Cette déclaration d’une femme d’ouvrier de l’usine des Tanins Rey figure dans un rapport du 29 octobre 1939 du Deuxième Bureau de l’État-major des armées chargé des renseignements…
Jusqu’à la défaite de juin 1940 et la signature de l’armistice, les services de renseignements de l’Armée dépendent de l’État-major, plus particulièrement de ses Deuxième et Cinquième Bureaux. Le rapport qui nous intéresse porte le tampon du Colonel Rivet, « Chef du 5ème Bureau ». Il est adressé au « 3ème Bureau-PR », en charge des opérations et de la surveillance des « propagandistes révolutionnaires ». Le document se présente sous la forme d’un compte-rendu de deux pages et mentionne en objet : « Renseignements en date du 29 Octobre 1939 au sujet de l’état d’esprit dans l’usine de COUZE (Dordogne)… À toutes fins utiles… Source : occasionnelle de valeur inconnue ».
Rapport n° 13320, classé « SECRET »
« À COUZE-St. FRONT (Dordogne) – Plusieurs faits méritent d’être notés :
- Un délégué ouvrier de l’usine des Tanins REY demande à parler au Directeur et suggère de réduire de 56 à 48 heures la durée hebdomadaire du travail au service fabrication où, depuis la mobilisation, a été adoptée la marche à 3 équipes au lieu de 4. La nécessité dans laquelle la Direction s’est trouvée d’opérer ainsi, par suite du manque de personnel au courant du travail lui est expliquée en lui faisant également remarquer que ces 56 heures ne comprennent pas, dans cette Industrie, un travail pénible continu et que sur les heures supplémentaires, il toucherait les 2/3, un tiers devant être versé à la Caisse de Compensation pour les familles des Mobilisés. Il lui est précisé que de nombreux ouvriers étaient de classes mobilisables et qu’ils devaient s’estimer très privilégiés par comparaison avec leurs camarades en ce moment engagés dans la bataille. Malgré ces arguments, l’ouvrier montre un passage du Journal “LE POPULAIRE” spécifiant que les conventions collectives devaient être appliquées intégralement. Devant le refus de modifier en ce moment l’horaire établi depuis la mobilisation il termine en disant : ce qu’on ne pourra pas faire on le laissera. Quelques instants après l’entretien ci-dessus, ce même ouvrier rencontrant le Directeur dans l’usine, précise que l’on a peut-être mal interprété ses paroles et qu’il ne pense pas à un sabotage immédiat, mais qu’il voulait parler de l’après-guerre, car d’après lui, le Communisme a beau être dissout il est plus fort que jamais et il prétend que des ouvriers nouveaux viennent à eux.
- Un des Chefs de fabrication remarque, le mercredi 18 sur une porte de WC l’inscription : “À bas la France, Vive l’Allemagne, encadrée de la Croix Gammée”.
- Un Chef de fabrication affirme que, quelques jours auparavant, la femme d’un ouvrier d’une usine voisine aurait tenu dans un café le propos suivant : “Mon mari est mobilisé ça ne me fait rien qu’il soit tué, pourvu que l’Allemagne et la Russie gagnent la guerre”. »
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Des faits et des propos à replacer dans leur contexte
Le scrutin des élections législatives du 3 mai 1936 donne la majorité à une coalition de gauche, le Front populaire, alliance électorale conclue entre le parti communiste de Maurice Thorez, le parti socialiste de Léon Blum et le parti radical-socialiste d’Édouard Daladier. Parmi les réformes sociales les plus marquantes issues du Front populaire, on retiendra les congés payés et la semaine de 40 heures.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, le parti communiste français est le plus puissant d’Europe occidentale. Il compte environ 270 000 militants. Le 23 août 1939, les communistes sont totalement pris au dépourvu en apprenant par la radio et les journaux la signature du Pacte germano-soviétique.
Le 3 septembre, la France déclare la guerre à l’Allemagne à la suite de l’invasion de la Pologne. Pendant quelques jours, les communistes français essaient de concilier leur fidélité à l’URSS et leurs convictions antifascistes, sans désavouer Staline. L’entrée en guerre de la France précède de quelques jours la dissolution du Parti communiste, décrétée par Daladier le 26 septembre.
À la fin du mois de septembre 1939, le secrétaire de la Troisième Internationale, Dimitrov, fait parvenir à Paris des directives transmises par Raymond Guyot, secrétaire général des jeunesses de l’Internationale Communiste en poste à Moscou. Ordre est donné de cesser les attaques contre les Allemands. Ce qu’il faut dénoncer, c’est la « guerre impérialiste » des Britanniques et des Français !
Le sabotage de l’effort de guerre et le PCF
27 octobre 1939, le gouverneur militaire de Paris adresse au président du Conseil un « rapport sur l’activité des milieux défaitistes et, plus particulièrement, communistes ». Le général Héring insiste sur la rupture produite par le pacte germano-soviétique : « Il était concevable, lorsque l’Union Soviétique proposait à la France de s’allier avec elle, que les communistes “seraient au premier rang des combattants pour une guerre juste” ». Mais les Soviétiques ayant modifié leur position, « le Parti Communiste, après avoir réclamé la guerre à tout prix, réclame maintenant la paix immédiate, la cessation des hostilités ».
Le 30 novembre, prétextant l’incident de Mainila survenu quatre jours plus tôt et dont elle porte l’entière responsabilité, l’Armée rouge envahit la Finlande. Cette guerre qui oppose la Finlande à l’Union soviétique, conséquence du protocole secret convenu entre Berlin et Moscou dans le cadre du pacte germano-soviétique va accentuer le clivage entre la période belliciste et antifasciste du PCF et la période pacifiste qui suivra. Staline qualifie la guerre d’« impérialiste » et ordonne à l’Internationale d’abandonner sa ligne antifasciste.
Le 22 décembre, dans un discours adressé à la Chambre, Daladier promet des armes à la Finlande. Cette initiative conduit le PCF, sous l’impulsion de l’Internationale communiste, à engager le processus de sabotage de l’effort de guerre. Le 5 janvier 1940, Jacques Duclos écrit à Benoît Frachon : « Le moment est venu pour nous d’orienter les ouvriers vers le sabotage des fabrications de guerre destinées à la Finlande et d’attirer leur attention sur l’utilisation antisoviétique du matériel de guerre fabriqué en France ». Au mois de février, deux tracts du PCF encouragent cette action. L’appel « Peuple de France » exhorte les ouvriers à mettre « tout en œuvre pour retarder, empêcher, rendre inutilisables les fabrications de guerre dont il est clair désormais qu’elles sont destinées à combattre l’Armée rouge […] Par tous les moyens appropriés, en mettant en œuvre toutes vos ressources d’intelligence et toutes vos connaissances techniques, empêchez, retardez, rendez inutilisables les fabrications de guerre. […] Il faut tout mettre en œuvre pour rendre impossible l’envoi d’avions, de canons, de mitrailleuses et de munitions […] Les travailleurs français ne permettront pas que les armes françaises soient envoyées aux ennemis de l’Union Soviétique… ».
Les archives de l’État-major du Gouvernement militaire de Paris, 2e bureau, confirment l’existence d’actes de sabotage commis dès l’automne 1939, antérieurement à la guerre de Finlande, par des communistes travaillant dans les usines d’armement de la région parisienne.
Voilà qui éclaire la menace à peine voilée exprimée par l’ouvrier des Tanins Rey qui expliquait au Directeur de l’usine ne pas penser à un « sabotage immédiat ». Même s’il s’en défend, le mot est lâché. Il répond aux consignes de l’Internationale communiste et obéit, « par anticipation », à la ligne du Parti. L’historien Georges Vidal résume bien la situation : « À la suite du pacte germano-soviétique et du déclenchement de la guerre, l’ensemble de la mouvance communiste se trouve face à un dilemme : maintenir la politique de défense nationale et soutenir alors la guerre nationale et antifasciste, ou bien poursuivre la lutte pour la paix sous la direction de Moscou. Ce dilemme revient à devoir choisir entre deux patries ».
Jacky Tronel