Près de vingt années après mon unique rencontre aux Jurandes avec Fred Bourguignon, artiste peintre et poète, la visite à Bonaguil, tant attendue, a bien eu lieu.L’univers de cet homme discret dans la solitude de « La Maison haute1 » m’est donné, grâce à son épouse Bernadette. En quête des papiers les plus appropriés au développement de l’œuvre, c’est ensemble qu’ils découvrent, avec intérêt puis amitié, ceux qui maitrisent ce savoir-faire dans le cadre apaisant des vallées de la Thèze et de la Couze : les Maîtres papetiers Yves Filhol à Saint-Martin-le-Redon et Georges Duchêne à Couze et Saint Front.
À l’origine de l’enracinement en Lot-et-Garonne de cet ancien secrétaire de la revue poétique de Jarnac « La Tour de Feu », dirigée par Pierre Boujut, réside un paradoxe. Né en 1916 sur l’île d’Oléron, Fred Bourguignon ne quitte l’île qui l’a prédisposé aux grands espaces lumineux qu’à l’âge de douze ans. Commence alors pour lui la grande navigation solitaire en poésie à l’intérieur des côtes de Charente et de l’Aquitaine.
De cette langue de terre posée sur l’océan, « là où les goélands s’apprivoisent », il garde un sens aigu de la variation de la lumière et de son caractère éphémère. Son instinct doublé d’une sensibilité travaillée par un véritable appétit de lectures l’entraîne dans maintes explorations, sans l’amarrer à aucune école ou mouvement littéraire. C’est après 1945 qu’il engage le double choix de l’écriture et de la mise en forme de sa peinture du monde. Son premier recueil, « Algues vertes », paraît en 1948.Par la suite, à Bonaguil, à Jarnac, à Angoulême ou à Paris, ce sont d’abord les affinités spontanées qui créent les liens et suscitent l’éveil. Au pied du château de Bonaguil, devant un bon plat et une bouteille de vin du Sud-Ouest, les discussions tournent autour de l’envie d’éprouver l’écriture et les techniques d’édition de la manière la plus artisanale. « Les poètes de la Tour » partagent alors l’envie d’imprimer, de relier et plus généralement de garder des signes authentiques de leurs inspirations. Le rythme de parutions des revues comme « La Tour de Feu » ou « La Barbacane », celle de Max Pons, relève d’un tour de force collectif à chaque numéro. Mieux, elles aiguillonnent dans la joie, d’homme sensible à homme sensible, chacun des participants, ou, parfois dans la rivalité, les séparent.
Les amis venant aux Jurandes partagent une sorte d’esprit commun dont l’objectif est de préserver cette colonie mouvante d’auteurs et de peintres que l’histoire peut balayer très vite. La fin du XXe siècle a ses violences : guerres d’Indochine et d’Algérie, crises sociales, contestations diverses… Raison de plus pour défendre ces lieux de création préservés, nourris par des expériences de travail empreintes de réel, de matière, du sens de l’effort et de l’amour de l’humain.
Éloignés des formes de romantisme du XIXe siècle, les poètes de l’après-guerre ne ressemblent ni à Victor Hugo, ni à Rimbaud ou à Mallarmé. Pas de reliure plein cuir, de dorures inutiles ! La simplicité et la sobriété les guident. Ils ne s’apparentent plus vraiment aux surréalistes tout en conservant l’enseignement essentiel qui veut que le monde s’explore par lui-même et par toutes les techniques possibles. Finies donc les hiérarchies dans les arts, finies les frontières entre le quotidien et le rêve ! Un vent de liberté et d’authenticité souffle sur cette mer d’encre, en dépit du fait que la diffusion se limite très souvent à quelques centaines d’exemplaires ou à quelques toiles.
Fred Bourguignon se situe, sans l’avoir choisi vraiment, dans cette vallée-là, loin des mondanités éditoriales, en acceptant la part d’isolement convenant bien à sa nature plutôt réservée. Au contact vrai du papier dont il indique presque toujours les moulins de provenance, « moulins d’excellence », il réalise la conjugaison des savoir-faire mariant la beauté du support à la grâce de cette fabrication « à la main ». Il y ajoute sa fantaisie lorsqu’il concentre l’épure des images dans le geste précis et mesuré qui va fixer l’adéquation entre son « arrière-pays » et « un passage de l’autre côté » très personnel.
Ainsi, sans renier ses origines maritimes et insulaires, Fred Bourguignon trouve le chemin vers sa complexité intérieure en parvenant à prolonger sa respiration mentale et visuelle au-delà des marées familiales. Il l’enrichit avec celle du vent dans les feuillages de Bonaguil qui accrochent toutes les couleurs des saisons. C’est au spectateur de découvrir cet univers figé dans « ses planches en couleurs » souvent placées en double-page centrale. Au spectateur d’apprécier alors la trace, le grain du vélin, la rugosité ou la finesse, la nuance ressentie par l’œil, si cet œil sait « écouter », pour reprendre l’expression chère à Paul Claudel.
Si celui qui fabrique ainsi le cahier-livre devient absent, la trace graphique des mots et de l’image se renforcent « dans les blancs de l’ombre ». Un jaune inattendu, presque improvisé, comme dans « Les vignes de paille » (1989) imprimé sur du papier à la cuve du Moulin de Larroque, un bleu céleste plein de mémoire, un vert chargé d’oxygène et d’odeur végétale, des ocres métaphoriques, des beiges, des rouges subtilement dosés parce qu’on n’abuse pas du « sang fauve » qui court dans les veines de la poésie… à chaque couleur correspond une pression de la main et du corps sur la table. En conséquence, les lignes et les points évoluent à l’infini. Or, ces secrets de métier, Fred Bourguignon les a peu à peu intégrés pour offrir des recueils denses et légers auxquels ils donnent des titres chargés du mystère qui rythme sa vie.
Étrangement, Fred Bourguignon ne ressent pas d’ambition artistique précise. Du travail en cours, il ne parle pas et se montre peu dans les galeries. À l’opposé des Picasso ou Dali qui, eux aussi, vont chercher des papiers rares dans les moulins, il ne s’expose pas, trop porté par son « économie intime des bois gravés à l’épargne en pleine page comme la vie coutumière » qu’il a délibérément adoptée. Bel exemple d’une forme d’ascétisme ne se refusant pas la beauté illimitée de la nature… « des yeux grands comme un Georges Seurat ». Le secret, le silence et le respect qu’exigent les gestes garantissent en grande partie la vérité de la trace.
Pour étayer l’écho de la découverte de son œuvre, il faut se reporter au travail universitaire de Dominique Bru2, professeur d’arts plastiques, réalisé en 1988 à partir du témoignage direct du peintre-poète et d’une analyse artistique pleine d’hypothèses d’explorations.
Pierre Chabert posera le dernier mot, lui qui écrit dans son poème « Au pied du mur », paru dans le numéro 60 de « La Tour de Feu » : À quoi servira le feu de la Tour, À quoi servira ce poème, À quoi servirons-nous…
Ce à quoi nous ajouterons : À qui servira la tour de Bonaguil quand les Jurandes seront désertées ? À quoi sert notre vie si nous ignorons les œuvres fortes de ces poètes qui illuminent nos campagnes ?
La réponse est encore chez Fred Bourguignon, dans ce texte intitulé : « Nous y pensons » : Dès le matin, les girolles avaient retenu la menue monnaie de la rosée. Les toiles d’araignées simplifiaient la carte des opérations… Des mots pour mieux revenir à la magie de « La Maison haute » et au premier plaisir du jour : « Le café bleu dans son bol de porcelaine. Bonaguil, le sucre, le miel, le pain de la veille et le pain de demain à pétrir ».
À Bonaguil comme à Couze, Fred n’y est déjà plus depuis 2008. Le travail de sa vie y vit encore comme Bernadette, la gardienne de son œuvre, parce que sans cesse, « le commencement affole le moment » et que la carte des moulins à papiers est tout près. Tout près avec le murmure de leur voix et le chant infini de l’eau.
Rémy Cassemiche
Notes :
1. Fred Bourguignon, La Maison haute, Édition Les Poètes de la Tour, Bonaguil, 1974.
2. Dominique Bru, Approches de l’œuvre de Fred Bourguignon, mémoire de maîtrise en arts plastiques,
Université de Bordeaux III, 1988.