Autour de Bergerac, on danse le samedi soir chez Eymet à Maurens, le dimanche soir chez Angély à Bouniagues ou chez Lougratte à Saussignac, puis chez Salinier à Saint Aubin d’Eymet, ou un peu plus loin à Landerrouat, à Trémolat dans les combles d’une ancienne grange baptisée un peu plus tard « Grenier de Trémolat ». D’autres soirées, ponctuelles, sont organisées chez la Milou à Cause de Clérans, chez Filet, au café de la Paix à Lalinde, chez Dédé à Mauzac, à Molières, ou à Pont de Vicq près du Buisson… Des salles de bal s’ouvrent dans tout le département. La majorité offre des services de cars gratuits, contribuant ainsi à assurer le succès des dancings.

Dans la région, deux dancings avant-gardistes dans leur conception, réservés à une clientèle sélectionnée, vont se démarquer. Le dancing des Milandes de Joséphine Baker, où se produisent des orchestres américains dont celui de Jo Bouillon, puis la Calypso à Beaumont du Périgord. Précurseurs des discothèques, ils offrent confort et déco soignée : des tables basses, un service à la table avec champagne, un portier, etc.

À cette même période, un autre concept de salle de bal connait un franc succès lors des fêtes votives. Il s’agit de salles itinérantes de superficie moyenne appelées « parquets », louées pour l’occasion par des comités organisateurs. Il était souvent impossible d’y circuler, tant il y avait de gens « parqués » – le nom ne pouvait pas être mieux choisi – d’autant plus qu’à cette époque, les fêtes de villages rassemblaient les foules. Ces salles entièrement démontables étaient recouvertes de bâches ou de tôles, les transformant en fournaises l’été et en glacières l’hiver. Des bancs, parfois rembourrés, entouraient la piste de danse, mais dans la majorité des cas, ils étaient faits de planches en bois.

L’autre particularité des bals de l’époque concerne le système de contrôle aux entrées. Après avoir réglé le droit d’entrée, vous aviez droit à un coup de tampon sur la main. Cette marque bétaillère, qu’il fallait montrer à tout bout de champ, devenait le laissez-passer pour la soirée, notamment dans les salles ne disposant ni de buvette ni de toilettes intérieures. C’était donc un va-et-vient incessant. Ces mouvements de foule favorisaient les fraudeurs. Ils tentaient en douce d’imiter la marque du tampon avec un bouchon de liège et un peu d’encre que le portier, submergé par la foule, n’avait pas toujours la possibilité de contrôler.

Une fois le contrôle passé, fallait-il encore gagner les bancs entourant la piste de danse. Si, malgré l’affluence, vous atteigniez votre but, un autre obstacle vous y attendait, et pas le moindre : alignées sur les bancs entourant la piste de danse… les mères ! Encombrées de vestiaire et de sacs à main, elles veillaient et autorisaient ou non leurs filles à accepter l’invitation des prétendants. Il fallait alors faire bonne figure afin d’obtenir l’accord de ces vigilants chaperons.

Madame Emilie Millard, surnommée « la Milou », collection famille Reversade, Cause de Clérans

Madame Emilie Millard, surnommée « la Milou », collection famille Reversade, Cause de Clérans

La cohue était à son comble lorsque les lumières s’éteignaient. L’orchestre entamait alors une série de slows. La seule danse pouvant être exécutée sur un mètre carré de surface et dont chacun s’accommodait malgré l’affluence ! Noyé dans la foule, le deal consistait à entrainer sa cavalière loin des yeux réprobateurs de la mère. Pas toujours facile vu la densité des danseurs mais qu’importe, l’obscurité aidant, les slows permettaient tout de même quelques élans de tendresse. Des marques d’affection qui n’était pas toujours partagées par les chaperons, l’œil en éveil. Aussi, n’était-il pas rare d’entendre claquer une gifle de la part d’une mère en colère qui réexpédiait sa fille, rouge de confusion, faire tapisserie sur le banc des laissés-pour-compte. Le cœur avait parfois ses raisons… que la mère ignorait !

La fin des années soixante voit le déclin des bals et l’ouverture des discothèques. Pour la région bergeracoise, le Roxane club et la Péniche à Bergerac, puis le Moulin de Carrieux à Liorac, le Moulin de Surier à Bannes, le Jeff à Castillonnès, plus tard, le Cellier au Château Mounet-Sully, et plus récemment le Windsor. Tous ces établissements vont participer à la lente agonie des petits bals du samedi soir

Au XXe siècle, les goûts musicaux évoluent au rythme des générations. De nos jours, la technologie permet de faire de la musique, sans être vraiment musicien. De ce fait, beaucoup d’orchestres disparaissent… Mais le métier de musicien de bal n’est pas totalement perdu. Il survit encore grâce au nouveau concept des thés dansants

Cependant, ces manifestations ne sont-elles pas les derniers soubresauts d’une époque révolue, avant que les p’tits bals, et tout ce qui faisait leur charme, se rangent au rayon des souvenirs ?

Christian Bourrier


Notes :

  •  (1)  Source : bulletin de la Société Historique et Archéologique du Périgord, tome 40, année 1913, page 86.

Cet article a été publié dans le numéro 6 du magazine « Secrets de Pays ».

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