La mémoire locale oublie parfois certains épisodes de son histoire. C’est le cas avec l’occupation par des ressortissants soviétiques d’un camp situé sur la commune de Creysse, près de Bergerac, en 1945. Grâce à Michel Lecat qui nous a confié une série de photographies prises par son grand-père, Robert Bondier et son grand-oncle, Léon Bondier, nous avons désormais un témoignage visuel et inédit de la vie de ce camp et de ses occupants.
A ménagé en 1940 à la demande du ministère de l’Intérieur sur une annexe de la Poudrerie nationale de Bergerac, le camp de Creysse, constitué de plusieurs lotissements de baraques situés de part et d’autre de la route de Sarlat, est destiné à recevoir deux mille internés considérés comme « indésirables ». À partir du 17 novembre 1940, il accueille des expulsés lorrains. Fin 44, le camp est occupé par le 1er bataillon du 26 RI.
Au début de l’année 1945, ce camp est retenu pour recevoir des Soviétiques libérés des camps de travail par les troupes alliées au fur et à mesure de leur progression vers l’Allemagne. Pour éviter l’encombrement des casernes nécessaires à l’hébergement des troupes, il est décidé de transférer ces personnes dans des camps à l’intérieur de la France. D’une capacité de 2 000 places, le camp de La Courtine (Creuse) est dédié à l’accueil des Soviétiques. Le camp de Creysse en reçoit, quant à lui, 1 500, dont trois cents femmes et une vingtaine d’enfants.
Le 18 janvier 1945, un premier convoi d’environ 1 600 Soviétiques, majoritairement des civils mais comprenant aussi une centaine de soldats arrive en gare de Bergerac. Ils sont accompagnés par des militaires américains et des infirmières de la Croix-Rouge française. Ils viennent de Chalon-sur-Saône et ont été probablement libérés au Luxembourg, en Sarre ou en Belgique. En fait, ce n’est pas le convoi prévu pour le camp de Creysse… ils repartent donc dès le lendemain vers le camp de Souges, près de Bordeaux.
Fin janvier, un second convoi de 1 550 Soviétiques arrive. Déposés en gare de Libourne, ils auraient rejoint le camp de Creysse à pied. Des cars sont envoyés par le sous-préfet pour les femmes et les enfants. En nombre insuffisant, ils ramènent surtout les malades.
La gestion du camp relève du Ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés. Des médecins militaires français (le docteur Deiller, puis le docteur Bibault) assistent le personnel sanitaire russe. Tous ces camps sont ouverts à la hâte. Il faut donc organiser l’habillement, le ravitaillement, le chauffage de plusieurs milliers de personnes, dans des délais très courts. Il faut leur procurer vêtements, couvertures, vaisselle… car ils manquent de tout. La nourriture est fournie par les services du ravitaillement général et par l’intendance militaire, le lait, pour les besoins des enfants, par la mairie de Bergerac. Pour le chauffage, une équipe est constituée afin d’exploiter une coupe de bois à Villamblard. Il faut aussi leur procurer le matériel et l’outillage pour mettre en place les activités de cordonnerie, de coiffure, de confection de vêtements, de menuiserie, comme le réclame le chef soviétique du camp.
Une infirmerie est installée dans le camp avec du personnel soviétique (un médecin, une sage-femme, des infirmières) et l’hôpital militaire de Bergerac fournit 34 lits.
Les besoins sont donc énormes et peuvent difficilement être satisfaits sur le plan local. Le 2 février, le Ministère des PDR promet l’envoi de 1 500 couvertures, 800 costumes d’hommes, 200 pour les femmes, 1 300 paires de chaussettes…
Une mission militaire française commandée par le capitaine Pomepuis est envoyée pour prendre en charge l’administration du camp en liaison avec le responsable soviétique.
La situation semble s’être rapidement améliorée puisque elle est jugée satisfaisante le 21 février, suite à la visite d’un capitaine américain de la commission interalliée. Toutefois, cette inspection souligne encore des besoins urgents en savon et en matériel médical.
En dépit de ces difficultés initiales, les Soviétiques sont bien accueillis et l’inauguration du camp en présence du Maire Maurice Moulinier, du Sous-Préfet Loupias, du Commandant Crosnier de la garnison de Bergerac et des représentants du PCF (Chaveroux), du FN (Razat), de la CGT (Robert), de France-URSS (Saux), du Comité des Femmes de France (Mlle Brousse) etc, se déroule dans un climat enthousiaste comme en témoigne une note des Renseignements Généraux(1). Après le discours du commandant soviétique du camp, Kowalov, le drapeau soviétique est hissé dans le ciel bergeracois. Le sous-préfet présente les excuses des pouvoirs publics locaux prévenus tardivement de l’arrivée des Soviétiques et déclare : « En voyant monter les couleurs russes au mât, les couleurs de ce pays dont l’emblème est la faucille et le marteau, c’est-à-dire l’emblème du travail, j’ai pensé que les Russes et les Français doivent sous ce signe accomplir un effort fraternel et un travail commun pour relever leurs ruines afin que dans une Europe apaisée se réalise la prophétie du poète : « République universelle, tu n’es encore qu’une étincelle, demain tu seras le soleil » »(2).
Malheureusement, les photographies retrouvées par Michel Lecat n’ont pas fixé cette inauguration. Cependant, une première série de cinquante-huit clichés témoigne d’une autre manifestation ayant eu lieu quelques mois plus tard, à l’occasion du 1er mai 1945. Nous y retrouvons les mêmes officiels que lors de l’inauguration, auxquels s’ajoute le colonel Delcroix, commandant de la place d’armes.
Notes :
- 1. Commissariat des RG de Bergerac note de renseignements n°123-714, datée du 31 février 1945 ! Comme chacun sait, le mois de février ne comportant pas trente et un jours, il faut lire janvier au lieu de février… on peut en déduire que l’inauguration a eu lieu vraisemblablement le dimanche 29 janvier.
- 2. La citation poétique du sous-préfet est extraite du poème Lux (Les Châtiments), de Victor Hugo.