Le Coulobre… ou les mystères d’une légende

« Saint-Front terrassant le Coulobre », Marcel Pajot, L’Agriculteur de la Dordogne, n° 1207, 20 décembre 1996, Périgueux.

profanes et littérature chrétienne. La légende du « Coulobre » semble intimement liée, depuis toujours, à Saint-Front, à la rivière Dordogne ainsi qu’aux villages de Couze et Saint Front et Lalinde.

La première mention de la venue de Saint-Front sur les rives de la Dordogne date du XIe siècle. Un nommé Sébald en fait état dans la Vita III (1), récit hagiographique consacré à Saint Front.

Ce texte localise l’un de ses miracles « dans un lieu nommé Linde, paroisse de Pinac, infesté de serpents…. ». Une ancienne pancarte de l’évêché de Périgueux situe la paroisse de Pinac sur le territoire actuel de la ville de Lalinde. Celle-ci n’apparaît plus au XIIIe siècle, probablement du fait de la disparition de son église ou du changement de son nom. À partir du XIIIe siècle, la paroisse porte le nom de l’ancien lieu-dit : Linda, devenu La Linde au Moyen Âge, puis, par fantaisie administrative, « Lalinde ».

Couverture du programme de la Félibrée de Lalinde, auteur inconnu (prisonnier du centre pénitentiaire de Mauzac), 7 juillet 1968, imprimerie Lambert, Lalinde.
Couverture du programme de la Félibrée de Lalinde, auteur inconnu (prisonnier du centre pénitentiaire de Mauzac), 7 juillet 1968, imprimerie Lambert, Lalinde.

Au XIe siècle, la légende n’a pas encore pris forme. C’est au XIIe siècle que la cour d’Angleterre – alors souveraine sur le sol périgourdin – en a connaissance. Un document attribué à Richard Ier (roi d’Angleterre et seigneur d’Irlande de 1189 à 1199) atteste que le lieu Linde est alors connu sous le nom de « Colubrium » ; toponyme qui acte la naissance du « Coulobre ». Puis, au fil des siècles, transmise oralement et enrichie de détails fantasmagoriques, « la légende du Coulobre » va prendre forme.

Dans l’un de ses ouvrages en ancien français, François Rabelais évoque, au XVIe siècle, le « grant Coulobre au païs de Lynde » : « Comme approuchions de la ville, en si estoict défilé de rivière que sembloient gouphres de Charybde et Sylla, tant estoient moult courants rapides et moult rochers pernicieux aux naufs, soubdain vismes-nous à dextre une montagne tout escarpée où nous feust dict que résidoyt le grant Coulobre, que jadis Sainct Fronto précipita en rivière Dordongne pour les dommaiges qu’il faisoit aux nautonniers ». Puis il en donne cette description : « Le grant Coulobre est une sorte de serpent à teste garnie d’aureilles et pattepelauté de gryphes ».

Si la légende semble avoir bien marqué les esprits au XVIe siècle, il faut attendre 1844 pour la voir réapparaître dans La Guienne Historique et Monumentale d’Alexandre Ducourneau (ouvrage doté d’une riche iconographie : trois cents lithographies dont celle de la ville de La Linde). On peut y lire :

« Le dragon habitait un antre druidique, près de La Linde, et, de là, développant en partie son corps gigantesque, enlevait les habitants du sommet de leurs murailles et les nautoniers dans leurs bateaux. Il se repliait ensuite dans son repaire pour y dévorer sa proie. L’évangélisateur Saint-Front, touché de pitié, fit dresser un bûcher sur la colline voisine et ordonna au dragon de s’y précipiter. Ô prodige ! Cédant à la puissance surnaturelle de celui qui le conjurait, le monstre se traîna de lui-même au milieu des flammes, et La Linde fut délivrée. En mémoire de ce grand bienfait, on bâtit sur la crête de la colline l’église de Saint-Front-de-Coulaury ou Colubry ».

À partir du XIXe siècle, de multiples versions voient le jour. En 1884, Le R.P. Carles, missionnaire, en relate une version bien remaniée : « À l’époque où Saint-Front faisait entendre sa prédication dans le Périgord, les bords de la Dordogne, en face de Lalinde, étaient infestés par un énorme dragon, qui faisait sa retraite dans un rocher, et de là s’élançait sur les bestiaux et les hommes pour les dévorer. Tout le pays était dans l’effroi et la consternation. Saint-Front fut ému de compassion au récit qu’on lui fit de tous ces ravages ; il traversa la rivière, monta jusqu’à la grotte, et dès qu’il fut en présence du monstre, il fit le signe de la croix et lui commanda au nom de Jésus-Christ de s’en retourner dans l’océan et de ne plus reparaître dans les lieux habités par les hommes. À ce commandement de l’homme de Dieu, le dragon se précipite dans la Dordogne et le pays en est délivré pour toujours. Les habitants rendirent grâce au saint homme en bâtissant sur le haut de la montagne une église…. ».

Au siècle suivant, en 1955, Olivier Bonnefond, auteur local, rapporte dans son ouvrage « La Frairie de Tressignac », la version contée par sa grand-mère lorsqu’il était enfant. « La caverne du Coulobre était occupée dans les temps immémoriaux par un monstre ressemblant à un reptile géant : le Coulobre. Il était si énorme qu’il posait une de ses pattes sur la colline de Saint-Front et l’autre sur la colline des Justices de l’autre coté de la vallée, et si long que sa queue battait la rivière jusqu’à Mauzac. Il allongeait son immense cou tout recouvert d’écailles qui scintillaient au soleil, pour picorer, à trois kilomètres en aval, les malheureux navigateurs qui descendaient des monts d’Auvergne. Vint au pays Saint-Front, le premier évangélisateur de notre région. Dès que le saint arriva au sommet de la colline, tout brillant dans ses ornements comme dans les vitraux et les enluminures du Moyen Âge, il n’eut qu’à toucher du bout de sa crosse le Coulobre pour que l’énorme masse s’écroule dans la rivière. ».

La plus fantaisiste des légendes de Saint-Front figure cependant dans le programme de la Félibrée de Lalinde, en 1968. Ce récit est une combinaison à la fois de l’époque biblique, « Puis la Dordogne s’ouvrit », de l’époque gallo-romaine, « Au temps de la décadence, longtemps après que César eut conquis la Gaule », et de l’époque moyenâgeuse lorsque l’auteur évoque « le consul de la ville » ! Excentricité d’auteur ou méconnaissance de l’histoire locale ? La bastide de Lalinde et ses consuls ne datent, en fait, que de 1267. De plus, elle fourmille de descriptions allégoriques dont on ignore les sources ! Le récit débute par le combat de Saint-Front à Périgueux et se poursuit par la venue du saint sur les rives de la Dordogne. Il y serait arrivé monté à croupe de cheval après que le (consul ?) de La Linde eut dépêché un conseiller à Périgueux à la recherche du saint homme. D’après l’auteur, l’arrivée du saint fut prétexte à un « branle-bas de combat, et il fallut que le centurion désignât un légionnaire pour conduire la barque qui devait amener le vieux prêtre au repaire du Coulobre… Le vieux prêtre brandissant sa canne, maudit la bête encore endormie et dans un hurlement le Coulobre eut un sursaut qui fracassa contre les rochers de la rive les quelques bateaux qui, la veille, avaient échappé à la fureur du monstre. Puis la Dordogne s’ouvrit ; les eaux montèrent, noyant les bords, battant le pied des maisons du village, un tourbillon se fit en aval et le Coulobre s’y engloutit, retournant par là en enfer, d’où il était sorti. »

Tout ceci démontre que depuis Sébald, premier moine collecteur, la légende du Coulobre a subi de nombreuses modifications. La mémoire et l’imagination de l’homme en ont favorisé de multiples versions, selon leur propre perception et leur interprétation. Cependant, quoique maintes fois remaniée dans sa forme, la légende reste, sur le fond, profondément cristallisée sur l’idéologie de la christianisation de la Gaule à l’époque de Saint-Front, personnage clé de l’évangélisation de la campagne périgourdine. Il vécut vraisemblablement entre le Ve et le VIe siècle, période où les rites païens se pratiquaient encore, époque où les Wisigoths, ariens, étaient maîtres de l’Aquitaine.

La chapelle de Saint-Front a probablement sanctifié un lieu païen où se pratiquaient des rites condamnés par la nouvelle religion. À ceci s’est ajouté un autre élément catalyseur : un passage de rivière particulièrement dangereux, le Saut de la Gratusse, rapide considéré comme maléfique où de nombreux bateliers ont fait naufrage et ont laissé la vie. La tradition orale rapporte que face à la chapelle, les mariniers se signaient avant d’aborder les rapides de Lalinde. La rivière a donné au confesseur Saint-Front un excellent prétexte pour éradiquer les anciennes pratiques religieuses. Sa venue en pays lindois n’est certainement pas le fruit du hasard. Quoiqu’il en soit, il en reste une belle légende !

Récits merveilleux et populaires, histoires déformées par l’imagination, les légendes ont de tout temps exercé leur pouvoir de fascination ! Probablement en raison de leur part de mystère ou de vérité cachée, mais aussi parce qu’elles apportent un peu de poésie locale. Elles permettent le voyage à travers les siècles et au-delà des frontières tout en perpétuant la transmission générationnelle.

Christian Bourrier
« Saint-Front terrassant le Coulobre », Marcel Pajot, L’Agriculteur de la Dordogne, n° 1207, 20 décembre 1996, Périgueux.


Notes :

 (1) Du latin vita (vie), livre dans lequel sont relatés la vie et les miracles d’un saint.


Cet article a été publié dans le numéro 2 du magazine « Secrets de Pays ».

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