Henri Gonthier a effectué son dernier voyage sur la Dordogne en 1963. Dans un entretien réalisé en 1992, le gabarier évoque ses souvenirs et décrit les conditions de travail difficiles d’un des métiers de rivière.
«Les conditions de navigation étaient périlleuses à la fin de la première guerre mondiale. J’ai commencé par être mousse… On aidait à la cuisine, à la manœuvre, on faisait tout ! On partait de Couze avec le chargement complet. On chargeait des tanins en barriques ; on mettait trois cents barriques ce qui faisait cent tonnes. Pour passer cent tonnes ce n’était pas possible, le canal n’est pas assez creux ! Il fallait deux bateaux. Dans un, le courpet, on mettait cinquante tonnes, et cinquante tonnes dans l’autre. Quand on arrivait en eau profonde, au bassin de Tuilières, on déchargeait le courpet dans le grand bateau et on pouvait s’en aller.
Pour tenir le cap il y avait trois avirons. Aux endroits difficiles il fallait souquer dur… Quand on avait passé les mauvais coins, on enfilait les bons. On pouvait se reposer un petit peu quand la passe était droite. Ça allait bien, on laissait courir mais quand il fallait passer entre les rochers ou éviter les graviers… et passer les ponts…
On éclusait à Tuilières. Le départ de Tuilières était assez délicat parce que les vannes nous poussaient dans l’oblique, alors il fallait faire une manœuvre pour pas que le bateau parte au large. À Bergerac, on avait le barrage à écluser.
Avec le courant, de Couze à Bergerac il fallait une demi-journée. Oh ! Davantage !… Parce que rien que pour écluser à Tuilières, il fallait déjà trois heures : il y a six écluses. Le temps de charger et de recharger d’un bateau à l’autre, il fallait presque une demi-journée. Alors ça faisait perdre presque une journée ! Après la sortie de Tuilières, deux heures après on était à Bergerac.
La nuit, on s’arrêtait dans les endroits qui sont dangereux. Mais en-dessus de Castillon, on naviguait de nuit, à condition qu’on ne soit pas contre la marée. Pour arriver à Castillon, après Sainte Foy, on s’arrêtait au mouillage à Eynesse. Il y avait un bon mouillage à Eynesse. Il y avait des voisins qu’on connaissait : on se fréquentait beaucoup, même quand on n’avait pas besoin d’eux ! On repartait le lendemain le matin. Si on trouvait la marée à Sainte Terre, il fallait attendre. On ne mouillait pas, on attendait qu’elle descende.
On ne pouvait pas prévoir la marée. On était obligé de subir la marée quand elle arrivait. À Castillon ou à Pessac, la marée monte pendant une heure et descend pendant onze heures. Au bord de la mer, la marée monte pendant six heures et elle descend pendant six heures, tandis qu’à Castillon et à Pessac, où on se trouve on s’arrête !… ou on continue ! Vous comprenez ?
On pouvait se servir de la voile après Libourne quand on avait passé le pont et quand les mâts étaient bons. Le jugeant avec le courant, on allait jusqu’où on pouvait quoi ! Ça ne marchait pas très vite, mais enfin, petit à petit, même si on était obligé, à la marée suivante on finissait par attraper le bec d’Ambès. Au bec d’Ambès, il fallait mouiller pour attendre que la marée remonte via Bordeaux.
Quand on avait un chargement on partait. Il fallait arriver à Bordeaux. Si le vapeur était là, on s’accostait au vapeur et il nous déchargeait directement, ce qui faisait gagner la manutention d’abord. Le monte-charge des navires nous déchargeait.
On allait se mettre en face du cours Alsace Lorraine. Il y a un ruisseau qui s’appelle Le Peugue. Mon père avait une grosse clientèle de Bergerac. Tous les commerçants de Bergerac aimaient la navigation à ce moment-là. Ils nous faisaient travailler.
Si on avait pu remonter aussi chargé qu’à la descente, on aurait chargé à plein. On ne mettait pas plus de soixante tonnes dans le bateau à cause du tirage. Il y a des endroits où ça tire, il y a des courants à une dizaine de kilomètres à l’heure.
On était remontés par des bœufs. Les bœufs fatiguent ! Jusqu’à Pessac, deux paires de bœufs. Il y a un courant formidable. De Pessac à Sainte Foy, une paire de bœufs. Après, le père Sando qui était bouvier bougeait jusqu’à Saint Pierre d’Eyraud. Là, c’était la mère Micoyne. Son oncle était mobilisé, alors elle faisait les tires avec son père. De Saint Pierre d’Eyraud à Bergerac, il y a quatorze heures : il fallait partir à six heures du matin. On arrivait à deux heures de l’après-midi à l’écluse de Bergerac. On rentrait dans les écluses ; les bouviers venaient diner au bateau et ils faisaient manger les bêtes. Quand ils s’étaient reposés ils reprenaient la route de Saint Pierre d’Eyraud. »
Henri Gonthier s’est éteint à l’âge de 92 ans, le 1er avril 2000, dans son petit village de Saint Capraise de Lalinde, « entre canal et rivière ». Le 7 octobre 2000, une stèle érigée en face de sa maison par l’association Les Pesqueyroux : « À la mémoire d’Henri Gonthier (1907-2000) dernier batelier de la Dordogne », y est inaugurée.
Jacqueline Clément avec le concours des filles de M. Gonthier