La batellerie en Périgord



Quand les fleuves aquitains n’ont plus été des voies d’invasion ou des frontières mouvantes séparant des ennemis trop proches, ils sont devenus des voies commerciales primordiales, traits d’union entre les provinces intérieures et la façade atlantique. Prolongeant sur leurs rives les activités du littoral, ils ont suscité des exploitations rivales ou complémentaires, telle la batellerie, la pêche, les constructions navales. Favorisant l’exposition des coteaux riverains, ils ont permis l’expansion de grands vignobles de la région. À l’égal de la viticulture, l’industrie et l’artisanat furent, soit déterminés, soit vivifiés par la proximité des grandes rivières d’Aquitaine : la production des mines, des forges, des carrières ou des chantiers forestiers étaient bien souvent trop lourdes ou encombrantes pour emprunter des chemins de terre. (…) Les cours d’eau navigables étaient aussi les voies obligées du ravitaillement des hommes. En temps normal, ils assumaient la complémentarité entre le superflu et le nécessaire, entre les denrées de la descente et celles de la remontée. En temps de pénurie, ils permettaient l’acheminement des grains providentiels grâce à ces convois de bateaux qui suscitaient à leur passage émotions et incidents. —  (1) Les gens de la rivière de Dordogne, Anne-Marie Cocula-Vaillières.

La batellerie sur les rivières du Périgord

Le réseau hydrographique serré qui traverse le Périgord d’est en ouest, semble, a priori, devoir fournir de remarquables voies de circulation. En réalité, cinq rivières seulement sont navigables : la Dronne, l’Isle et la Dordogne qui traversent le département d’est en ouest. Elles prennent leur source dans le Massif central avant d’irriguer l’Aquitaine. La Vézère, qui préfère rejoindre la Dordogne à Limeuil. Enfin, le Dropt qui serpente aujourd’hui paisiblement au Sud du département, jadis sujet à des colères terribles, emportant ponts, chaussées et moulins.

La batellerie avec ses flottes de gabares a eu ses heures de gloire, tant dans la vallée de Dordogne que plus tard dans la vallée de l’Isle. Elles transportaient du vin, de l’eau-de-vie, du froment et de la farine à Libourne, à Blaye et à Bordeaux. Au retour, grâce au halage, ces mêmes gabares rapportaient des denrées alimentaires (sel, huile, poissons séchés et salés, café, épices), matériaux de construction (bois, plâtre, quincaillerie), mais aussi du soufre, du charbon ou du goudron végétal.

La batellerie sur la rivière Dordogne

En raison de la pauvreté des voies de communication, la rivière Dordogne a occupé un rôle très important dès le VIIIe siècle. Ainsi, la voie fluviale permettait de rattacher l’Auvergne à la Gironde, en passant par la Haute-Dordogne puis la Moyenne-Dordogne. Difficile d’imaginer aujourd’hui le rôle économique et culturel qu’a joué dans cette vallée la batellerie jusqu’au début du XXe siècle.

Un à deux mois de navigation par an – Torrentueuse en hiver, presque à sec en été, la Dordogne n’était navigable que pendant une période très courte dont il fallait profiter. C’était en effet seulement à la fin du printemps lorsque les eaux de neige achevaient de s’écouler, ou au début de l’automne quand les premières pluies gonflaient son cours asséché par les chaleurs de l’été, que la navigation devenait possible. Le niveau favorable correspondait à la cote de 1,50 mètre à l’échelle d’étiage du port d’Argentat. On disait alors que les eaux étaient « marchandes » ou « de voyage ». Au-dessous de cette cote, la navigation était impossible ou tout au moins difficile, voire parfois dangereuse quand le niveau descendait sous la cote de 0,80 mètre. D’ailleurs, par eaux trop basses, la charge des bateaux aurait dû être réduite en dessous des limites de rentabilité. Au-dessus de la cote de trois mètres, cette navigation cessait à nouveau d’être possible, la rivière devenant un torrent ou la gabare n’aurait pu être gouvernée. Gabares sur la haute Dordogne, Charles Bouyssi. (2)

Les gabariers de Haute et Moyenne-Dordogne devaient éviter les « rajols » (rapides), les « platans » (rochers dont une partie se trouve sous l’eau), les « palas » (bancs rocheux), les « meilhes » (contre-courants), les « guerlous » (bras où la rivière se resserre), les « maigres » (passages étroits qui peuvent provoquer l’échouage sur les graviers), les îles, les falaises, les pêcheries, les piles de pont, ainsi que les « malpas », ces mauvais pas aux noms évocateurs : Le Saut du Diable, La Despolha, Le Trou du Loup, La Despouille, Le Grand Thoret, Le Saut de la Gratusse, le Passage des Carabines et le Rapide des Pesqueyroux que les gabariers n’abordaient pas sans se signer…

De Castillon au Bec d’Ambès, les bateliers devaient affronter les pièges du courant et du mascaret, cette longue vague déferlante pouvant atteindre un mètre à la marée montante, lorsque se rencontrent le flux et le reflux. Pour faire face à tous ces dangers, les gabariers n’hésitaient pas à demander la protection de Dieu.

Gabare ou gabarre ? Pour faire simple, « gabare » avec un seul « r » fait référence au latin gabarus, tandis que « gabarre » avec deux « r » fait référence au gascon gabarra. La première graphie est celle qui est recommandée de nos jours, contrairement à l’usage qui préfère la consonne double. Pour info, le Livre de Vie de Bergerac (1379-1382) utilise une autre graphie : guabarra

DÉFINITION — La gabare ou gabarre (de l’occitan gabarra, du grec karabos) est un type de bateau traditionnel destiné au transport de marchandises. Deux types de navires sont désignés par ce mot : les gabares fluviales et les gabares maritimes. Ce terme désigne en fait plusieurs types de bateaux fluviaux de différents bassins de la façade atlantique (Loire, Sèvre niortaise, Charente, Dordogne, Garonne). Leur seul point commun est celui de tous les bateaux de transports fluviaux : le fond plat appelé « sole » qui lui permet, avec un faible tirant d’eau, de porter un maximum de charge. Assez souvent aussi, ces bateaux peuvent être gréés. (3)


Le temps des gabariers

Les gabares, de larges barques à fond plat, étaient appelées plus communément « argentat », du nom du premier port important en aval. Parfaitement adaptées à la navigation sur la Dordogne, ces embarcations assuraient un trafic commercial uniquement descendant, jusqu’à Libourne. La vitesse moyenne de navigation variait de 12 à 15 km/h. Lorsque le temps était favorable, la descente durait cinq à six jours.

Le chargement était constitué de merrain (les lames de chêne destinées à la fabrique des tonneaux) et de carassonnes (les piquets de châtaignier ou d’acacia qui servaient de tuteurs pour les vignes) à destination de Bergerac, de Libourne et de Bordeaux. Les produits locaux tels que le fromage d’Auvergne, les châtaignes du Limousin, le charbon provenant des mines d’Argentat, ainsi que les peaux de la tannerie de Bort-Les-Orgues ne constituaient que le complément du chargement.

Au départ de Domme, Bergerac, et Port-Sainte-Foy, les vins du Périgord étaient acheminés vers les ports de Libourne ou Bordeaux d’où ils s’exportaient, dès l’époque médiévale, vers l’Angleterre, l’Irlande et l’Écosse, ainsi que vers les pays d’Europe du Nord. En plus du vin, on transportait également les productions des ateliers meuniers de Domme, des papeteries de Couze et de Creysse, des carrières de pierres de taille…

Les gabares étaient tellement chargées qu’elles n’étaient pas facilement manœuvrables. Pour s’aider, les « floutayris » (matelots) utilisaient l’« astre », longue perche de 3 ou 4 mètres avec laquelle ils pouvaient, au besoin, accélérer la marche du bateau en prenant appui sur le fond de la rivière, le dégager lorsqu’il s’était engravé ou bien l’éloigner des rochers menaçants. Autant dire qu’il fallait être fort et expérimenté pour tenir ferme le « gober » (long aviron de queue qui servait de gouvernail) et les pâlas (rames de 5 à 6 mètres de long). Suivant les situations, les gabariers devaient « tener drech » (tenir droit l’embarcation), « couajar » (godiller à l’aide du « gober »), « sarrar » (serrer), « cachar » (appuyer) et « tirar » (ramer). Pour les mariniers, chaque voyage pouvait être le dernier…

Les maîtres de bateaux étaient le plus souvent propriétaire de trois à quatre bateaux. Ils employaient les mariniers, salariés à la journée ou à l’année, et assumaient les autres frais. L’équipage était composé de quatre à cinq personnes : le capitaine occupait la place à l’arrière du bateau, en hauteur, ce qui lui permettait de pouvoir observer par-dessus le chargement et gouverner avec plus de facilité ; à l’avant, se trouvaient deux rameurs ; une personne était chargé d’écoper et, la cinquième, armé d’une longue perche, était chargée de dégager le bateau des rochers.

La Dordogne fut autrefois le théâtre d’un trafic intense, périlleux, mais vital. Cette activité fluviale bénéficiait à l’économie de toute la région. En effet, la batellerie faisait vivre de nombreux ouvriers. Pour la construction des embarcations, on avait besoin de bûcherons, scieurs, charpentiers de marine, cordiers. Pour manipuler le fret et conduire des embarcations, on employait des floutayris, portefaix, arrimeurs, bouviers haleurs, flotteurs, éclusiers, lamaneurs, sacquiers… Tandis qu’une grande partie de la population travaillait à la production des marchandises qui transitaient par la rivière : viticulteurs, fermiers, pêcheurs, mineurs, barricaires, meirandiers, carassonniers…

Après la livraison des marchandises, les gabares en provenance de la Haute-Dordogne étaient désossées, planches par planches, membrures par membrures, puis vendues comme bois de menuiserie ou bois de chauffage, pour le quart ou le cinquième de leur valeur. Une fois les gabares vendues, les hommes devaient remonter à pied. Certains gabariers devaient refaire jusqu’à 350 kilomètres pour rejoindre leur domicile, en empruntant les chemins de halage, puis à travers les forêts des gorges de la Dordogne.

Le déclin de la batellerie en Périgord

Malgré les efforts consentis dans la seconde moitié du XIXe siècle pour faciliter la navigation sur la Dordogne, l’apparition du chemin de fer va progressivement entraîner une nette diminution du trafic fluvial et de la batellerie en Périgord. Au départ de Bordeaux, le rail atteint Libourne en 1852, Bergerac en 1872, Sarlat en 1882 et Souillac en 1898, puis le reste de la vallée amont un peu plus tard. C’en est fini de la navigation sur la Haute et Moyenne-Dordogne. D’autant plus qu’en 1878, le phylloxéra dévaste les vignobles du Bergeracois et du Dommois. La dernière gabare se brise à Cénac dans les années vingt, sur un câble tendu entre les deux rives. En 1932 et 1935, deux gabares métalliques, munies d’un moteur d’avion de 150 CV et propulsées par hélice, arrivaient à remonter à Spontour. Quelques rares bateliers poursuivent leurs activités en se spécialisant dans l’extraction de gravier dans le lit de la rivière. En Basse-Dordogne, la navigation continuera jusque dans les années 1940.

La navigation de plaisance

Depuis plusieurs décennies, sur de nombreux canaux et rivières de France, le tourisme fluvial prend le relais de l’ancienne batellerie et se révèle aujourd’hui comme un facteur majeur en matière de développement économique. La première des gabares touristiques de Dordogne date d’avant la seconde guerre mondiale, lorsqu’un jeune instituteur de Spontour, Henri Soudeille, eut l’idée d’en faire construire une par les derniers gabariers retraités de la Haute-Dordogne. Pouvant accueillir cinquante passagers, cette embarcation de 12,50 mètres de long, eut un franc succès.

Aujourd’hui, quelques gabares transportent des touristes sur plusieurs secteurs géographiques de la vallée : Beaulieu-sur-Dordogne, La Roque-Gageac, Beynac, Mauzac, Bergerac, Sainte-Foy-la-Grande, Castillon, Cabara, Branne, Libourne, ou encore Saint-Martial-d’Artenset, sur l’Isle. Il en est de même sur la Baïse de Nérac à Condom. Il s’agit de bateaux-promenades fabriquées, à l’initiative de certaines collectivités locales, par des charpentiers de marine ou bien à Gujan-Mestras (Gironde) par des chantiers navals qui se sont spécialisés dans ce type de construction. Cette activité permet de découvrir d’une manière ludique les paysages, la faune et la flore des rives de nos rivières du Périgord, pour la plus grande joie de milliers de touristes.

Grâce aux efforts de nombreuses municipalités, l’espace fluvial retrouve peu à peu sa place dans le patrimoine rural et urbain. C’est ainsi que l’aménagement de cales et de quais redonne vie aux anciens chemins de halage propices à la randonnée. Toutefois, l’âge d’or de la batellerie en Périgord appartient bel et bien au passé !


Notes :

  •  (1) Les gens de la rivière de Dordogne, Anne-Marie Cocula-Vaillières, Thèse présentée devant l’Université de Bordeaux III, le 5 février 1977.
  •  (2) Gabares sur la haute Dordogne, un article de Charles Bouyssi publié dans « Les Nouvelles du Pays », Bulletin de l’Association « Les Amis de Carennac ».
  •  (3) Gabares, Wikipedia.

Les sources bibliographiques de ce dossier consacré à la batellerie en Périgord :

  • Un fleuve et des hommes – Les gens de la Dordogne au XVIIIe siècle, Anne-Marie Cocula-Vaillières, Bibiothèques Geographia, Éditions Tallandier, 1981.
  • Les gens de la rivière de Dordogne, Anne-Marie Cocula-Vaillières, Thèse présentée devant l’Université de Bordeaux III, le 5 février 1977.
  • La Haute-Dordogne et ses gabariers, Eusèbe Bombal, Imprimerie de Crauffon, 1903.
  • Dordogne Périgord, Yan Laborie, Éditions Bonneton, Paris, 2004.
  • La navigation sur la Dordogne et ses affluents, Annie-Paule et Christian Félix, Éditions Alan Sutton, Collection Parcours et Labeurs, 2002.
  • Bateliers des Pays de Garonne et Dordogne, Jacques Reix, Éditions Secrets de Pays, 2016.
  • La Dordogne du temps des Bateliers, Jacques Reix, Éditions Pierre Fanlac, 1990.
  • Gabarier sur la Dordogne, Jean-Baptiste Blaudy, Édition établie par Guitou Brugeaud, La Table Ronde, Paris.
  • Le livre de vie (1379-1382) – Bergerac au cœur de la Guerre de Cent Ans, Y. Laborie et J. Roux, Éditions Federop, 2003.
  • Le canal de Lalinde, Frédcocéric Gonthier, Éditions « Les Pesqueyroux », P.L.B. Éditions, 2004.
  • Le Vignoble de Bergerac au XVIIIe siècle, Michel Combet, Éditions « Les Pesqueyroux », P.L.B. Éditions, 2009.
  • La Dordogne en 1867, Charles-Maurice Fargaudie, Éditions « Les Pesqueyroux », P.L.B. Éditions, 2011.
  • Le Canal de Lalinde, Frédéric Gonthier, Éditions « Les Pesqueyroux », 2004.
  • Atlas de la Dordogne-Périgord, Patrick Ranoux, Publié à compte d’auteur, Saunard, 24110 Montrem, 1996.
  • Dictionnaire des noms de lieux du Périogrd, Chantal Tanet et Tristant Hordé, Éditions Fanlac, Périgueux, 2000.

Crédit Photos :

  • © Jean-François Tronel.