« Ne sachant plus que faire, elle demanda au garagiste si quelqu’un n’avait pas une petite place pour l’héberger, juste quelques jours, le temps de se remettre de ce long voyage. Ces quelques jours durèrent un peu plus de quatre ans. Elles trouvèrent un toit, de la nourriture, des meubles et surtout une protection sans faille. Vous, habitants de Lalinde et de ses environs, vous les avez aidées, choyées, et même mieux, adoptées à l’unanimité… Les habitants savaient, ils n’ont jamais rien dit, le secret fut toujours et parfaitement gardé. »
Ces quelques lignes d’Alain Klajman sont extraites d’un émouvant discours adressé à la population et aux autorités rassemblées en juin 2006, à Mouleydier, lors de la cérémonie commémorant les massacres et l’incendie de la ville perpétrés par les nazis, le 21 juin 1944.
Alain Klajman, sa famille… ses liens avec Lalinde et ses habitants
Alain Klajman avait promis à sa grand-mère maternelle, Sarah Malmed, épouse de Calel Blum, de rendre cet hommage. Leurs familles, de confession juive, étaient originaires de Brest-Litowsk (Brest sur le Bug), situé à l’est de la Pologne, aujourd’hui en Biélorussie. La plupart des juifs, établis en Pologne depuis le XIIe siècle, vivaient dans un ghetto où les familles Malmed et Blum étaient voisines. L’entraide et la solidarité étaient nécessaires pour faire face aux difficultés de la vie quotidienne (jamais de viande dans la marmite…), aux fréquentes brimades et aux terribles pogroms au cours desquels des cosaques à cheval cravachaient et insultaient les habitants du ghetto. Les juifs n’avaient que très difficilement accès à certaines professions, ne pouvaient pas faire de commerce ou d’études, et devaient payer des sommes exorbitantes pour espérer pouvoir entrer à l’université.
Rywka Malmed, la mère de Sarah, se trouva veuve à trente ans avec huit enfants, son mari ayant été emporté par le typhus. Il possédait une boulangerie clandestine qui permettait non seulement un petit peu plus d’aisance matérielle, mais offrait aussi l’avantage de les aider à mieux supporter le terrible froid, la famille descendant dormir au chaud, dans le fournil, au sous-sol. Les enfants Blum venaient régulièrement s’y refugier. Quand les deux parents Blum sont morts, également du typhus, les huit enfants furent pris en charge par leur frère ainé, Calel. Un autre frère, Zelman, espérant une vie meilleure, émigra en France vers 1920. Il s’installa à Saint Quentin, à 150 km au nord de Paris, où il avait trouvé du travail.
La France… un refuge
La vie devenant de plus en plus difficile, Calel émigra à son tour en France, en 1929. Sarah et sa mère Rywka, accompagnées d’un autre frère, Srul, les rejoignirent. Au terme d’un long périple, ils arrivèrent en gare de Paris, complètement perdus et sans un sou. Après avoir manqué l’arrêt de Saint-Quentin, une dame eut pitié de ces étrangers qui ne parlaient pas un mot de français, leur acheta un billet de train, les accompagna sur le quai, et attendit même, avec eux, le départ du train. Zelman, installé à Compiègne, créa une petite entreprise de confection qui devint très prospère. Après leur mariage, une nouvelle vie commença, difficile, mais libre ! Ce fut alors le porte-à-porte en tirant une remorque chargée de sous-vêtements, derrière le vélo, puis, ensuite, le temps de la camionnette et des marchés, tous les matins.
Certains membres de la famille émigrèrent aux États-Unis, d’autres choisirent la France et, pour la plupart, décidèrent d’y demeurer. La vie était devenue agréable, ils apprirent rapidement le français, car si tout le monde à la maison parlait le yiddish (la langue ancestrale des juifs des pays de l’est), ils étaient soucieux de s’intégrer dans leur pays d’accueil.
La déclaration de guerre à l’Allemagne et l’exode
Un contingent de soldats polonais résidant dans l’Hexagone se plaça sous l’autorité militaire de la France. Calel Blum s’y engagea, fut fait prisonnier, et passa la durée de la guerre dans un camp de prisonniers en Allemagne.
Juin 1940 : invasion de la France par les armées allemandes qui ne rencontrèrent pratiquement pas de résistance. La population du nord de la France, affolée, se lança sur les routes vers le sud, dans un désordre indescriptible, au milieu des bombardements, des files de voitures, des cohortes de gens à pied munis de leurs maigres balluchons. En janvier 1940, Sarah avait passé son permis de conduire, « au cas où »… Bien que n’ayant jamais conduit, elle entassa des vêtements dans la vieille camionnette pour servir de monnaie d’échange et, accompagnée de sa mère Rywka et de sa fille Madeleine âgée de 3 ans (son autre fille Rachel, 8 ans, avait été évacuée par son école) se lança sur les routes, sans destination précise, « vers le sud », tout en s’arrêtant dans les fermes pour demander un peu de nourriture et troquer des vêtements contre de l’essence.
À Lalinde, la camionnette rendit l’âme ! Les trois femmes, exténuées, affamées, sans argent, arrêtèrent là le voyage. Avec l’aide du garagiste lindois (Léonce Vergnolles), Sarah obtint un tout petit logement, et Rachel fut retrouvée, grâce aux services de recherche de la Croix Rouge. Elles survécurent en vendant petit à petit les vêtements empilés dans la camionnette et avec l’aide des habitants. Les enfants allèrent à l’école et eurent des amies.
Elles figuraient sur la liste des juifs français et étrangers de la commune de Lalinde, lors du recensement de 1941, et des juifs étrangers de 1942. Dans un si petit village où tout se sait, il a fallu une conscience et le soutien exceptionnel de toute une population pour protéger ainsi ces familles malgré les injonctions de la Kommandantur faites aux autorités locales de livrer les familles juives connues. Le séjour se prolongea jusqu’à l’armistice, en mai 1945, où elles regagnèrent Saint-Quentin pour y retrouver Calel, libéré. Un nouveau voyage les conduisit dans le Gers, à la recherche de leur sœur et de ses quatre enfants, sauvés également par les habitants.
Léon Malmed témoigne
Émigré aux USA, Léon Malmed, le neveu, écrira cette histoire familiale sous le titre : « Nous avons survécu. Enfin je parle », un témoignage très émouvant. Malheureusement, tous les membres de la famille ne connurent pas un tel destin ! Aux difficultés de cette nouvelle vie à reconstruire, en repartant à zéro, vint s’ajouter la terrible découverte du nombre des absents (plus d’une quinzaine) disparus dans l’enfer des camps de concentration. Presque tous les membres de la famille restés en Pologne subirent le même sort qu’une grande partie des trois millions de juifs qui y résidaient.« À maintes reprises, j’ai proposé à ma grand-mère de revenir à Lalinde pour retrouver des connaissances et amis de l’époque. « Je ne pourrais pas, me répondait-elle, ce serait trop dur ! Pourtant, je sentais au fond d’elle-même ce désir. Il ne se passait pas une semaine sans qu’elle ou ma mère ne me parle de cette période de leur vie, de cette ville, des environs, du lavoir, du plan d’eau du canal, de la gentillesse et de la bonté de ses habitants, raconte Alain Klajman. Au nom de toute ma famille, merci, je me sens vraiment un enfant de Lalinde et de sa région.
Sarah Blum, née Malmed, est décédée le 20 avril 2002, à Saint Quentin (Aisne). Aujourd’hui, Alain Klajman, son petit-fils, habite à Agen, une jolie maison au bord du bassin du canal latéral à la Garonne. Le lieu est lumineux et paisible, on se croirait au bord du canal de Lalinde…
Jacqueline Marvier