La Poudrerie de Mauzac… une friche oubliée

Carcasses en béton, vestiges de la Poudrerie de Mauzac. Photo © J. Tronel.
Nous sommes en 1937. Les menaces de guerre se précisent. Le projet de création d’une poudrerie voit le jour à Mauzac. Il comprend une fabrique de chlore, un atelier de fabrication de phosgène, une unité de distillation de benzol, ainsi qu’un atelier de chargement d’obus en gaz de combat.

Les prémices des travaux, brutalement stoppés en raison de l’armistice de juin 1940, ont laissé de nombreuses traces : carcasses de bâtiments en béton, vestiges d’un réseau ferré, cantonnements d’ouvriers (camp Maury, camp Sud, et camp Nord transformé par Vichy en prison militaire)…

Les raisons d’un choix difficilement accepté…

Qu’est-ce qui a bien pu conduire le ministère de l’Armement à choisir le site de Mauzac comme lieu d’implantation d’une poudrerie nationale ? Ce choix satisfaisait parfaitement au cahier des charges : proximité d’une rivière navigable (la Dordogne ainsi que le « canal de dérivation de Lalinde ») ; présence d’une centrale électrique et d’une ligne à haute tension (barrage de Mauzac, usine hydro-électrique de Calès) ; terrain parfaitement plat (plaines de Mauzac et de Sauvebœuf) ; sous-sol de sable et gravier non calcaire pouvant supporter des constructions importantes ; existence d’une ballastière et d’une sablière déjà aménagées ; implantation proche d’une grosse agglomération, d’un réseau routier et d’un réseau ferré faciles d’accès (la sous-préfecture de Bergerac est située à une trentaine de kilomètres, tandis que la gare de Mauzac est à 500 m., sur la ligne Bordeaux-Aurillac), à distance raisonnable d’un port (Bordeaux) et de mines de charbon (à Carmaux, dans le Tarn) ; superficie minimum de 60 ha (97,68 ha sont réquisitionnés).

Dès le début, Marcel Jacquier, préfet de la Dordogne, ainsi que Georges Borderie, sous-préfet de Bergerac, se plaignent d’être tenus à l’écart du projet et en déplorent la nature. Le 18 décembre 1939, Georges Borderie évoque la question et s’étonne : « J’ai appris par ouï-dire que le ministère de l’Armement avait réquisitionné des terrains dans la commune de Mauzac pour y créer une Poudrerie. Les mauvaises langues prétendent même qu’il s’agit d’une fabrique d’ypérite ». Le 23 février 1940, il déplore le fait que la poudrerie se soit installée « sans crier gare », qu’aucune enquête n’ait été réalisée et que « la législation sur les établissements insalubres, incommodes ou dangereux » ait été « complètement ignorée ».

Légende photos : 1. Attelage hypomobile de la ferme située au camp Maury, 1953, coll. J. Tronel. 2. Personnel employé au garage de la Poudrerie de Mauzac, 1940, coll. M.-A. Raynaud. 3. État-major de la Poudrerie de Mauzac, 1940, coll. J. Tronel. 4. Tracteur de la ferme du domaine agricole de Mauzac, 1953, coll. J. Tronel.

Des milliers de travailleurs au service de l’effort de guerre

Le 25 mai 1940, un état des effectifs révèle la présence de 1 011 employés à la Poudrerie nationale de Mauzac (978 hommes et 33 femmes) travaillant jour et nuit sur le site. Dans son rapport, l’adjudant Boissavy cite la poudrerie en construction dont « les travaux nécessitent l’emploi de 1 200 ouvriers. Parmi ceux-ci se trouvent 500 miliciens espagnols, des réfugiés civils de la région parisienne et des manœuvres français et étrangers. Au mois de mars ce nombre sera juste à 2 000 ».

Il évoque ensuite l’accroissement de la population de la circonscription de Lalinde, dont dépend Mauzac, « qui s’élevait à 6 675 habitants avant les hostilités [et] se trouve portée actuellement à 8 500 en raison de l’arrivée des ouvriers et des réfugiés ». Deux mois plus tard, l’adjudant de gendarmerie mentionne « 9 000 habitants parmi lesquels se trouvent 400 étrangers ». Quant au chantier de la poudrerie, « il occupe actuellement près de 2 000 ouvriers ».

En toute hâte le directeur de la poudrerie fait construire « des cantonnements avec pavillons garnis de lits, lavabos, W.C. aménagés et réfectoires spacieux […]. Nul doute que beaucoup de réfugiés n’y trouvent, avec un travail assuré, une vie suffisamment confortable », précise-t-il. Les premiers contingents de travailleurs espagnols arrivent sur le site avant que les logements ne soient terminés. Qu’à cela ne tienne ! La SNCF met à disposition des wagons de marchandises qui, provisoirement, vont servir de dortoirs. Le prix de location de ces wagons est de 20 francs par jour.

La plus grosse partie du projet d’édification de la poudrerie est confiée à la Société des Grands Travaux de Marseille. Le coût des travaux réalisés, jusqu’à l’armistice, atteint la somme de 15 millions de francs « comprenant les terrassements généraux, la construction de routes en béton et des bâtiments industriels ». Sont également sollicitées les entreprises Dehé & Cie, responsable de la « pose de la voie » ainsi que Pinardel Père & Fils, de Tulle (Corrèze). De novembre 1939 à juillet 1940, cette dernière entreprise emploie à elle seule 224 ouvriers, dont 177 Français, 20 Italiens, 12 Espagnols, 8 Allemands, 4 Portugais, 2 Polonais et 1 Belge. La construction de routes et de bâtiments en béton nécessite d’importantes quantités de ciment, de sable et de gravier. Ces matériaux sont transportés par voie fluviale, en gabares, ainsi qu’en témoigne Henri Gonthier, l’un des derniers bateliers sur la Dordogne.

L’utilisation de la main-d’œuvre étrangère

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On ne peut évoquer la main-d’œuvre espagnole, largement sollicitée sur le chantier de la poudrerie de Mauzac, sans parler des formations qui l’encadrent : les 18e et 19e compagnies de travailleurs étrangers (CTE) remplacées par le 652e groupement de travailleurs étrangers (GTE), formé en octobre 1940. Les travailleurs étrangers rattachés au 652e GTE sont affectés à divers travaux : agricoles et forestiers (bûcheronnage), production de charbon de bois obtenu par carbonisation (forêts de la Bessède et de la Double), assèchement des marais de la Beune, exploitation des mines de lignite (La Chapelle-Péchaud, Veyrines-de-Domme et Le Dantou), construction des barrages hydroélectriques (L’Aigle et Bort-les-Orgues), transformation « de deux grands bâtiments déjà édifiés sur les terrains de la poudrerie en entrepôts de tabacs », entretien de routes….

En mars 1941, l’effectif est de 255 hommes, Espagnols pour la plupart. En avril 1941, le chef de groupe est le lieutenant de vaisseau Jacques Grange. Il bénéficie des « renseignements les meilleurs. Le personnel d’encadrement du groupe est excessivement “ sûr ” et sa conduite, ses antécédents, ses sentiments nationaux à l’égard du Gouvernement du Maréchal permettent d’avoir une confiance absolue en lui ». Le cantonnement de ce GTE est situé à 700 m. du camp Nord et à 600 m. du camp Sud de Mauzac, à l’endroit connu sous le nom de « Camp Maury », du nom de l’ancien propriétaire de la parcelle. Le groupement fonctionne jusqu’au 15 septembre 1942 puis rejoint le 647e GTE stationné à Chancelade, près de Périgueux.

L’impossible retour de la terre à leurs propriétaires

Le 5 juillet 1940, le général Colson, ministre de la Guerre, décrète que les tribunaux militaires de Paris s’installeront à Périgueux. Cette décision rend nécessaire la création d’un lieu d’internement à proximité. Opportunément, la Justice militaire s’intéresse à Mauzac et s’approprie l’un des deux cantonnements d’ouvriers qu’elle transforme en prison militaire. Trois rangées de barbelés et quelques miradors sont rapidement dressés autour de la douzaine de baraquements formant le « camp Nord », à Sauvebœuf, sur la commune de Lalinde. Curieusement, la prison prend le nom de la commune voisine, Mauzac, pour devenir : « la Prison militaire de Paris repliée à Mauzac ». Elle fonctionne du 6 novembre 1940 au 2 mai 1945. Après cette date, elle passe sous contrôle du ministère de la Justice.

Dès qu’ils comprennent que la construction de l’usine d’armement de Mauzac est stoppée, les propriétaires expropriés demandent que toutes les dispositions soient prises pour que ces terres leur soient remises au plus vite… en vain. Le 28 janvier 1942, le président du tribunal de première instance de Bergerac prononce une ordonnance de poursuite d’expropriation des terrains à la requête du secrétariat d’État à la Production industrielle qui envisage d’implanter sur le site « une industrie de distillation du maïs pour en extraire l’alcool et la cellulose »…

Ce projet est classé sans suite… Le 22 juin 1945, une adjudication aux enchères publiques a lieu en mairie de Mauzac : 43 lots sont loués en vue d’être cultivés. La durée de location varie de 1 à 8 ans, à compter du 24 août 1945. À échéance, le 23 août 1953, le ministère de la Justice, qui a pris entre temps le contrôle des terrains et des bâtiments, fait savoir qu’il ne souhaite pas proroger le bail ni procéder à de nouvelles adjudications. Pour échapper à toute critique de la part des agriculteurs environnants, tous anciens propriétaires, l’administration pénitentiaire de Mauzac se dote d’un tracteur afin de cultiver elle-même les terrains dont elle prétend conserver la jouissance…

Plan d’ensemble du domaine de la Poudrerie en mai 1940, coll. Association A3P

Plan d’ensemble du domaine de la Poudrerie en mai 1940, coll. Association A3P

Une association de défense des habitants…

Le 24 décembre 1954, une « association de défense des habitants du canton de Lalinde » est constituée. Adrien Cabane en est le président. MM. d’Abbadie d’Arrast, Fargues et Beney en sont respectivement les vice-président, secrétaire et trésorier. Le plus actif et le plus médiatique est, incontestablement, M. d’Abbadie d’Arrast. L’affaire prend un tour politique quand le conseiller général et maire de Lalinde, Marcel Ventenat, se prononce pour le maintien du centre pénitentiaire de Mauzac avec restitution de 20 ha seulement sur les 97 expropriés. Le 20 novembre 1955, M. Ventenat organise une réunion d’information à la mairie de Mauzac. Devant une quarantaine de personnes, il fait valoir la prospérité relative dont profite toute la région grâce au centre pénitentiaire. Il recueille l’adhésion des commerçants de Lalinde et de Mauzac.

M. d’Abbadie d’Arrast ne ménage pas sa peine. Il remue ciel et terre, faisant intervenir ses relations, au rang desquelles figurent les anciens ministres Coste-Floret, Bourgès-Maunoury, Georges Bonnet, Edmond Michelet et Jacques Chaban-Delmas. Le 16 avril 1957, un avis du conseil d’État semble donner raison à l’association de défense. Le 14 juillet 1957, dans un courrier adressé au député Charpentier, le vice-président s’enflamme : « Nous espérons fermement que notre belle plaine ne va pas tarder à être libérée, puisqu’on ne peut plus y créer le pénitencier agricole honni par toute la région. Ainsi les braves cultivateurs de Mauzac pourront enfin rentrer en possession des terres qui leur ont été enlevées il y a 17 ans, et dont une poignée d’affairistes véreux et de politiciens plus ou moins moscoutaires prétendaient maintenir l’injuste nationalisation. »

Mais la situation s’enlise, en dépit de l’intervention de l’avocat bordelais Pierre Gravelier. Par un courrier du mois de juillet 1961, le ministre de la Justice fait savoir qu’il est au regret de ne pouvoir réserver une suite favorable à l’affaire : « La nécessité absolue du maintien à la disposition de l’Administration pénitentiaire du centre de Mauzac me paraît exclure l’éventualité d’une modification immédiate de son statut juridique… » Le centre pénitentiaire de Mauzac est en effet utilisé, au début des années soixante, comme lieu d’internement pour 255 « politiques » du Mouvement nationaliste algérien (MNA), puis, à partir de mars 1962, il devient un centre de regroupement pour objecteurs de conscience, témoins de Jéhovah pour la plupart.

De la Poudrerie nationale de Mauzac, il ne reste aujourd’hui que des vestiges. Au plan de l’esthétique, ces friches industrielles sont perçues comme autant de squelettes en béton qui enlaidissent le paysage. Au plan de la mémoire, elles témoignent de la lutte et de la souffrance de centaines de travailleurs espagnols et autres déracinés qui ont été mêlés à la construction d’une usine de fabrication de produits chimiques dont l’article 171 du Traité de Versailles (28 juin 1919) et le Protocole de Genève (17 juin 1925) avaient pourtant très clairement condamné l’utilisation… mais pas la fabrication : suprême hypocrisie !

Quoi qu’il en soit, c’est à ce projet de construction avorté que l’on doit la présence aujourd’hui d’un centre de détention à Mauzac.

Jacky Tronel

Cet article a été publié dans le numéro 1 du magazine « Secrets de Pays ».

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