La navigation sur la Dordogne au temps des bateliers

La navigation commerciale sur la Dordogne existait depuis le VIIIe siècle et peut-être même avant. La rivière Dordogne a toujours occupé un rôle de première importance compte tenu de la pauvreté des voies de communication. Ainsi, cette voie fluviale permettait de rattacher l’Auvergne, la Haute-Dordogne ainsi que l’Aquitaine. Toutefois, la Dordogne est une rivière sauvage qui n’est pas partout ni toujours navigable. Dans un mémoire daté de mai 1785, Monsieur Cajon écrivait : « La Dordogne est extrêmement rapide, au point que, lorsqu’elle est de voyage, une gabare va aussi vite qu’un cheval au galop. »

Le nom de la Dordogne tire son origine du celte « Du-unna » qui signifie eau rapide. Elle devint « Duranius » sous l’empire romain (le poète Sidoine Apollinaire la cite dès le Ve siècle), « Duranna » et « Durunia » au Moyen-Âge, puis « Dordoigne » et « Dourdoigne » aux XVIe et XVIIe siècles, et enfin « Dordogne ». Aujourd’hui, certains l’appellent « la rivière Espérance », du nom d’une célèbre série télévisée. En 1790, lors de la réorganisation administrative de la France, ce nom a été retenu pour désigner le département. — Pour en savoir plus sur l’hydrographie du département de la Dordogne, consultez la page : Hydrographie du Périgord.

Conditions de navigation sur la Dordogne

La Dordogne n’était navigable que pendant une très courte période dont il fallait profiter. C’était seulement à la fin du printemps lorsque les eaux de neige achevaient de s’écouler, ou au début de l’automne quand les premières pluies gonflaient son cours asséché par les chaleurs de l’été, que la navigation devenait possible. Le niveau favorable correspondait à la cote de 1,50 mètre à l’échelle d’étiage du port d’Argentat. On disait alors que les eaux étaient « marchandes » ou « de voyage ». Au-dessous de cette cote, la navigation était impossible ou tout au moins difficile, voire parfois dangereuse quand le niveau descendait sous la cote de 0,80 mètre. D’ailleurs, par eaux trop basses, la charge des bateaux aurait dû être réduite en dessous des limites de rentabilité. Au-dessus de la cote de trois mètres, cette navigation cessait à nouveau d’être possible, la rivière devenant un torrent ou la gabare n’aurait pu être gouvernée.

Une surveillance continuelle de la cote des eaux se faisaient tout au long du cours de la rivière : nos mariniers avaient leurs points de repère : un roc en saillie hors de l’eau, la pile d’un pont, le mur d’un quai, etc. (1)

Dans sa description son Dictionnaire topographique du département de la Dordogne, Alexis de Gourgues (1801-1885) apporte les précisions suivantes : « Le cours de la Dordogne a un développement de 490 kilomètres : du puy de Sancy à Saint-Projet, où elle commence à être navigable à la descente, sa longueur est de 114,479 mètres ; de Saint-Projet au Bec-d’Ambez, navigations fluviale et maritime comprises, longueur 375,521 mètres. Avant d’entrer dans le département, son cours est de 239,321 mètres ; dans le département, de 132,378 mètres; dans le département de la Gironde, de 118,306 mètres (communication de M. l’ingénieur en chef de la navigation). » La Dordogne descend rapidement de la montagne. L’altitude de son lit est de 839 mètres au-dessus de la mer à la Bourboule, de 487 mètres à la sortie du département du Puy de Dôme. À Argentat, 83 km plus loin, l’altitude est de 188 mètres, de 104 mètres à Souillac, de 58 mètres au pont de Siorac, de 29 mètres à Bergerac et de 5 mètres à Sainte-Foy-la-Grande. Alexis de Gourgues précise que « la Dordogne charrie beaucoup de sable, gravier et cailloux mêlés à des fragments de lave fournis par les pics voisins de sa source ». Il ajoute : « Ses eaux sont très limpides ; à la saison des pluies, elles sont rougies par celles de la Vézère. »

Henri Soudeille, instituteur à Spontours qui a connu la dernière génération de gabariers, rapporte cette autre description de la rivière Dordogne : « Sur l’ensemble de son cours, la pente moyenne de la Dordogne est de 41 cm par kilomètre, et c’est déjà rapide. Mais, autour de Lalinde, sur un parcours de 15 kilomètres, il vingt mètres de dénivelé ; aussi, le courant galope-t-il comme un cheval de course, pour finalement se casser et ruisseler sur un banc de rocheux au lieu-dit La Gratusse, à 300 mètres en aval du pont actuel. Ce banc cascadeur est, on le devine, un rude obstacle pour une navigation au fil de l’eau. »

Cette navigation descendante n’est pas permanente : en été, les eaux de la Haute-Dordogne sont trop basses, dans les maigres le tirant d’eau n’est que de 30 centimètres ; en hiver, par les grands froids, les eaux sont trop basses ou trop fortes si l’hiver est pluvieux. Ce n’est qu’au printemps ou à l’automne que les eaux atteignent la hauteur nécessaire et surtout qu’elles s’y maintiennent le plus : la navigation commence lorsque les eaux sont à 1,50 m à l’échelle d’Argentat, et elle s’arrête si la cote à Argentat est à 2 mètres. Cette cote est très instable, l’arrêt ou la continuation de la pluie, la fonte des neiges, peuvent la faire varier considérablement d’une journée, et même d’une heure à une autre. La moyenne annuelle des jours de navigation est de 27 jours (calcul établi entre 1878 et 1897). — Bombal, 3e partie. (1)

Ce n’était donc qu’au printemps ou à l’automne que les eaux atteignaient la hauteur nécessaire et s’y maintenaient que la navigation descendante pouvait commencer les eaux étaient alors à 1,50 m à l’échelle du pont d’Argentat et elle s’arrêtait si la côte à Argentat était à 2 m. Cette côte était très instable, l’arrêt ou la continuation de la pluie, la fonte des neiges, pouvaient la faire varier considérablement d’une journée, et même d’une heure à l’autre. La navigation, en raison de ces limites étroites, se trouvait réduite à quelques semaines au printemps et à quelques autres à l’automne. Ainsi, la période navigable était très courte, un mois en moyenne chaque année, deux dans les années exceptionnelles. Parfois, des sécheresses précoces qui se prolongeaient la réduisaient encore, et souvent, cela prenait les proportions d’un désastre lorsque l’on devait remettre à l’année suivante la descente de bateaux attendant depuis des mois. En plus du manque à gagner, se posaient dans ce cas de gros problèmes de conservation, tant de la gabare que de sa cargaison, durant la période d’hiver.

Des conditions nautiques ingrates – Entre Libourne et Bergerac
la navigation jouissait de conditions acceptables environ 150 jours par an. En amont, où elle atteignait aléatoirement Souillac, elle disposait d’un laps de temps encore plus court. De longues périodes d’eaux basses interdisaient d’utiliser les bateaux à pleine charge et bloquaient même parfois totalement le trafic. Très fluctuant, le niveau de l’eau nécessitait souvent d’alléger le bateau en cours de route en transbordant une partie du chargement dans une embarcation annexe pour parvenir à franchir les hauts-fonds. Les courpets mettaient à profit les crues printanières ou automnales qui rendaient, durant 27 jours en moyenne, la rivière navigable entre Spontour, où la plupart de ces bateaux étaient construits, Argentat, d’où débutait leur voyage à pleine charge, et Souillac, où les équipages fiers d’avoir vaincus les malpas (passages dangereux), faisaient une première halte.

Une navigation lente et difficile – Un bateau couvrait au plus 30 km/jour à la descente, et moins de 20 km à la remonte. Celle-ci, contre des courants souvent forts, se faisait péniblement, au pas des bœufs de halage, dont les attelages, rapidement épuisés, réclamaient de fréquents changements.

Il y avait 150 jours par an de conditions d’eau acceptables, en moyenne et basse Dordogne, pendant lesquels des bateaux de 80 tonneaux étaient employés à pleine charge jusqu’à Tuilières. On disait alors que la rivière était « marchande ». Durant environ 7 mois, la navigation était pratiquement impossible. En haute Dordogne, la navigation s’effectuait pendant un à deux mois maximums, quand les eaux étaient gonflées par la fonte des neiges, à la fin du printemps, ou lors des pluies du début de l’automne, mettant fin aux sécheresses estivales. Le reste de l’année, les gabariers risquaient leur vie en se heurtant aux rochers non recouverts par les eaux trop basses, appelés « malpas », terreurs des bateliers, ou en s’échouant sur les radiers. Lorsque les eaux étaient trop hautes, elles transformaient la rivière en un torrent indomptable projetant les bateaux sur les piles des ponts ou sur les falaises.

Combien de temps durait le trajet ?

À la descente, les bateaux effectuaient en moyenne 27 km en une journée. Lorsqu’ils remontaient, il fallait compter 19 km par jour jusqu’à Bergerac et 14 km au-delà. La durée d’un voyage de Limeuil à Bordeaux est d’environ 7 jours. De Bordeaux à Bergerac, 8 à 10 jours étaient nécessaires pour aller et venir sur 260 km de cours navigable, trois jours de Bergerac à Libourne, deux journées de Castillon à Bordeaux, une journée de Libourne à Bordeaux. Mais il arrive fréquemment que ce temps soit doublé en fonction des conditions climatiques, de la hauteur des eaux, des temps de chargements et déchargements. Si les eaux sont suffisamment marchandes, Mauzac marque la première étape du voyage pour les gabariers partis de Souillac ; ils y dînent et couchent après avoir parcouru 83 km dans la journée pour huit à dix heures de navigation. (3)

À la remonte, un bateau parcourait environ 19 km par jour jusqu’à Bergerac et 14 km au-delà. Celle-ci, contre des courants souvent forts, se faisait péniblement, au pas des bœufs de halage, dont les attelages, rapidement épuisés, réclamaient de fréquents changements. Il fallait huit jours pour remonter de Bergerac à Souillac, trois jours pour remonter de Libourne à Bergerac. De Bordeaux à Bergerac, huit à dix jours étaient nécessaires.

Un maître bateau de Bergerac ne peut espérer, en moyenne, que dix rotations par an, contre quinze à Sainte-Foy-la-Grande, le double de Pessac et Castillon, de quarante à soixante à Libourne. D’après le témoignage du dernier gabarier sur la Dordogne, Henri Gonthier, on ne pouvait effectuer, en période de navigation et au temps de la voile et du halage, qu’un seul aller-retour par mois entre Port-de-Couze et Bordeaux. Au début du XXe siècle, grâce à la motorisation, le nombre des voyages passa à deux ou trois par mois. (2) (3)

Les sections navigables de la Dordogne

La rivière Dordogne prend sa source dans le Massif Central, au pied du Sancy, et rejoint la Garonne au bec d’Ambès après un parcours de 472 km. Son cours est une suite ininterrompue de méandres (les cingles ou singles). Après avoir serpenté dans la région des basaltes, des gneiss et des micaschistes, elle entre, après Bretenoux dans celles des calcaires et des grès. Dans les terrains volcaniques, elle serpente dans des gorges rocheuses, étroites. Son cours est une alternance de calmes et de rapides tumultueux résultant des barres de galets et accumulations de blocs erratiques. Dans les terrains calcaires, son lit bordé de falaises en remous écumants et en terribles tourbillons. Puis la Dordogne, déjà hérissée d’obstacles naturels, va voir son lit transformé par de nouveaux obstacles artificiels : les barrages.

La rivière devient flottable à partir de Bort-les-Orgues et navigable à partir de Spontours.

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On distingue trois grands tronçons pour la navigation en Dordogne :

  • La HauteDordogne (en amont de Souillac) n’est souvent qu’un ruban étroit encaissé avec de fortes pentes. La navigation n’est possible qu’au printemps et à l’automne lorsque les eaux atteignent la hauteur convenable, c’est-à-dire 30 jours par an en moyenne. Les eaux sont trop basses en été (avec un tirant d’eau d’une trentaine de centimètres seulement) et trop fortes en hiver. Sur ce tronçon – où la rivière n’est souvent qu’un ruban étroit encaissé de fortes pentes – la navigation n’est possible qu’au printemps et à l’automne, à peine 30 jours par an en moyenne : 27 jours (calcul établi entre 1878 et 1897).
  • La Moyenne-Dordogne (en aval de Souillac) où la navigation est possible 6 à 8 mois par an (environ 150 jours par an). Souvent, en été, le trafic était totalement bloqué.
  • La Basse-Dordogne (en aval de Castillon) où la navigation est quasi-permanente.

On peut également diviser la Dordogne flottable et navigable en cinq sections :

  1. La première section s’étend de Bort à la limite des départements de la Corrèze et du Lot. Elle est classée comme flottable sur les 116 kilomètres du parcours. La profondeur d’eau minimum est de 20 à 30 centimètres sur les maigres à l’étiage ; en eaux navigables, la profondeur minimum est de 1,10 m et l’enfoncement des bateaux peut atteindre 0,80 m.
  2. La deuxième section comprend la traversée du département du Lot sur une longueur de 55 kilomètres, 31 sont classés comme flottables et 24 comme navigables.
  3. La troisième section a une longueur de 65 kilomètres comprise entre la limite des départements de la Dordogne et du Lot d’une part, et le confluent de la Vézère à Limeuil d’autre part. La navigation est peu importante sur cette section, suite aux difficultés que présentent, surtout à la remonte, les nombreux rapides ou maigres.
  4. La quatrième section s’étend de Limeuil à Libourne, au confluent de l’Isle, sur une longueur de 137 kilomètres. La navigation y est assez facile, sauf au fort de la saison sèche, grâce à la canalisation sur 32 kilomètres, entre Mauzac et Grand Salvette, par suite de la construction de la dérivation dite « Canal de Lalinde » et du barrage de Bergerac. Cette section offre un mouillage minimum de 0,55 m et un mouillage moyen de 1,10 m. Pendant la période de l’année où les pluies sont rares ou absentes, la navigation est très contrariée entre Bergerac et Sainte-Foy, et même entre Sainte-Foy et Libourne où l’on dénombre pas moins de 12 maigres, dits aussi rapides, hauts-fonds, ou barres séparant les biefs plus ou moins profonds que l’on appelle des mouilles : à Sainte-Foy d’abord, puis au Canet, au pont de la Beauze, à Saint-Aulaye, au Rivet, aux Granges, à Pessac, à Prat, à Lescarrot, au Pas-de-Rauzan, à Civrac et à Sainte-Florence.
  5. La cinquième section s’étend de Libourne au Bec d’Ambès, embouchure de la Gironde, sur une longueur de 41 kilomètres. La Dordogne est naturellement navigable sur tout ce parcours et la navigation classée maritime. La batellerie fluviale est toujours assurée d’y rencontrer, même pendant les mortes-eaux, un mouillage suffisant, c’est-à-dire 2 mètres au moins. À Libourne, les marées les plus hautes élèvent l’eau de 4,20 m et alors le flot se fait sentir à 49 kilomètres en amont de la ville, jusqu’à Pessac-sur-Dordogne. Mais en temps ordinaire, les marées rehaussent la rivière jusqu’à 36 kilomètres, un peu au-dessus de Castillon. C’est de Libourne au Bec d’Ambès, dans cette fin majestueuse de la rivière, que sévit le fameux mascaret, analogue à la barre de la Seine maritime. (2)

C’est au Bec d’Ambès que La Garonne et la Dordogne unissent leur destinée pour former la Gironde, l’un des plus grands estuaires d’Europe occidentale, considéré comme un véritable bras de mer long de 75 kilomètres et large de 12 kilomètres à son embouchure. Il se termine à la pointe de la Négade sur la rive gauche, point d’embouchure dans l’océan Atlantique, et à la pointe de la Coubre sur la rive droite. Toutefois, le domaine maritime commence à l’ouest de la pointe de Grave sur la rive gauche, et la pointe de Suzac sur la rive droite.

L’histoire de l’estuaire de la Gironde est riche grâce au commerce maritime et à l’influence du port de Bordeaux. Sa particularité est d’arroser d’un côté les vignobles du Médoc et de l’autre, ceux du Blayais. Sur cette mer intérieure, ce sont les coureaux-sloup et les gabares de Gironde, qui assuraient le cabotage entre Bordeaux et Royan. (2)


Notes :

  •  (1) Gabarier sur la Dordogne, Jean-Baptiste Blaudy, Édition établie par Guitou Brugeaud, La Table Ronde, Paris.
  •  (2) Bateliers des Pays de Garonne et Dordogne, Jacques Reix, Éditions Secrets de Pays, 2016.
  •  (3) Les gens de la rivière de Dordogne, Anne-Marie Cocula-Vaillières, Thèse présentée devant l’Université de Bordeaux III, le 5 février 1977.
  •  (4) La Dordogne du temps des Bateliers, Jacques Reix, Éditions Pierre Fanlac, 1990.

LA BATELLERIE EN PÉRIGORD

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