La truffe, une saga

Le diamant noir, ce fleuron de la gastronomie périgordine, affiche une histoire un peu folle : celle, qui se perpétue de nos jours et qu’incarnèrent des trufficulteurs hardis, de l’Europe entière jusqu’à la Russie et l’Amérique.

Alain Bernard, journaliste périgourdin et auteur de plusieurs livres consacrés à la Truffe du Périgord, ex-localier au journal Sud-Ouest Dordogne

Tout commença en 1875 avec la crise du phylloxéra. Pour le paysannat français, largement viticole, entraîné vers l’abîme, la rédemption passa, sur des secteurs comme Sorges et son fameux docteur Pradel, par l’arrachage des vignes et leur remplacement par des truffes, via des chênes truffiers. Sur quarante ans – 18751915 – à la charnière des XIXe et XXe siècles, ce petit pays vécut au rythme inattendu de la truffe du Périgord (nom générique, comme l’on dit « champignon de Paris » ou « choux de Bruxelles »), caractéristique du Sud de la France, d’un bout d’Espagne et du Nord de l’Italie, avec prolongements contemporains jusqu’en Australie.

Vie et mort des trufficulteurs

Ce végétal capricieux et aphrodisiaque (il permit, dit-on à Napoléon de procréer), chanté par les troubadours, est non seulement énigmatique mais vaguement maléfique. C’est pourquoi, au Moyen-Age, l’Église le chargea, dans sa noirceur souterraine, de tous les péchés ! La truffe devait subir, plus tard, la tragédie de la Grande guerre saignant à blanc, dans les tranchées, les trufficulteurs comme les autres…

L’existence des trufficulteurs était rude. Dans les hameaux, on vivait serré à la Jacquou le Croquant près de la cheminée et des bêtes pourvoyeuses de chaleur. Une promiscuité qui rendait contagieuses les épidémies comme la grippe espagnole. Dehors, les loups rodaient…

Pic mémorable

Pendant ce temps, le diamant noir faisait son tour du monde. Pas moins d’une cinquantaine de recettes à base de truffes honoraient ainsi la cuisine russe. Or, les chefs faisaient de la Russie, après l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la Belgique un des plus gros importateurs de ces truffes françaises dont on récolta 1 900 tonnes en 1889, année d’un pic mémorable. La Dordogne était alors, avec 160 tonnes, le 5e producteur après les départements de Provence (Vaucluse, Basses-Alpes, Drôme) et le Lot.

Les truffes du tsar

Inspirant des kilomètres de drapeaux bigarrés aux couleurs des deux pays, le rapprochement franco-russe fut marqué par des visites de souverains russes où la gastronomie faisait la part belle au diamant noir : suprême de poulardes aux truffes du Périgord, paonneaux truffés rôtis sauce Périgueux, truffes d’Excideuil sauce financière, timbale de truffes au champagne, gélinottes aux truffes, etc.

Au palais de Nicolas II à Saint-Pétersbourg, un cuisinier-truffier était chargé de confectionner des omelettes aux truffes que la tsarine notait selon leur attrait, leur esthétique et leur goût. Les carnets d’annotation, en français, seront retrouvés bien plus tard chez un particulier, Robert Cruège à Thiviers, fin gastronome, membre éminent de confréries de table, initiateur du Salon international du livre gourmand de Périgueux…

Truffe de bon commerce

En Périgord fleurissent alors des négociants en truffe à Sarlat, Terrasson, Eymet, Bergerac, Thiviers ou Beaumont. À Périgueux même, huit importateurs-exportateurs ont pignon sur rue – en 1920, ils seront encore onze. Des maisons de commerce truffier émergent comme Bizac ou Chambon et Marrel, toutes deux installées à Souillac depuis le XIXe, la première ayant toutefois éclos à Brive.

Par rapport à la Dordogne, le Quercy marque des points avec le nœud ferroviaire de Souillac sur la voie Paris-Toulouse, concurrent de Négrondes. La fabrication des conserves, foisonnante dans le Lot, constitue également un enjeu pour l’exportation des truffes, dont bien peu partent fraîches.

Exporter

Export ? Les records sont légion. On peut en 48 heures, envoyer de Souillac 20 kilos de truffes à Edinbourg ou Istanbul, à Porto ou Budapest. La commande ? Par télégraphe. L’acheminement ? Par chemin de fer, voire par bateau sur les flots de la Baltique ou de la Mer noire ! Des agents permettent, à travers l’Europe, de maîtriser ce commerce, de Copenhague à Spoleto en Italie, de la Catalogne à Liège.

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Exemple saisissant, tel Allemand pratique un itinéraire immuable : départ de Rhénanie vers la Prusse, Berlin, Copenhague, Varsovie, les Pays baltes, Saint-Pétersbourg, Helsinki, Moscou, Odessa, Budapest, la Silésie, la Bohême, la Bavière, l’Autriche, Trieste, Venise et… Souillac.

L’Orégon a aussi constitué, après la guerre de 14, une frontière truffière américaine, sur fond de mémoire indienne de « montagnes de truffes » assez mystérieuses. Mais le « Titanic » a coulé avec les truffes qu’il transportait peut-être !

Après l’Europe, la Russie et l’Orégon, le soleil ne se couchait-il jamais sur l’empire truffier ? On serait tenté de le croire encore avec tels gastronomes japonais fêtant la truffe avec la confrérie du Pâté (truffé) de Périgueux, avant d’affronter Lascaux !

Alain Bernard (1)
Auteur et journaliste périgourdin, ex-localier au journal Sud-Ouest Dordogne


À lire également notre dossier consacré à la Truffe du Périgord


Notes :

 (1) La truffe est l’un des sujets de prédilection d’Alain Bernard, comme en témoignent ces trois ouvrages écrits entre 2010 et 2016 : Les Truffes du Tsar, Truffes impériales et Les forçats de la truffe. — Pour en savoir plus : Association Arka.


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