La truffière du Gourgandi

Dans cette nouvelle, extraite de « L’Auberge de Souviens-t’en », publiée aux Éditions Couleurs Périgord, Pierre Gonthier évoque le tragique enchaînement de la Guerre : Occupation, Résistance et Épuration.

Le Gourgandi ce n’était pas son nom. Sa mère l’avait eu avec un charpentier venu participer à la construction d’un barrage sur la Dordogne. Un de ces compagnons de nulle part qui vont de chantiers en bonnes fortunes.

La vieille Félicie, le voyant galoper les chemins, avait un jour déclaré : « Ce sera un Gourgandi, comme son père »… À la mort d’un oncle, il avait hérité d’une truffière juste au-dessus d’anciennes carrières qui ouvraient leurs bouches noires à flanc de coteau. Cette lande caillouteuse, plantée de chênes souffreteux, produisait des « bouïrricous » de truffes plus parfumées les unes que les autres, même les mauvaises années.

Si on en parlait devant Félicie, assise sur le pas de sa porte à cancaner avec qui voulait l’écouter, elle traçait une croix sur le trottoir avec sa canne et disait : « C’est de la terre de mauvais œil. On m’a raconté, il y a du temps de cela, qu’un orage avait un jour noyé le pays, arraché l’ormeau de la place, emporté le toit de l’église. La grêle avait battu tertres et vallons. Le ciel était noir et pourtant, du côté de la lande, on aurait dit que la lumière sortait de terre. On y voyait comme en plein jour. C’est alors que les truffes y sont venues. Comme si le diable de l’En-Dessous les avait semées. Il faudra bien qu’un jour, quelqu’un le rembourse celui-là, parce que, à la fin du repas, c’est jamais lui qui paye l’addition. ».

Le doigt pointé vers la colline, Félicie marmonnait : « Ces truffes, c’est du mal noir ». Elle crachait par terre comme si dans la bouche lui venait le mauvais goût.

Hâbleur, coureur de bistrots, le Gourgandi n’est guère apprécié dans le village. La Deuxième Guerre mondiale éclate. Il s’acoquine avec un certain Quinquet qui, dans sa conserverie de la Recette, trafique avec les occupants et leurs sbires. Anicet, un jeune homme du village, est tué à la guerre. Le Gourgandi s’affiche avec la veuve et, plus bravache que jamais, mène grand train, provoquant la réprobation de ceux que n’épargnent pas les malheurs de la guerre.

« Le feu du ciel les brûle » marmonnait Félicie, « lui et le Quinquet… Ça gagne des mille et des cents… Il n’y a de la chance que pour la canaille. »

La résistance s’organise. La répression allemande, parfois guidée par des Français, se fait de plus en plus féroce. À quelques kilomètres du village, une vingtaine de maquisards sont surpris et massacrés. Le maire et cinq autres personnes sont arrêtés. Le Gourgandi est soupçonné d’avoir livré les clandestins.

Au village, on l’évita de plus en plus. Ses anciens compagnons de comptoir sortaient quand il entrait, peu soucieux d’être vus en sa compagnie. Il s’en plaignit auprès d’un des bistroquets qui rétorqua : « Mon pauvre, tu devrais savoir qu’ici, les gens voient de loin. Quand ils ne voient pas, ils devinent. Quand ils ne devinent pas, ils supposent. »

Il versa un verre au Gourgandi : « C’est ma tournée. Tu bois et tu t’en vas. Si dehors on a supposé ce que je crois, tu ferais mieux de te méfier. »

Une illustration par Franis Pralong de la nouvelle La truffière du Gourgandi

Le lendemain matin, le Gourgandi découvrit son auto couverte d’inscriptions peintes au goudron. On pouvait lire : « Collabo, Assassin ». En faisant le tour du véhicule, le Gourgandi crut reconnaître le dessin d’un cercueil tracé d’une main malhabile. Il entra dans une colère folle, courut de café en café, menaçant le village entier de terribles représailles. Félicie, devenue presque impotente, passait le plus clair de son temps assise à sa fenêtre à surveiller la rue. En passant devant chez elle, le fou furieux la menaça du poing :

« Eh ! Vieille carne, toi qui sais tout, tu le sais qui m’en veut pour ma voiture ? »

« Pour ta voiture, je pourrais me douter. Mais quand on se doute c’est qu’on ne sait pas. Alors je ne sais pas. » Elle ajouta pour elle-même : « Celui-là, il a fini de manger son pain blanc et aussi le pain des autres ». Les jours suivants, le Gourgandi essaya de se disculper : « C’est pas vrai que j’ai dénoncé. On m’en veut parce que j’ai des sous. Ceux d’en ville ? C’étaient des clients pour la Recette. Je leur indiquais juste le chemin. »

Il ne pouvait empêcher son côté bravache de reprendre le dessus : « D’ailleurs, nom de dieu ! Faudrait faire attention, j’ai le bras long, je pourrais… »

En réalité, la peur le rongeait, la peur qui vous serre la gorge, qui vous réveille en sueur, vous met à l’esprit des idées horribles. Sur ces entrefaites, il trouva la maison vide et un mot sur la table. La Nicette était partie avec, disait-elle, un ami de passage, parce qu’elle en avait assez qu’au village on la regarde de travers. Et par sa faute à lui qui avait « trop fait voir ».

Les règlements de compte n’étaient pas rares depuis le départ des troupes allemandes. On avait tué un gros maquignon d’une balle dans la nuque. Un collaborateur notoire avait été abattu dans sa cuisine, d’une rafale à travers une fenêtre. Tous ceux qui avaient ostensiblement profité de la guerre se voyaient exposés à d’expéditives représailles.

Le Gourgandi envisagea de quitter les lieux, mais pas avant que Quinquet ne lui ait réglé une somme rondelette. À la Recette, on lui objecta que le patron n’était pas là, que le règlement ne pouvait être que différé. Le Gourgandi se vit contraint à une attente fiévreuse. Il ne pouvait se douter que Quinquet avait déjà pris le large, désireux de mettre une distance prudente entre lui et les villageois.

Des jours passèrent, entre l’exaltation d’une libération annoncée et la réalité d’une situation toujours confuse. Dans la mouvance de cette vie aux aguets, tout le monde avait l’œil sur tout le monde.

C’est alors que la nouvelle se répandit très vite : le Gourgandi avait disparu. Ce qui libéra tous les commentaires. « On l’a vu prenant le train pour Paris… sortant d’un hôtel… sur la route au volant de son auto… avec lui, vous savez… on m’a dit… vous pensez bien… même à la Recette ils ne savent rien… »

À la Recette on avait d’autres préoccupations, on venait de réquisitionner les stocks et de distribuer les denrées périssables à la population. Le directeur était recherché pour approvisionnement de l’ennemi et malversations en temps de guerre. Peu à peu, l’opinion se fit à l’idée que le Gourgandi, se sentant menacé, avait choisi de s’éloigner.

Le démenti arriva très vite. Un matin, ceux qui habitaient au pied de la colline respirèrent une forte odeur d’essence et d’herbe brûlée. Nul besoin de s’interroger longtemps, les émanations provenaient de la lande au-dessus des carrières. Derrière un rideau d’arbres qui couronnaient la falaise, de lentes fumerolles troublaient la limpidité de l’air.

On se précipita. Sur près d’une moitié d’hectare, entre une bordure de ronces et l’emplacement d’une ancienne pierraille, le feu avait dévoré la truffière du Gourgandi. Un feu rampant, sournois, entêté, qui progresse entre les cailloux, d’une touffe d’herbe rase à un coussin de mousse. Sa progression inexorable avait tracé de sinistres arabesques. Ça et là, quelques foyers rougeoyaient encore. Profondément ravinée par un engin lourd, la terre éventrée laissait apparaître la roche nue au creux d’ornières que l’on aurait cru tracées par un laboureur enragé.

Plus un chêne debout. Tous, un par un, avaient subi l’assaut meurtrier. Abattus pêle-mêle, certains avaient commencé à brûler. Ce qui restait de leurs branches rongées faisait songer à des moignons d’infirme. Des trainées visqueuses de goudron ajoutaient au sinistre. Malgré le vent léger qui s’était levé sur la lande, l’air s’imprégnait d’une odeur âcre.

Un chêne toutefois, un seul, restait debout au milieu de la dévastation. Rabougri, comme les autres, dans cette terre difficile, il imposait pourtant sa présence, calvaire noirci sur fond de lande ravagée.

À mi-tronc, solidement lié, hors d’atteinte du feu rampant qui avait commencé à ronger l’écorce, le Gourgandi était attaché. Son visage marqué de sillons noirâtres trahissait l’épouvante. On aurait dit qu’il avait pleuré des larmes de suie. Il vivait. Quand on le détacha, il courut quelques mètres sur la lande comme s’il s’enfuyait, puis il s’arrêta, hagard et ne bougea plus. Il était devenu fou.

Pierre Gonthier
Extrait de « L’Auberge de Souviens-t’en », Éditions Couleurs Périgords, 2013
Illustrations : Francis Pralong


Cet article a été publié dans le numéro 7 du magazine « Secrets de Pays ».

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