En 1921, au sortir de la Grande Guerre, la « crise des fermes » frappe la paysannerie bretonne, entraînant un exode massif vers la Dordogne. Au Pays des Bastides ainsi qu’en Bergeracois, quelques noms fleurent bon leurs origines : Kerembellec, Jégu, Guérinel, Jouault, Le Gall, Le Bail, Le Boedec, Cadalen, Morvan, Le Torc’h, Guegen, Oualic, Guillou, Collic… Explications.
Pour comprendre ce phénomène, transportons-nous à Paris, le 1er février 1921, sur les bancs de l’Assemblée Nationale. Le député finistérien Vincent Inizan s’adresse à M. Lefebvre du Prey, Ministre de l’Agriculture, ainsi qu’aux députés :
« Messieurs, on nous dit, on nous répète à satiété qu’il faut intensifier la production agricole. Dans maintes régions de France, des terres excellentes sont en friche. Dans presque toutes les régions, les terres sont insuffisamment cultivées et la terre de France qui, normalement, devrait nourrir 100 millions d’hommes, suffit à peine à faire vivre 38 millions de Français. […] Les campagnes se dépeuplent et la terre meurt faute de bras. Dans une région cependant, dans la Bretagne, la pointe extrême, le Finistère, le phénomène inverse se produit, accusant une menace sociale des plus inquiétantes et des plus graves. Dans quelques mois, le 29 septembre prochain [traditionnellement, c’est à la Saint-Michel, le 29 septembre, que l’on renouvelle les baux de fermage] des centaines, des milliers de familles paysannes vont se trouver sans abri, sans foyer. Phénomène inexplicable, incompréhensible à première vue car chez nous aussi la guerre a créé des vides profonds, hélas ! Dans une seule commune de l’arrondissement de Morlaix, la commune de Cleder, voisine de Roscoff, il y aurait 30 familles paysannes sans abri, dès septembre prochain. A Plounévez Lochrist, le nombre de fermiers qui doivent être expulsés serait plus considérable encore. […] Tel ce fermier de l’arrondissement de Brest dont j’ai ici la lettre. Il a fait la guerre jusqu’au 17 décembre 1917, époque à laquelle il a été démobilisé comme père de six enfants. Sa ferme vient d’être vendue et il ne possédait pas le capital nécessaire pour l’acquérir. Il doit partir le 29 septembre prochain. Il refusera de partir. […] J’ai là une autre lettre d’un cultivateur de l’arrondissement de Châteaulin. Il avait quatorze enfants. Quatre sont tombés au champ d’honneur. Son propriétaire lui laissait entrevoir le renouvellement de son bail. Tenté par des offres avantageuses, le propriétaire a vendu. Cet homme sera sans foyer au 29 septembre prochain. Il m’écrit, aigri, désespéré. Il croyait mériter mieux. Voilà la situation ! »
Comment en est-on arrivé là ?
Depuis plusieurs années, la crise couve. Le grand nombre d’exploitations de faibles superficies, allié à une forte natalité en Bretagne imposent l’agrandissement des propriétés. En 1882, sur 100 km2 de territoire, la France compte, en moyenne, 654 chefs d’exploitation. Dans les Côtes du Nord (actuelles Côtes d’Armor), on en dénombre 1 197 pour la même superficie. Les 654 chefs d’exploitation emploient en moyenne un ouvrier chacun, soit 654 journaliers et domestiques. Les 1 197 chefs d’exploitation bretons en emploient 1 447, soit plus du double de la moyenne française.
Les paysans commencent à quitter la terre. Les petites gens : journaliers, petits fermiers ou métayers sont, pour la plupart, contraints de se reconvertir ou de partir. La Grande Guerre et le vote du moratorium ne vont rien arranger !
Le moratorium
Cette loi, baptisée improprement « moratorium », est votée par le Parlement et le Sénat, le 5 août 1914, deux jours après la déclaration de guerre. Censée protéger les paysans, elle va se retourner contre eux ! Elle prévoit la prorogation obligatoire des baux de fermage afin de protéger de l’exclusion de leurs exploitations les femmes des fermiers mobilisés. Ce délai moratoire renouvelé jusqu’à la fin des hostilités voit arriver à une même échéance 1921) huit années de baux. En effet, le 29 septembre 1918 (l’armistice étant signé le 11 novembre), les baux ont été renouvelés pour cinq ans. Soit huit années pendant lesquelles la situation est restée figée, mais où la terre est devenue rentable compte tenu de la forte demande. Elle devient donc spéculative.
À cela s’ajoute la mécanisation naissante nécessitant l’augmentation des surfaces agricoles et la diminution du nombre des travailleurs de la terre. En 1921, après huit ans de stagnation, le choc est plus violent encore. La demande dépassant l’offre, la spéculation s’installe et fait grimper les prix.
Cet épisode de l’histoire bretonne est passé pratiquement inaperçu. Cependant, son souvenir demeure vivace dans l’esprit d’une partie des paysans bretons déracinés ayant quitté leur pays avec le goût amer de l’injustice. M. de Guébriant, président de la Coopérative de Landerneau en témoigne : « Les marchands de bien, véritable fléau social chez nous, ont accentué la crise en achetant des terres pour les revendre au détail. Bien des domaines ont été ainsi détruits ».
La réaction des paysans
M. Hervé Budes de Guébriant, président de l’Office Central Agricole de Landerneau, est l’artisan de la migration bretonne vers le Périgord. Autour de lui, les élus bretons, dont Saïk Tinevez, maire de Plabennec, n’attendent pas le début de la crise et, fort habilement, anticipent… tandis qu’au sein des ministères se pose la question d’une migration vers le Maroc ou le Canada.
Au début du mois de juillet 1920, lors du congrès annuel de l’Union Centrale des Syndicats des Agriculteurs de France, à Strasbourg, un appel est lancé : il faut trouver de nouvelles terres pour les Bretons qui en seront dépourvus à la Saint-Michel. Les syndicalistes d’Aquitaine seront les plus réactifs.
La loi du 31 octobre 1919 signée par Raymond Poincaré autorise les départements et les communes à acquérir des terrains et des domaines ruraux, à les lotir puis à les revendre, en vue de faciliter l’accession à la petite propriété des travailleurs et des personnes peu fortunés. Du pain béni pour les candidats à l’émigration pourrait-on croire… Or, les Bretons qui émigrent sont peu fortunés. Beaucoup sont métayers. Ce type de bail rural, usuel en Dordogne, ne correspond pas à la mentalité bretonne, préférant de loin, le fermage. À la fin du mois de mars 1921, 150 exploitations sont proposées hors de Bretagne, avec une forte prédominance pour le Sud-Ouest.
La Dordogne se mobilise
De 1851 à 1921, l’Aquitaine subit une forte baisse démographique à laquelle s’ajoutent les ravages causés par le phylloxéra. De nombreux paysans partent vers les villes où les salaires sont plus élevés, s’expatriant même vers l’Amérique. La Grande Guerre accentue le phénomène. Selon une enquête du 26 avril 1920 étudiant les conséquences de la guerre sur l’agriculture en Dordogne, il ressort que 9 800 agriculteurs ont été tués ou portés disparus, auxquels s’ajoutent 539 mutilés de guerre contraints d’abandonner leur métier. Si la Bretagne détient le triste record du nombre de tués, elle détient aussi un fort taux de natalité, à la différence de l’Aquitaine qui pratique « la politique de l’enfant unique », pour ne pas dilapider le patrimoine familial.
L’équation est donc simple : la Dordogne a peu de bras, la Bretagne en regorge ! La Dordogne possède des milliers d’hectares de terres en friche, les Bretons trop nombreux n’ont plus assez de terres. Le prix de la terre en Dordogne est abordable, il est inaccessible en Bretagne.
En avril 1921, à la demande de l’Union du Périgord et du Limousin, la Dordogne crée un bureau départemental de la main-d’œuvre. Ce service s’installe à la Direction des Services agricoles, rue Thiers, à Périgueux.
Départ vers le Périgord
Le lundi 13 juin 1921, c’est de Landerneau (Finistère), que partent les douze premiers volontaires, vers leur future terre d’adoption. Une reconnaissance est organisée par l’évêché et la coopérative agricole de Landerneau. Pour toute l’Aquitaine, on estime qu’environ 2 000 familles suivront, dont 800 en Lot-et-Garonne et autant en Dordogne
Le 17 juin 1921, Saïk (François) Tinevez déclare : « Nous venons d’envoyer dans ce pays l’avant-garde d’une armée. Cette armée est pacifique, mais elle est ambitieuse : elle veut conquérir le Périgord ». Dans un courrier du 6 juillet 1921, adressé à M. de Guébriant, directeur des Services agricoles de la Dordogne, M. Bacon écrit : « Je crois pouvoir vous assurer que la perspective d’un nouvel exode de Bretons nous est très agréable, car nous recevons chaque jour de nouvelles demandes de métayage ». La greffe est prise, d’autant que les paysans bretons sont enchantés par l’accueil de leurs nouveaux compatriotes.
Des Bretons au pays des Bastides
L’épopée de certains d’entre eux est relatée dans l’ouvrage Cœurs de Breizh. Les premiers migrants ont créé un véritable appel d’air qui se prolongera entre les deux guerres. Au Pays des Bastides, ces Bretons arrivent de la région d’Elliant, de Saint Evarzec et de Saint Yvi. Ils s’installent entre Beaumont du Périgord et Villeréal. C’est le cas notamment de la famille Guegen de Sainte Sabine. Arrivent des Léonards venant, pour la plupart, de Ploudiry, puis d’autres, du pays Gallo, s’installent sur les coteaux de Lalinde. On trouve trace de Bretons également dans le canton d’Eymet, à Saint Aubin, à Razac, à Sainte Eulalie, mais aussi dans le canton d’Issigeac, à Faux notamment, dont le maire actuel, Alain Legal.
Preuve de l’intégration rapide des Bretons, citons la famille Jouault, de Lalinde, résistants discrets et ô combien efficaces, mais aussi la famille Cadalen, puis le lieutenant Louis Collic, chef de la Résistance. La liste de tous les Bretons impliqués dans la vie locale serait longue ! On note, bien sûr, Yves Guegen, originaire de Saint Evarzec, maire de Sainte Sabine, M. Le Torc’h, venu de Fouesnant, maire de Monsaguel, M. Maisonneuve, de Loire-Inférieure, maire de Bayac, sans compter de nombreux adjoints et conseillers municipaux.
En 1956, le géographe-cartomètre Yan Poupineau estimait à 75 le nombre de familles installées dans le secteur d’Eymet, 24 sur Lalinde-Sainte Alvère, 30 sur le secteur d’Issigeac, 15 sur Beaumont-Sainte Sabine.
Les descendants de Bretons émigrés sont aujourd’hui de vrais Périgourdins. Comme eux, ils relèvent les fins de phrases, comme eux, ils tuent le canard, comme eux, ils jouent au rugby ! En 1955, au congrès des Bretons d’Aquitaine, à Tonneins, Jean Fontaine écrivait : « La terre d’Aquitaine colle aux souliers des bretons ».
Sylvain Le Bail, auteur de « Cœurs de Breizh »
Éditions « Les oiseaux de papier », 2009
Photos : © Pierre Boitrel (à l’exception de la première photo)