Cet épisode peu glorieux de notre histoire coloniale ne figure dans aucun manuel scolaire, qu’il soit français ou vietnamien. Pourtant, l’administration coloniale a bien envoyé en France quelque 20 000 Indochinois pour en faire de la main-d’œuvre. Pourquoi ce silence ? On comprend que la France n’en soit pas très fière… mais le Vietnam !
Les derniers Vietnamiens rapatriés dans leur pays, en 1954, en pleine guerre d’Indochine, ont été souvent considérés comme des « collaborateurs » par le Vietminh. Quant au petit millier ayant fait le choix de rester en France, à l’exemple de Bernard Vu Quang Huy, il s’est bien intégré et a longtemps préféré ne pas en parler.
Âgé de 95 ans, Bernard réside à Bergerac depuis 1947. En 1950, il épouse une jeune Bergeracoise. Veuf depuis peu, il est chouchouté par une famille aussi aimante que nombreuse : quatre fils, trois filles, des petits et arrière-petits-enfants, la plupart vivant et travaillant à Bergerac. Dans cette famille soudée, l’atmosphère est particulièrement chaleureuse. Les enfants ont été élevés par leur mère comme ceux de ses compatriotes mariés à des françaises. Vu Quang Huy a tourné la page de sa jeunesse au Vietnam et s’est tu des années, avant de raconter son histoire.
Avoir 20 ans en 1939
Bernard Vu Quang Huy est né au Vietnam, dans une famille aisée dont la condition sociale lui permet de faire ses études au lycée français. Bilingue et bachelier, il est dans son village de la province de Ha Nam quand arrive l’avis d’enrôlement. La commune doit fournir vingt hommes et huit seulement se présentent. Il fait partie de la douzaine d’hommes enrôlés de force. Refusant l’offre du maire – son oncle – d’intervenir auprès du préfet, il part avec les 20 000 autres qui embarquent sur des navires bondés. Six mois plus tard, ils arrivent aux Baumettes, à Marseille, puis sont répartis en contingents un peu partout en France, principalement dans les entreprises relevant de la Défense nationale. 8 000 d’entre eux sont affectés dans le Grand Sud-Ouest, dont 2 200 à la poudrerie de Saint Médard en Jalles, et 1 750 à celle de Bergerac. Regroupés en compagnies et en légions, ces travailleurs, immigrés de force, ont un statut ambigu : mi-soldats, mi-civils. Ils dépendent du ministère du Travail qui est tenu de les nourrir et de les vêtir moyennant un salaire dérisoire. Ils sont encadrés par des officiers et des fonctionnaires coloniaux, en retraite ou en disponibilité, du Service de la Main-d’œuvre Indigène et Coloniale (M.O.I.).
Surveillant et interprète
« Je n’ai connu ni les baraquements de Creysse, ni la poudrerie de Bergerac », nous dit Bernard Van Vu Quang Huy. Sa formation et sa maîtrise du français lui permettent, dès son arrivée à Marseille, d’accéder à l’école des cadres et d’obtenir un poste d’interprète et de surveillant dans les camps.Après l’armistice, la vie quotidienne des ouvriers indochinois se dégrade. Les rapatriements sont compliqués en raison du blocus maritime imposé par l’Angleterre, à partir de 1941. Cinq mille seulement sont ramenés chez eux. Les autres sont cantonnés dans les cinq camps existants en France, dont celui de Bergerac. Le souci du gouvernement de Vichy est alors de leur trouver du travail pour qu’ils ne coûtent rien à l’État. 700 d’entre eux vont, par exemple, participer à l’assèchement de la vallée des Beunes, dans la région des Eyzies, de 1941 à 1943, sous-alimentés et vivant dans des baraquements sans chauffage.
La guerre d’Indochine
Une fois la France libérée, les rapatriements reprennent au compte-goutte, de 1946 à 1952. On est en plein conflit avec l’Indochine qui réclamait depuis longtemps son indépendance, sous l’empereur Bao-Daï. L’administration coloniale s’y est toujours opposée. Il reste donc environ un millier de Vietnamiens dans le Sud-Ouest manifestant en faveur de l’indépendance, ce qui accélère les rapatriements. Bernard Vu Quang Huy quitte la région de Marseille pour Bergerac, où sa compagnie est transférée en 1947. Il est démobilisé deux ans plus tard.
Retour à la vie
Bernard Vu Quang Huy est un battant. Rendu à la vie civile, il entre comme chef monteur électricien dans une entreprise privée où il poursuivra toute sa carrière. Il épouse la fille de sa logeuse, à l’Alba, et ils élèveront ensemble sept enfants. Il n’est jamais retourné au Vietnam où il n’est pas facile de joindre la famille restée dans le sud. Il correspond, par internet, avec des membres de sa famille exilés volontaires au Canada et aux Etats-Unis. Seule sa fille, Martine, née en 1952, a appris le vietnamien et a visité le Vietnam avec son mari et ses enfants, en 2003. Elle a pu rencontrer le frère de son père in extremis, à l’aéroport, avant de revenir en France : « L’aboutissement de ce voyage a été la rencontre, pour la première fois, avec notre famille paternelle… mes racines. C’est inoubliable ! Le frère de notre père lui ressemble comme un jumeau ! Ces moments d’émotion resteront gravés dans nos mémoires pour le restant de notre vie… »
Il n’y a rien de plus à dire…
Régine Simonet