Comment, en souhaitant régler le problème de la navigation sur la Dordogne, a-t-on pu engendrer une telle catastrophe socio-économique ? Quand le bonheur des uns fait le malheur des autres !…
À une époque où les routes n’offraient pas le confort d’aujourd’hui, la rivière Dordogne formait l’axe commercial principal reliant les monts d’Auvergne au port de Bordeaux, ceci en dépit des nombreux obstacles rencontrés depuis les gorges rocheuses de la Haute-Dordogne jusqu’aux passages les plus redoutés des gabariers : les « malpas » de Lalinde.
Le transport des marchandises ne constituait pas la seule ressource financière de cette rivière longue d’environ 480 kilomètres. Le flottage du bois en Haute-Dordogne, l’extraction du gravier et de la pierre en Basse-Dordogne, ainsi que la pêche, se sont aussi révélés comme des activités très rentables pour les cent soixante-treize communes traversées par la rivière.
Parmi ces multiples métiers, la pêche fut de loin la plus lucrative pour les riverains. Jusqu’au début du XXe siècle, plusieurs milliers de pêcheurs professionnels tirèrent avantage de la prospérité de la rivière Dordogne. C’était avant que la construction des premiers barrages ne mette leur activité en péril.
L’infortune de ces pêcheurs débuta en 1825 lorsqu’une commission d’étude soumit au Conseil général de la Dordogne un projet de dérivation permettant d’éviter les passages dangereux de Lalinde. Personne n’eut alors conscience des conséquences que cette décision engendrerait. Ce projet prévoyait deux canaux de dérivation : un premier canal sur une distance de 4 378 mètres, partant des îles de la Hierle à Limeuil jusqu’à Trémolat ; un second, partant des îles de Mauzac à Tuilières, sur une distance de 15 375 mètres. Pour rattraper la dénivellation de vingt-deux mètres entre Mauzac et Tuilières, un barrage de prise d’eau était prévu à Mauzac.
Le canal entre Limeuil et Trémolat ne verra jamais le jour malgré toutes les expropriations entreprises à partir de 1838. Les travaux du canal de Lalinde, débutés à ce moment-là, aboutiront en 1841. Cependant, en raison de malfaçons, il ne sera livré à la navigation qu’en 1843.
La construction des barrages de Mauzac vers 1840, puis de Bergerac, entravent pendant plus d’un siècle la pêche en Haute Dordogne. En 1849, un rapport du conseil général de la Corrèze précise : « En arrêtant la remontée des poissons, le barrage de Mauzac a enlevé une source abondante de revenus et a réduit à la misère un grand nombre de familles qui ont en partie vécu jusque-là du produit de leur pêche ». Après bien des années de discussion, le conseil général de la Dordogne décide enfin d’établir des pertuis à gradins à Mauzac et à Bergerac.
Cependant, si ces nouveaux dispositifs améliorent la remontée des poissons indigènes : barbeaux, carpes, assées (vandoises rostrées) et autres, ils n’assurent toujours pas la remontée des poissons migrateurs. La situation reste donc inchangée pour les pêcheurs de Haute-Dordogne. Quelques années plus tard, en 1864, d’importantes crues mettent à mal les pertuis des barrages, notamment celui de Mauzac qui sera en partie détruit.
À propos de cette catastrophe, les ingénieurs chargés des travaux de réparation dénoncent la qualité médiocre des matériaux employés à l’époque de la construction et l’insuffisance des crédits accordés pour ces travaux. L’irritation des autorités de Haute-Dordogne (Corrèze, Lot) est à son comble. Il est vrai que ces départements sont particulièrement touchés, la majorité de leurs ruisseaux et rivières étant subordonnée à la Dordogne.
En 1871, le Conseil général de la Dordogne commande une autre étude afin d’installer de nouvelles échelles à poissons. Fonctionnelles dès 1873, leur efficacité restera relative. En 1882, un rapporteur de commission auprès du Conseil général du Lot précise la situation en émettant le vœu que « les échelles à poissons de Mauzac et de Bergerac soient reconstruites de manière à ce que le poisson voyageur : saumons, aloses, lamproie et autres, puisse les franchir ». Au cours de cette même séance, un autre interlocuteur fait observer que « les travaux n’empêcheront pas la disette du poisson dans la partie supérieure de la Dordogne, tant que les riverains du barrage de Mauzac tendront jour et nuit leurs filets au moment du passage annuel des saumons ». La question du braconnage constitue également un souci majeur. Sur ce point, le rapport des gardes pêche est éloquent : de plus en plus d’amendes sont enregistrées à l’encontre de braconniers et de pêcheurs (déclarés amateurs) vendant le produit de leur pêche.
Les années passent et les rapports successifs ne varient point ? En 1896, un énième rapport atteste d’une situation stable : « Si la remontée des espèces indigènes ne pose pas de problème, celle des “poissons voyageurs” est loin d’être satisfaisante ».
L’espoir renaît en août 1899, lorsque des maîtres de bateaux déclarent avoir aperçu des saumons et des lamproies en amont du barrage de Mauzac, à Trémolat, Alles, Saint Projet (Corrèze), ainsi qu’aux environs de l’embouchure de la Luzège, à Beaulieu, et en aval. Les poissons étant de retour, la profession de pêcheur professionnel va-t-elle redevenir nourricière ? Malheureusement non. Il est bien trop tard pour certains, et le cauchemar va reprendre pour ceux qui, malgré tout, étaient parvenus à survivre.
En novembre 1920, le Conseil général de la Dordogne met à l’étude une demande de la Société Énergie Électrique du Sud-Ouest souhaitant exploiter les forces motrices disponibles entre Trémolat et Tuilières, le premier barrage mis en service (1908). Le besoin énergétique croissant oblige cette société à établir de nouveaux barrages d’alimentation et de nouvelles usines hydro-électriques. Deux projets sont soumis à enquête : la modification du barrage de Mauzac devant permettre l’alimentation de la future unité implantée sur le territoire de la commune de Badefols sur Dordogne, ainsi qu’une deuxième unité, avec un barrage à la Guillou, sur le territoire de la commune de Lalinde.
Profitant de cette opportunité, le ministre anticipe la décision de la commission d’enquête et autorise la société à commencer les travaux de hausse sur le barrage de Mauzac. L’autorisation est assortie d’une condition sine qua non : les modifications de l’échelle à poissons de Mauzac, commencées en 1913 et n’ayant pu être réalisées totalement à cause de la guerre devront être terminées et prises en charge financièrement par la SEESO. Le barrage de Lalinde ne verra jamais le jour ! Les travaux d’élévation du barrage de Mauzac s’achèveront en 1922. L’usine hydro-électrique de Badefols sur Dordogne, quant à elle, produira de l’électricité à partir de 1924.
Avec la mise en œuvre de nouvelles passes à poissons, l’affaire semble résolue. La période d’optimisme est cependant de courte durée. A partir de 1935, le besoin énergétique oblige les sociétés électriques à construire d’autres barrages : Marèges (1935), L’Aigle (1946), Le Chastang (1952), Bort les Orgues (1952), Le Sablier (1957). Ces réalisations stoppent à nouveau les migrations et engendrent d’autres problèmes dénoncés par les pêcheurs : le manque d’eau dans les frayères où les petites aloses meurent par manque de profondeur – l’été l’eau atteint parfois plus de 26° – et la mortalité des anguilles hachées par les pales des turbines. Un nouveau coup dur est porté à une profession déjà à l’agonie.
La rivière ne retrouvera qu’une partie de sa faune aquatique dans les années 1980, grâce à une action de restauration de la faune migratoire engagée dès 1978 par le ministère de l’Environnement. Le « plan saumon », financé par l’Europe en partenariat avec différents organismes et associations des départements concernés constitue le point de départ de la reconquête de la rivière.
Électricité de France, engagera plus de 30 millions de francs dans ce projet de reconstitution.
- 1985 : construction d’une nouvelle échelle à poissons au barrage de Bergerac.
- 1987 : construction d’une nouvelle échelle à poissons au barrage de Mauzac.
- 1989 : le barrage de Tuilières est équipé d’un ascenseur à poissons.
Si le sort des poissons migrateurs s’est sensiblement amélioré, il n’en a pas été de même pour celui des pêcheurs professionnels dont l’époque semble définitivement révolue. De 1842 à 1985, aucune des modifications apportées aux barrages de Mauzac et Bergerac n’a donné satisfaction.
De même, les mesures prises par EDF dans les années 80 sont loin de contenter les pêcheurs, tant professionnels qu’amateurs.
Malgré tous ces aléas, quelques familles ont tout de même réussi à maintenir leur activité et à vivre de la pêche jusqu’au début du XXe siècle. Avant la Première Guerre mondiale, une dizaine de pêcheurs possédaient des concessions de pêche à Lalinde : les anciens viviers sont encore visibles en bordure de la rivière. Il en était de même à Trémolat, Mauzac, Badefols sur Dordogne, à Couze (famille Vitrac), à Beynac, à Groléjac, à la Roque Gageac où dans la Haute-Dordogne, à Spontour (Corrèze).
Aujourd’hui, quelques dizaines de pêcheurs professionnels seulement subsistent sur l’ensemble du cours de la Dordogne. Le produit de la pêche n’assurant pas un revenu suffisant, tous ont une activité secondaire.
Christian Bourrier
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