Mise en place des cours de justice
Les semaines qui précèdent l’installation des cours de justice sont des périodes de grande confusion, de non-droit. Conscient de la situation, le préfet tente de reprendre les choses en main. Le 24 août 1944, il ordonne que ne soit procédé à aucune arrestation qu’il n’ait lui-même commandée et précise que « seules les cours martiales ont qualité pour prononcer la peine de mort. Il sera donc renoncé absolument à toute exécution sommaire ou sans jugement. » Il exprime le désir d’être « informé de toute condamnation à mort assez tôt pour que les autorités religieuses, avisées par [ses] soins, puissent offrir aux condamnés les secours d’un ministre de son culte ». Cette exigence fait suite à une requête de Georges Louis, évêque de Périgueux. Selon Les Voies Nouvelles du 14 septembre 1944, il est « recommandé de mettre sur la tombe une croix de buis avec l’identité et l’indication : “Fusillé pour trahison” ».
La cour martiale FFI est officiellement créée par arrêté du commissaire de la République de la région de Limoges, le 5 septembre 1944. La première session a lieu le 7 septembre sous la présidence de Noël Dujardin, alias Polydor, commandant d’armes FTP de la place de Périgueux. Bien que supprimée à la date du 16 octobre, la cour martiale siège à Périgueux jusqu’au 20 octobre 1944. Deux ans plus tard, le 19 septembre 1946, le général de corps d’armée Chouteau, commandant la 4e région militaire à Bordeaux, demande des comptes au nouveau préfet de la Dordogne, André Lahillonne : « La responsabilité des membres de ce Tribunal est engagée si, ayant eu connaissance de l’arrêté qui leur enlevait tous pouvoirs, ils ont cru devoir passer outre et tenir des audiences les 19 et 20 octobre 1944 ». Quand on sait l’extrême sévérité avec laquelle cette cour a instruit les procès, la question méritait d’être éclaircie, d’autant qu’au cours de ces deux audiences supplémentaires, « plusieurs condamnations furent prononcées, dont certaines à la peine capitale ». Il semble bien qu’aucune suite n’ait été donnée à l’affaire.
En 23 sessions de la cour martiale comparaissent 172 personnes : 33 condamnations à mort sont prononcées dont 32 sont suivies d’exécution immédiate (30 hommes et 2 femmes), 48 condamnations aux travaux forcés à perpétuité ou à temps (29 hommes et 19 femmes), 28 peines de prison (allant de 2 mois à 10 ans), 42 renvois devant d’autres cours de justice et pour complément d’enquête, 17 acquittements avec mise en liberté immédiate, et enfin, 5 sont « confiés à une Maison de rééducation ». Pour 64 % des condamnés à mort, la nature des faits reprochés touche à la collaboration militaire (appartenance à la Milice, à la LVF, aux Waffen SS), 30 % à la collaboration politique (appartenance à des organismes de collaboration) et 4 % à la collaboration économique (commerce de toute nature avec l’ennemi). Selon l’historienne Marie-Thérèse Viaud, les femmes « constituent un tiers des condamnés et 58,8 % d’entre elles appartiennent à des milieux très modestes : ouvrières, serveuses, femmes de ménage ». La plupart sont « accusées de relations sexuelles avec l’occupant, particulièrement les membres de la Légion nord-africaine (…) aggravées de recel de vols et de pillages (16) ».
Le 27 octobre 1944, succédant à la cour martiale, un nouveau tribunal militaire est installé à Périgueux. La présidence de ce tribunal est assurée, alternativement, par le lieutenant-colonel Caramigeas (AS) et par le commandant Polydor (FTP). Le 2 novembre, le commissaire de police Bourgoin, chef de service des Renseignements généraux de la Dordogne, dresse un état numérique des arrestations « depuis la Libération jusqu’au 31 octobre 1944 ». Il relève 1248 arrestations, dont les suites se répartissent ainsi : 669 dossiers en cours d’étude, 252 relaxes, 172 non-lieux, 123 peines diverses et 32 condamnations à mort.
Le 6 novembre 1944, une juridiction civile, la cour de justice, est mise en place à Périgueux. Quant aux magistrats, ils sont nommés directement par le ministre François de Menthon, garde des Sceaux. Cette cour est présidée par MM. Deloncle, juge au tribunal de première instance de Bordeaux, et Jean Boissarie, vice-président du tribunal civil de Périgueux. Le procureur de la République Salingardes est nommé commissaire du gouvernement, assisté de M. Ellie, substitut. Le journal Les Voies Nouvelles du 7 novembre 1944 rappelle que « le but de la Cour de justice est d’accomplir une œuvre de salubrité nationale, de frapper par une justice impartiale et rapide ». Elle tient 119 audiences entre le 13 novembre 1944 et le 4 août 1945. Dans son discours de clôture, le président Boissarie dresse le bilan suivant : la Cour de justice a eu à examiner 851 dossiers et a statué sur 731 affaires. 123 peines de mort ont été prononcées (dont 81 par contumace) et 12 des condamnations à mort ont été suivies d’exécution : 6 pour appartenance à la Légion nord-africaine, 6 pour meurtres et pillages, 3 pour participation à des opérations contre le maquis, 2 pour dénonciations et le dernier, Paul Lapuyade, parce que responsable départemental de la LVF. Les autres condamnations se répartissent de la façon suivante : 444 peines d’indignité nationale, 249 confiscations des biens, 140 emprisonnements, 120 acquittements, 78 condamnations aux travaux forcés, 18 amendes et 16 peines de réclusion. Jean Boissarie conclut ainsi : « Je tiens à témoigner que si la répression a été dure, ce qui était juste, elle a été aussi pure de tout esprit de vengeance ou de parti (…) La justice a passé dans la légalité et dans la fermeté (…) Demain pourront venir les apaisements rédempteurs ».
La cour de justice de la Dordogne ayant été, par décret du 21 juillet 1945, rattachée à la cour d’appel de Bordeaux, c’est la cour de justice de la Gironde qui, à compter du début août 1945, juge les affaires relatives à la Dordogne. La plus grande mansuétude de cette cour bordelaise à l’égard des prévenus fait l’objet de vives critiques de la part de la population périgordine. Il en résulte une recrudescence d’attentats à l’explosif. À la fin du mois d’août, devant l’ampleur du phénomène le préfet lance un appel au calme, par voie de presse. Il engage les partis ainsi que les « groupements organisés » à signer un « manifeste commun » de protestation face aux attentats. Le Parti communiste n’a pas d’autre choix que de s’exprimer publiquement sur ce point. Le 26 août 1945, Lucien Dutard, secrétaire fédéral du PC, pose la question suivante dans les colonnes du journal Le Combat Républicain : « À qui profitent ces attentats ? Certainement pas au Parti communiste, puisque c’est lui qu’on accuse ou qu’on voudrait accuser. Ces attentats ne peuvent être profitables qu’à ceux qui veulent empêcher le triomphe des républicains unis aux prochaines élections (…) Le Parti communiste français qui souhaite, par les voies légales, par les tribunaux réguliers, une épuration plus énergique, estime qu’il ne saurait y avoir de véritable redressement de la France sans le respect librement consenti de la légalité républicaine ».
Parallèlement à la cour de justice, une chambre civique siège, du 28 novembre 1944 au 30 juillet 1945. « Cette Chambre est appelée à connaître des agissements criminels de collaborateurs de l’ennemi qui n’ont pas toujours revêtu l’aspect de faits individuels caractérisés, susceptibles de recevoir une qualification précise » peut-on lire dans Les Voies Nouvelles du 19 novembre 1944. La présidence est également assurée par les juges Deloncle et Boissarie. Les principales affaires jugées concernent des faits de collaboration politique et de collaboration économique. Les femmes sont les plus nombreuses à comparaître (59 %). Au terme des 66 audiences, 176 personnes ont été condamnées à l’indignité nationale, punies de la dégradation nationale, accompagnée parfois de la confiscation partielle ou totale des biens, tandis que 71 ont été acquittées. Force est de reconnaître que, toutes cours de justice et sexes confondus, les femmes n’ont pas vraiment bénéficié de la mansuétude des juges et des jurés. Si les peines exemplaires qui leur ont été infligées ont sans doute contribué à donner bonne conscience à leurs épurateurs, les tontes publiques qui les ont précédées ont, quant à elles, rempli la fonction de catharsis. Vouées à la vindicte publique et humiliées, ces femmes n’ont souvent rien compris du déferlement de violence dont elles ont fait l’objet.
Camp Sud de Mauzac : prison pour femmes
Aux lendemains de la Libération, partout en France, les camps et prisons débordent de prisonniers issus des nombreuses cours de justice. En 1947, le camp Sud de Mauzac est pressenti pour héberger des femmes. Au début du mois d’octobre, le camp est vidé de sa population masculine : 128 des détenus qui s’y trouvent sont transférés sur la maison centrale de Fontevrault (Maine-et-Loire), 182 sur la maison d’arrêt de Périgueux (Dordogne) et 30 sur la maison d’arrêt de Tulle (Corrèze). Le 22 octobre 1947, 325 femmes arrivent à Mauzac, en provenance du camp de Rouillé, près de Poitiers. Parmi elles se trouvent 11 ex-condamnées à mort. Le camp Sud se trouve alors sous la direction de Joseph Chaussat, sous-directeur du centre pénitentiaire de Mauzac, celui-là même qui prit une part active dans la libération de la prison militaire de Mauzac, le 7 juin 1944. (17)
Du 22 octobre 1947 au 15 février 1951, 946 femmes sont incarcérées à Mauzac (18). Le pic est atteint le 26 février 1948, avec une population de 547 détenues. À la fin du mois de janvier 1948, 16 d’entre elles, venant du Blanc (Indre) et de Tours (Indre-et-Loire), sont signalées comme ayant résidé en Dordogne avant leur arrestation. Cela semble inquiéter le préfet de la Dordogne qui s’en ouvre au garde des Sceaux, André Marie. Cette même année 1948, deux importants convois arrivent à Mauzac. Le 23 février, 155 « détenues politiques » proviennent de la maison d’arrêt de Pau. Le 5 novembre, en raison de la dissolution du centre pénitentiaire de Jargeau (Loiret), 122 femmes sont repliées sur Mauzac. Le 2 février 1949 a lieu le dernier transfert significatif. Il s’agit d’un groupe de 79 femmes issues de la prison de La Santé.
L’examen d’un premier registre de 678 détenues nous renseigne précisément sur les motifs d’internement des femmes se trouvant à Mauzac :
– Atteinte à la sûreté de l’État : 31,8 %
– Trahison : 29,8 %
– Intelligence avec l’ennemi, une puissance étrangère ou l’Allemagne : 26,8 %
– Relations, commerce avec l’ennemi et faits de collaboration : 4,0 %
– Actes de nature à exposer des Français à subir des représailles : 2,5 %
– Dénonciation : 2,1 %
– Espionnage : 1,8 %
– Activité de nature à nuire à la défense nationale et port d’arme contre la France : 0,9 %
– Recel de pillage : 0,3 %
Ce même registre permet d’établir le tableau des peines suivant :
– Condamnations à mort : 10,33 %
– Travaux forcés à perpétuité : 14,31 %
– Travaux forcés à 20 ans : 17,70 %
– Travaux forcés à 15 ans : 9,88 %
– Travaux forcés à 12 ans : 0,44 %
– Travaux forcés à 10 ans : 19,32 %
– Travaux forcés à 9 ans : 0,15 %
– Travaux forcés à 8 ans : 1,92 %
– Travaux forcés à 7 ans : 1,77 %
– Travaux forcés à 6 ans : 0,15 %
– Travaux forcés à 5 ans : 10,91 %
– Réclusion à perpétuité : 0,59 %
– Réclusion à 20 ans : 0,88 %
– Réclusion à 15 ans : 0,44 %
– Réclusion à 10 ans : 4,13 %
– Réclusion à 8 ans : 0,88 %
– Réclusion à 7 ans : 0,44 %
– Réclusion à 5 ans : 5,76 %
L’étude des cent premiers numéros d’écrou nous donne une fourchette d’âges allant de 19 à 67 ans, avec une moyenne de 43 ans. 50 % de cette population est âgée de 19 à 40 ans (58 % a moins de 25 ans), 46 % a de 41 à 60 ans et 4 % a plus de 60 ans.
Les différents rapports médicaux établis par le Docteur Espérou, médecin militaire affecté aux camps Nord et Sud de Mauzac, révèlent un état sanitaire globalement satisfaisant. Cependant, trois décès sont enregistrés pour l’année 1948 et sept pour 1949.
Le 15 février 1951, le camp Sud est entièrement vidé : les 334 dernières détenues « politiques » encore présentes à Mauzac sont transférées à la maison centrale de Rennes, entraînant ainsi la fermeture définitive de la prison pour femmes de Mauzac.
Plus de soixante ans après, parler d’Épuration reste sensible. Dans cette étude, il aurait été facile d’accuser et de généraliser, en relatant, par exemple, le martyre de ces femmes à qui l’on a coupé les seins, de celles qui ont été massacrées à l’explosif… Des exactions sordides de ce genre ont eu lieu, c’est indéniable, les archives en témoignent (19).
En réaction à une précédente contribution publiée dans Arkheia en 2002 (20), Roger Ranoux (21), membre du bureau de l’ANACR (Association nationale des anciens combattants de la Résistance, d’obédience communiste), nous a tenu ces propos sans ambiguïté : « Sans doute loin des événements est-il possible d’avoir une approche des faits que ne pouvaient avoir ceux qui furent en charge des responsabilités au lendemain de la Libération. La tâche était immense. Il fallait mettre en place tous les rouages de l’État, avec des hommes et des femmes qui n’y étaient pas spécialement préparés (…) La population qui réclamait justice contre les supplétifs de l’ennemi, les traîtres, les dénonciateurs de tous ordres, avait subi les traumatismes d’une inqualifiable répression. Il fallait agir vite pour éviter les débordements qui déjà se manifestaient. Hors de ce contexte, nul ne peut comprendre (…) Trop souvent des auteurs s’érigent en censeurs. Si loin du contexte de l’époque, leur assurance pourrait amuser, si elle n’était détestable (22)».
En conclusion, c’est Pierre Laborie qui résume le mieux l’esprit qui a conduit notre recherche sur l’Épuration et les femmes en Dordogne : « Loin de justifier ou de condamner, c’est d’abord de comprendre dont il s’agit ; c’est, avant de se risquer à dire pourquoi, chercher à savoir comment les choses se sont passées. (23) »
Jacky Tronel
chercheur associé au projet « Prison militaire du Cherche-Midi », à la Maison des Sciences de l’Homme, Paris. Membre du comité scientifique de la revue « Histoire pénitentiaire ». Éditeur du blog Histoire pénitentiaire et Justice militaire.
Sources et notes :
- (16) Marie-Thérèse Viaud, « L’épuration en Dordogne », in Annales du Midi, juillet-décembre 1992, p. 423.
- (17) Les statistiques qui suivent ont été établies après consultation des registres d’écrou au centre de détention de Mauzac.
- (18) ADD, série 1573 W (versement de la préfecture, cabinet du préfet), et plus particulièrement la cote 1573 W 10 qui fait état d’exactions commises dans les départements de la Gironde et de la Vendée, au passage d’un groupe de résistants venu de la Dordogne.
- (19) Jacky Tronel, « Polémique autour de Noir Périgord », in Arkheia, revue d’histoire, n° 7-8-9, 2002, pp. 22-37.
- (20) Roger Ranoux, alias Hercule, était en 1944 chef départemental des FFI de la Dordogne, au titre des FTP.
- (21) Lettre du 5 mars 2003 adressée à l’auteur suite à la publication de « Polémique autour de Noir Périgord ».
- (22) Pierre Laborie, L’opinion française sous Vichy, Paris, Seuil, 1990, p. 25.
- (23) Élisa Nouel, Historia n° 414, mai 1981, pp. 127-136.