Dans son édition du 5 mai, le journal Bergerac Libre relate la manifestation ayant eu lieu à l’occasion du 1er mai 1945 : « Ce jour du 1er Mai, le camp est en fête. Les banderoles glorifiant l’Armée Rouge, le chef bien-aimé, le maréchal Staline, l’entente des peuples, la victoire sur le fascisme sanglant, ornent les portails, barrent les chemins. À l’intérieur du Camp, sur les deux côtés de la route, on peut admirer, fait dans du sable et avec du verre cassé, les têtes de Lénine et Staline, les phrases de bienvenue et les mots d’ordre. Les habitants du Camp sont joyeux, ils s’interpellent en se souhaitant le 1er Mai, comme nous nous souhaitons la nouvelle année. »
Les visiteurs sont accueillis à l’entrée du camp par un panneau en russe proclamant « Vive le 1er mai journée internationale des travailleurs » encadré, d’un côté, par les emblèmes du marteau et de la faucille et de l’autre par une étoile ornée d’un portrait de Staline. Des drapeaux rouges complètent le portique. Sur les deux bâtiments latéraux sont fixés le portrait de Staline et celui de Lénine.
Les invités civils français se font photographier à leur tour à l’entrée. Nous ne pouvons les identifier avec certitude mais si nos lecteurs y parviennent, qu’ils nous en fassent part.
Poursuivons la journée avec le chroniqueur du journal Bergerac libre : « […] les invités ont assisté à un défilé impeccable des habitants du Camp, avec banderoles, mots d’ordre et grands tableaux du maréchal Staline, les femmes marchent crânement en rangs serrés. » Une tribune est édifiée où prennent place les militaires des deux nations et quelques civils.
Suit la visite du camp : « Les baraquements sont d’une propreté impeccable, des rideaux blancs, des murs ornés de tableaux, des photos, des dessins et des mots d’ordre. À l’entrée de chaque baraque un journal mural avec des engagements d’émulation pour le 1er mai, avec les textes des leçons du marxisme, apprises en semaine. »
Ainsi, sur l’une des photographies peut-on lire à gauche « Vive notre grande patrie » et à droite « Mort aux Allemands fascistes envahisseurs ».
Vient enfin le moment du repas auquel participent plusieurs centaines de convives : « À la table des officiels on remarquait M. le Sous-Préfet et Madame, le colonel Delcroix, le commandant Crosnier, Dr Gallais, M. Canal, Chaverou, du Parti Communiste ; Dartigue, du F.N. ; Mlle Brousse, de l’U.F.F., etc.., etc… ».
« Au cours du repas, les joyeux garçons et de solides jeunes filles, formant un rond lançaient plusieurs fois dans l’air aux cris répétés de : hurrah ! ceux qu’ils voulaient honorer. Cela fut d’abord le Commandant russe du camp et ses aides, et le vin blanc aidant, ils s’enhardirent pour honorer de cette façon originale même les invités. C’est comme ça que l’on a pu voir sauter dans l’air comme une crêpe, M. le Sous-Préfet, qui se prêta d’ailleurs de bonne grâce et sourire aux lèvres, le colonel Delcroix, Dr Gallais, Chaverou, le représentant de l’Armée Américaine, etc. »
Et pour clôturer cette journée à la soviétique en bergeracois, « le soir, un théâtre en plein air, les danses et les chants, malgré une température peu clémente, ont rassemblé tous les habitants du Camp. »
Le théâtre construit par les Russes surmonté d’une banderole où est inscrit « Vive l’amitié des peuples d’URSS) ».
Les frères Bondier reviennent en avril faire un second reportage composé de cinquante-et-un clichés. Dans cette série de photographies, il s’agit de montrer les différentes et nombreuses activités des pensionnaires du camp. Ainsi, elles nous permettent de voir que les Soviétiques s’adonnent à des activités sportives (football, volley, gymnastique) artistiques (théâtre, chorale, orchestre…). Les activités ne se déroulent pas toujours entre Russes : une soirée franco-russe est prévue au camp le 14 février (a-t-elle eu lieu ?), une rencontre de football est organisée le 2 avril 1945, à Campréal, deux représentations sont données au camp par les exilés espagnols de l’Union Nationale Espagnole.
Ils pratiquent aussi des exercices militaires, suivent des cours (sur un bâtiment figure l’inscription « école » en russe et plusieurs clichés nous montrent des groupes d’hommes, de femmes, écoutant un instructeur).
Le reportage nous présente les lieux et les activités indispensables au bon fonctionnement d’un camp de plus d’un millier de personnes : la buanderie, la blanchisserie, l’entretien des véhicules attribués par les autorités françaises, l’atelier de couture, la menuiserie, la cordonnerie… Plus originaux, un atelier où sont peints des portraits de Staline et un local de radiodiffusion interne.
Sur l’ensemble des photographies, la mise en scène est évidente. Le but de ce reportage commandé (mais par qui ? : le comité France-URSS, le PC…?) est de montrer un camp discipliné, actif, remarquablement bien organisé, en somme un camp à l’image de l’URSS, ou en tout cas à l’image que ses fidèles veulent donner de la patrie du socialisme, guidé par un Staline omniprésent. Il s’agit bien d’une commande dans un but de propagande, mais destiné à quel public ? Aux lecteurs des publications de France-URSS, à la population locale, aux repliés eux-mêmes… ? Difficile à dire.
Cependant, cette volonté d’afficher un camp idéal est fortement remise en question par la réalité et cet enthousiasme est loin d’être partagé par les habitants voisins du camp. Des Soviétiques se rendent en effet coupables de multiples délits : vols dans les fermes, à la gare, à l’école de Creysse, dégradations des cultures, violences physiques sur des agriculteurs, des ouvriers des papeteries Dumas, des habitants… Le Maire lui-même est menacé à deux reprises par des Soviétiques armés qui veulent du tabac. Les plaintes affluent : vingt-huit plaignants pour le mois de juillet !
On peut lire ceci dans les courriers reçus par les autorités(3) : « Les enfants ne peuvent plus aller garder les bêtes seuls étant menacés. Ces jours-ci, j’ai été obligé de prendre un fusil pour les défendre et me défendre », ou encore « je proteste contre les Russes, la situation est de plus en plus intenable par leur brutalité et leurs menaces ; comme vous le savez nous avons été blessés moi et ma femme ». Il faut « nous débarrasser de cette horde ». Et tous déplorent l’impuissance des pouvoirs publics.
Le commandant du camp, Kowalov (ou Kowalew) montre le mauvais exemple. Il a la réputation d’être souvent en état d’ébriété. Le 12 février, il réquisitionne de façon autoritaire et brutale la Citroën traction avant du capitaine Raynaud du 108e RI à la caserne de Bergerac, frappant violemment le lieutenant qui s’y oppose. Les insultes fusent. Les officiers français sont menacés par un détachement russe arrivé en renfort. Les militaires français cèdent face à la farouche détermination des Soviétiques, prêts à faire usage de leurs armes. Finalement, le véhicule est laissé aux Soviétiques…
En juillet, Kowalov est relevé de ses fonctions pour avoir détourné des vêtements, des denrées et de l’essence alloués au camp et à ses compatriotes. Il est éloigné de Creysse et conduit à Paris avec sa femme par un officier supérieur soviétique.
Le camp est fermé le 12 août 1945. Les Soviétiques sont rapatriés par chemin de fer, via l’Allemagne, en URSS. Une dizaine de militaires soviétiques restent pour procéder à la liquidation du camp. Ils partent avec une quinzaine de femmes enceintes qui ne peuvent voyager dans les wagons de marchandises. À ce propos, dix-neuf naissances sont enregistrées à l’état-civil de Bergerac, ainsi que deux décès.
En répondant « au vœu exprimé par la partie saine de la population », comme l’écrivait le secrétaire général de la police au Commissaire de la République en juillet 1945(4), le départ des Soviétiques soulage les habitants de Creysse et des environs. La presse locale ne le mentionne même pas et il ne semble pas qu’une quelconque manifestation l’ait accompagné. C’est dans une indifférence quasi-générale que se clôture l’épisode soviétique en Pays bergeracois.
Hervé Dupuy
Notes :
- 3. Rapports, 42W58/3, Archives départementales de la Dordogne.
- 4. Note du SG de la police au Commissaire de la République, 19 juillet 1945. Dossier 186W4 art.104, Archives de la Haute-Vienne. J’ai mis en italique l’expression utilisée par le SG qui sous-entend l’existence d’une population non-saine (les communistes ?) qui soutiendrait les Soviétiques.
Remerciements : Merci à Michel Lecat qui nous a donné accès à ce fonds d’archive photographique exceptionnel et qui nous a permis d’en publier librement plusieurs clichés. L’intégralité du reportage sur le camp russe de Creysse est consultable sur le site www.photo-bondier-bergerac.fr. Un projet de publication est en préparation, aux Éditions « Secrets de Pays ». Merci à Danièle Carrance pour sa traduction des textes en russe figurant sur les photos. Merci à Pierre Boitrel qui a restauré toutes les photos publiées dans cet article.