« La Rosse », journal de poilus de la Grande Guerre

Il y a peu, Jacques Saraben, homme d’art et de culture résidant sur la commune de Paunat, nous confiait la collection quasi complète d’un journal de poilus de la guerre de 1914-1918 du nom de « La Rosse »…

Les journaux de tranchées, un véritable phénomène

La Première Guerre mondiale est le conflit qui voit apparaître un phénomène médiatique de masse : au sein des unités engagées, des créations sporadiques de « journaux de tranchées » fleurissent, imprimés ou polycopiés. Ce sont autant de gazettes d’unités combattantes, d’unités de réserve, de camps de prisonniers, de sections sanitaires, d’associations de blessés, en France, en Allemagne, comme sur le front d’Orient, dont les titres, pour la plupart, ne dépassent pas quelques numéros. D’autres survivront à la guerre, tel Le Crapouillot (19151996).

Un certain nombre de ces journaux de tranchées a été numérisé à la BNF. Parmi eux, on découvre des titres aux noms plus ou moins évocateurs : Bavons dans l’paprika, Gardons le sourire, Hurle obus, Il est interdit de bousculer les bégonias, La Félix Potin…ière, La Femme à barbe, La Fusillade crépitante et humoristique, La Gazette des boyaux, La Guerre joviale, La Revue biscuitée du briscard, La Vie poilusienne, L’Anti-cafard, Le Boyau. Organe pour se boyauter, Le Bulletin désarmé, Le Cafard muselé, Le Coin-coin, Le Cri du boyau, Le Gafouilleur, Le Grospère, Le Klaxon, Le Lacrymogène, Le Pou, Le Quand même !, Le ratapoil, Le Rire aux éclats, Le Sans-cravate, Le Soleil d’or… riant, Le Temps buté, Les Idées noires, L’Esprit du cor, L’Indiscret des poilus, On les aura, On progresse…, Poil… et plume, Rigolboche, Sans tabac ! Organe aimablement rosse

« La Rosse », journal pour poilus originaires du Havre

À la différence de bien des journaux de tranchées, « La Rosse » est un journal de l’arrière conçu pour donner des « nouvelles du pays et… d’ailleurs ». Le pays dont il s’agit est le Pays havrais.

Dans les premières éditions, le directeur de publication signe sous le pseudonyme de « Map », ensuite, sous le nom de Marcel Prunier. Il s’agit très vraisemblablement du même personnage, artiste peintre. Les dessins, lavis et aquarelles qui illustrent les couvertures et les articles de « La Rosse » sont les œuvres des ex-étudiants havrais des Beaux-Arts de Paris (atelier Raphaël Colin).



« La Rosse », étymologie…

Au sens premier du terme, un « rosse » désigne un mauvais cheval. Au sens figuré, le « rosse » est une personne dont on subit les méchancetés, la sévérité injuste et la dureté.

Le fait que le titre du journal soit au féminin indique, peut-être, qu’il désigne la guerre elle-même… L’absence du numéro 1 de la collection de « La Rosse », qui devait vraisemblablement expliciter le titre, ne permet pas de l’affirmer.

Dans l’éditorial de l’édition du 20 août 1916 (n° 30), le directeur de publication exprimait son soutien patriotique aux poilus par ces mots : « La Rosse, aujourd’hui, arrive à son trentième numéro, et ce lui est une grande satisfaction de penser, que voilà bientôt deux ans qu’elle s’efforce à récréer, selon ses moyens, les braves soldats du 1er Génie, qui peinent journellement, souffrent leurs misères stoïquement, avec la même confiance que nous avons tous à l’arrière, de la délivrance prochaine de la chère Patrie envahie. Oui, chers Poilus, nous vous suivons tous dans vos efforts, et si un jour, le cafard vous effleure, songez que tout le monde, à l’arrière vous suit en vos luttes avec la ferme confiance que vous serez victorieux. »

On note qu’à partir de 1918, le titre de « La Rosse », journal de poilus, évolue et s’orthographie désormais en un seul mot : « Larosse », avec des sous-titres changeants : « Journal esthétique et anti-cafardiste », « Journal manuscrit humoristique pour mon Poilu ».

Plus que le fond, c’est la forme qui étonne dans « La Rosse ». Quant à la qualité des illustrations, elle est remarquable.


Poilus de la Grande Guerre, Coll. Christian Bourrier

Poilus de la Grande Guerre, Coll. Christian Bourrier


Julien Saraben et Jacques, son fils

Ces journaux appartenaient à Madeleine McIntosh, sœur de Georges et de Julien, le père de Jacques Saraben. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Madeleine était à Londres avec David, son mari, tous deux actifs au sein de La France Libre, l’organisation de résistance extérieure fondée par le général de Gaulle à la suite de l’appel du 18 juin 1940.

Jacques nous confia la collection des numéros de « La Rosse », accompagnée de ce mot qui en dit long sur l’attachement qu’il y porte : « À la mémoire du père, Julien, dans le Génie, de l’oncle Georges, aviateur, que je n’ai pas connu… (gaz moutarde), d’un cousin (tous deux auraient été peintres), fauchés à la bataille de la Marne, de Raymond Varailhon, brancardier, mon grand-père maternel… et de tant et tant d’autres, des gueules cassées… de cette Grande guerre que les nouvelles générations ignorent ».

Plusieurs des numéros de « La Rosse » sont ainsi dédicacés : « À mon ami Léo Saraben », ou bien encore : « À mon cher Frangin Léo Saraben ». « Léo » est le diminutif de « Léopard », surnom de Georges, l’oncle gazé. Grâce à Jacques Saraben, cette collection riche d’une centaine de titres nous est parvenue, pratiquement intacte.

Julien Saraben, le père, est né au Havre le 12 juillet 1892. Professeur de dessin à Périgueux dès 1925, il occupe le poste de conservateur du Musée du Périgord de 1937 à 1957. Jacques Saraben est artiste peintre, comme l’étaient son père et sa mère (Gabrielle Varailhon-Saraben). Il a été maître de conférences à l’Université de Bordeaux 3 et professeur à l’École des Beaux-Arts de Bordeaux. ll excelle également dans la photographie. Très régulièrement, « Secrets de Pays » publie des photos d’illustrations signées Jacques Saraben.

Jacky Tronel


Notes :

Wikipedia : Journal de tranchées

CONTEXTE

Dès la création de ces journaux de combattants, la question de leur dénomination est débattue. Les auteurs qui revendiquent de faire des « journaux de tranchées » se justifient en montrant que leurs journaux sont élaborés et fabriqués sur le front, à proximité des premières lignes, et non à l’arrière. De nombreux articles décrivent ou font allusion aux conditions de fabrication pour prouver cette authenticité. Par exemple dans le numéro de janvier 1916 du Ver luisant, Chronique des sapeurs de la 68e section de projecteurs, 6e génie, une page entière est consacrée à la « salle de rédaction » du journal. Elle est décrite comme un « trou » à peine protégé du tir ennemi, à l’extérieur duquel est posté un veilleur et où l’on trouve un encrier et un autocopiste au milieu des armes et des masques à gaz. Malgré cette précarité, les journaux de tranchée prolifèrent sur le front français. Le Petit Colonial, L’Écho de l’Argonne, Le Poilu et L’Écho des marmitessont les premiers à être créés, suivis par beaucoup d’autres ; 474 selon les recherches d’André Charpentier. Ce chiffre n’est pas définitif, car le travail de recensement de ces feuillets n’est pas aisé à faire et la guerre a dû en détruire un certain nombre. L’intervalle entre les parutions est très varié puisque les unités se déplacent sur le front. De plus, l’effectif de ces salles de rédaction précaires sont aussi soumis aux aléas du conflit et la mort peut frapper brutalement un groupe d’auteurs. Les journaux édités par les troupes de première ligne sont en majorité (58 % selon S. Audoin-Rouzeau) alors que les journaux des unités laissées plus souvent en seconde ligne représentent 35 % artilleurs et territoriaux, soldats du génie, cavaliers et blindés). Les titres rédigés dans les unités moins exposées que l’infanterie de première ligne sont surreprésentés et beaucoup émanent de soldats ayant une spécialité (fourriers, brancardiers, téléphonistes, vaguemestres, cyclistes, cuisiniers, etc.).

RÉDACTEURS ET CONTENU

Ce sont principalement des soldats, petits gradés, caporaux, brigadiers, sous-officiers et officiers subalternes qui ont créé et alimenté ces journaux. Peu d’officiers supérieurs et généraux y ont contribué. Les simples soldats forment environ un tiers des rédacteurs. Il est difficile de connaître leur origine sociale, géographique ou culturelle car peu ont donné de précisions à ce sujet dans leurs articles. Selon le portrait donné par Stéphane Audoin-Rouzeau, les journaux de tranchées sont l’émanation de combattants issus des classes moyennes urbaines par le style, les thèmes et l’humour reflétant une culture bourgeoise nourrie d’humanités : « Parmi les soixante auteurs de journaux dont le métier nous est connu, on compte seize artistes et peintres, treize journalistes, cinq avocats ou avoués, quatre enseignants (dont un instituteur), deux médecins, trois sous-préfets et préfets, un fonctionnaire du ministère, un secrétaire général de préfecture, un publiciste, un curé, un chef de bureau, un secrétaire de député, un étudiant en droit, un employé de commerce, un rentier… » – Stéphane Audoin-Rouzeau, 14-18, les combattants des tranchées : à travers leurs journaux, Paris, Armand Colin, 1986, p. 14.

Les auteurs de ces journaux cherchent à lutter contre l’ennui, le désespoir et la démoralisation. Progressivement ils ont voulu aussi témoigner par ce biais de leur expérience de guerre, luttant ainsi contre les représentations fausses qui circulent dans la presse à l’arrière. Beaucoup de journaux de tranchées dénoncent le « bourrage de crâne » et les idées caricaturales que les civils ont du front. Parmi les thématiques abordées, les objets quotidiens ainsi que les scènes du front, les états d’âme, la nostalgie, la femme, le rêve du retour à l’arrière, les poux et les Allemands sont présents dans la presse de tranchées française. Sur la forme, l’article d’un journal de tranchées apparaît autant en sonnets et en fables, sur des airs de chansons connues, en feuilletons, en pastiches ou en calembours. La poésie est un outil recherché et l’imitation de style connu est toujours présente. Seule thématique absente de ces journaux, les combats et les affrontements. Bien que toutes les thématiques utilisées abordent indirectement la guerre, les auteurs n’osent pas remettre en contexte et rapporter les combats. Ils ne semblent pas vouloir les revivre eux-mêmes et encore moins les partager aux soldats pris dans une tranchée harcelée par le feu ennemi. – Jean-Pierre Turbergue, Les journaux de tranchées, 1914-1918, Paris, Éditions Italiques, 1999, p. 27-28.


Cet article a été publié dans le numéro 7 du magazine « Secrets de Pays ».

Vous pouvez vous le procurer en consultant la boutique du site…

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