Alain Bernard, le journaliste au coin de la rue

À quoi bon écrire ses souvenirs au lieu d’aller de l’avant, toujours de l’avant ? Des souvenirs ne sont pas des mémoires. J’ai surtout voulu témoigner, ici, de 38 ans au service de l’information locale, à « Sud-Ouest », cette information fédératrice qui se nourrit d’aventures au coin de la rue. Du plomb et du crayon-papier de mes débuts jusqu’à l’informatique actuelle, du hors-sac et du bélinographe jusqu’au traitement de texte le plus échevelé, j’ai vu se développer une révolution technique qui est aussi cérébrale. Cérébrale, biologique et organique…

L’humain doit impérativement y conserver son compte. À ce titre, je trouve encourageant qu’ayant laissé sur l’écran l’annonce de la naissance de mon petit-fils, Andrew, il y a quatre ans, une collègue secrétaire d’édition m’ait appelé, dans le train, pour réclamer son poids que j’avais omis de préciser…

Mais comment ne pas souligner que l’information de proximité reste une école inégalée de modestie ? C’est le poisson que l’on vous emballe au marché dans votre meilleur reportage ; c’est cette dame qui, à Pau, m’offrit une collection de mes plus beaux articles sans se douter que leur signature A.B. correspondait aux initiales de ma consœur Annette Brierre ; c’est ce lecteur périgourdin fier de s’autoproclamer mon « plus gros liseur »…

C’est aussi la plus profonde école de vraie communication. Je me rappelle madame Blin, enfermée dans son autisme, m’affirmant en morse, au téléphone, dans sa nuit béarnaise, qu’elle avait bien lu l’article la concernant. Ou encore cette veuve civile du Périgord justifiant ses envois répétitifs de communiqués manuscrits par un émouvant « Il faut bien que je parle à quelqu’un… »

C’est enfin une école de chance car on ne rencontre pas si souvent de mythomanes. Je n’en ai croisé que deux. L’un se faisait passer avec succès pour un chasseur de fauves alors qu’il traquait davantage les grues que les lions. L’autre, artiste de haut rang, se parant des plumes du paon et ayant connu – disait-il – Einstein, Greta Garbo et Dali, m’« accorda » quelques belles interviewes appréciées de ma direction sur des personnalités disparues comme Aldo Moro ou Tito. Mais le jour où, de son belvédère de Limeuil, il fit parler Simenon, lui bien vivant, l’écrivain envoya un cinglant – et onéreux – démenti.

Il vint quand même à mon mariage conclu à Sarlat par le maire Louis Delmon en 1978 et célébré aux Eyzies où avec ma femme Dany, nous avions invité tous les lecteurs qui voulaient festoyer. Mais dans la cour de ferme, nos retrouvailles furent mitigées. Quant à ma nuit de noces, elle fut pour partie occupée par un ultime article à finir pour l’édition du surlendemain, à envoyer par hors-sac, une de ces rouges enveloppes de presse pour lesquelles, nouveau Fangio, j’ai souvent rattrapé l’autocar Sarlat – Périgueux.

Un pays joueur

A fil des panneaux d’une exposition sur le Périgord, j’avais été frappé par l’un d’eux portant comme titre : « Un pays joueur ». On va dire « joueur et enjoué ». Un des mes articles les plus drôles a concerné, peu après son ouverture, le concert donné à la prison de Neuvic par l’orchestre Évasion avec, fatalement, comme titre « Évasion à la prison de Neuvic ». Prison où, par ailleurs, comme à celle de Périgueux, suite à une opération de jouets de fin d’année « Le Père Noël c’est vous », nous eûmes droit, de la part de la direction pénitentiaire, à un exquis : « Veuillez éviter de faire circuler, pour réparation, des pistolets et mitraillettes en plastique… »

Une mauvaise manœuvre peut également être l’alliée du rire : lorsque le poète-escaladeur Hervé Couasnon est grimpé sur le clocher de la cathédrale de Périgueux, il emmenait aussi avec lui une énorme banderole pour le Tibet. Il l’a, hélas, accrochée, au sommet, à l’envers et on entendait en bas, au marché, son ami et complice Maurice Melliet lui lancer au portable : « Allez, allez, remets-là à l’endroit ! » La police et le maire Michel Moyrand s’arrachaient les cheveux…

Ce pays joueur, c’est aussi celui d’une préhistoire bon enfant, même si les « Humbles de la préhistoire » ont pour beaucoup, hélas, disparu récemment. À Ernest Paluzzano, à la Grotte du Sorcier, j’avais un jour demandé s’il souhaitait la vendre et combien il en voulait. Il avait parlé d’un million d’euros et on l’avait publié. Il a eu des propositions, mais l’ermite a préféré garder son trésor. Au Regourdou, avec ses bouteilles légendaires, Roger Constant, autodidacte, révolté et homme de cœur, était aussi un grand facétieux : un cadre de vélo au nom de VGE était supposé, au sein de son fameux gisement néandertalien, d’origine présidentielle ! De quoi faire rire les ours bruns qu’il élevait avec amour.

Quant à Edouard Lapeyre à La Mouthe, il m’avait raconté que lorsque l’abbé Breuil se rendait à la grotte, il passait par chez sa mère déguster des flageolets. Que le lecteur pardonne ce détail, il se rendait coupable de flatulences et son assistante, Miss Boyle, refusait, dans la grotte exiguë, de participer aux relevés préhistoriques. Le jeune Edouard était alors désigné d’office pour le suppléer, malgré l’odeur !

La préhistoire a d’ailleurs connu d’autres curés passionnés (l’abbé Glory à Lascaux, les frères Bouyssonie à La Chapelle-aux-Saints, etc.), mais j’ai eu la chance de connaître des hommes de Dieu typés dans d’autres domaines : le pasteur anglican Handley qui tenait, à Domme, l’auberge du Grel où il servait costumé en… bonne sœur ; un curé brocanteur qui, à Aigre (Charente), commerçait spécialement avec les protestants ; un autre qui en Béarn m’avait convié à aller avec ses paroissiens, en autocar, à une fonte de cloche en Normandie et que je devais, avec malice, inviter avant le départ dans un repaire de mécréants patentés.

À propos de malice, un mot de l’évêque de Périgueux et Sarlat, Monseigneur Mouïsse, auquel je demandais une précision sur euros et francs à propos du denier du culte : « Ne vous inquiétez pas, nous convertissons ! » Je me rappelle encore le même disant la messe sur un auto-skooter aux grandes fêtes de Saint-Georges à Périgueux et rythmant sur l’autel, de ses doigts, « La Pitchourie » jouée par une banda n’attendant pas, pour défiler, que l’office soit achevé !

Cet œcuménisme mérite qu’on le loue car la pensée désincarnée n’est pas toujours bonne conseillère : je me souviens, à la sortie d’un stage de zen à La Gendronnière en Touraine, d’avoir oublié de composter mon billet de train et avoir vainement expliqué au contrôleur goguenard que j’avais médité plusieurs jours et ne méritais donc nul P.-V. !

Des hommes très politiques

Je dois à Georges Pompidou d’être rentré à « Sud Ouest ». Le soir de mars 1974 où il est décédé, fort tard, je jouais les utilités dans la grande rédaction régionale de Bordeaux, passablement déserte. Je revois encore le rédac’ chef Jean Ladoire demandant, dépêche à la main, un volontaire pour aller sonder la rue. J’y ai gagné une embauche rapide pour Agen où, arrivé en « surnombre », j’eus la chance de tomber sur des sujets toniques.

En revanche, en mai 1981 à Pau, quelques jours avant l’élection de François Mitterrand, mon chef local Jean-François Bège m’octroya par ironie le titre de « Roi des pronostiqueurs ». N’arrivant pas, avant l’un de ses derniers meetings, à approcher le candidat futur chef d’Etat, mais néanmoins parvenu jusqu’à Danielle Mitterrand, j’eus, par dépit, le culot de lui lancer : « De toute façon, je pense qu’on ne parlera bientôt plus de votre mari ! » En compensation, j’ai offert en 1989 un petit bonnet phrygien, Révolution oblige, au Président débarquant à l’aérodrome de Bassillac pour aller manger une omelette aux truffes entre Saint-Pierre-de-Chignac et Eyliac, chez Maurice Faure, au bras de Roland Dumas.

J’ai connu aussi, depuis, David Dessaigne, un souriant loueur de canoës de la rivière Dronne (le berceau poétique de l’enfance charento-périgourdine de « Dieu »), fan de Mitterrand qui collectionne tous ses effets et objets personnels qu’il peut acquérir dans les salles de ventes.

Dans ce même secteur ribéracois, le château-hôtel du Mas-Montet a accueilli François Mitterrand en fin d’existence. La douairière qui l’y accueillit devait céder la place à deux Britanniques, sympathiques descendants (si l’on peut dire) d’Oscar Wilde, qui posèrent main dans la main devant l’objectif de mon appareil-photo ravi.

À un jet d’arbalète de là, à Champagne-Fontaine, le manoir de la famille De Gaulle m’a toujours fait rêver d’une rencontre imaginaire, à une génération près, entre les jeunes François et Charles, quelque part dans les picadis, à un détour de chemin à charrettes. Mais réécrit-on l’Histoire ?

Il m’est aussi arrivé d’accompagner des destins politiques, comme celui de Jean Lassalle que j’ai connu à un réveillon de bergers dans les années 80 alors qu’il n’était que maire de Lourdios-Ichère en Haut-Béarn. Il hésitait à se présenter comme conseiller général de Bedous. Un soir où une manchette de « Sud Ouest » – Pau était disponible, je la lui ai laissé miroiter. Il s’est présenté, a été élu, est devenu ensuite député, pourvu d’un organe vocal célèbre. Lors de l’un de ses passages à Périgueux, guidé pour le Modem par Marc Mattera, je lui ai offert mon célèbre canotier comme je l’avais fait pour l’épouse d’Helmut Kohl, Nicole Notat et le ministre camerounais de la Défense (seule la Reine-mère d’Angleterre avait, à Sarlat, refusé de s’en coiffer, tout en citant Maurice Chevalier à Buckingham). Jean Lassalle a salué, très gaullien, un maximum de Périgourdins, canotier enfoncé sur la tête. Il est parti avec et m’en a fait renvoyer un !

Je me rappelle également à Sarlat, Pierre Arpaillange (très) haut magistrat qui, fin des années 70, n’imaginait pas qu’il serait un jour ministre de la Justice. Il me montrait, autour d’un café au bar Delibie, ses rapports secrets à François Mitterrand. C’était après le règne de Valery Giscard d’Estaing que j’ai croisé à l’UNESCO, en compagnie d’Hubert de Commarque, à un colloque de ce qu’on n’appelait pas encore l’écologie, ponctué de buffets campagnards très BCBG.

Le matin où l’on a su qu’il était nommé ministre, je suis allé à Carlux voir les amis d’enfance de Pierre Arpaillange dont j’ai reparlé entre autres lorsqu’il rejoignit, autour d’une table de Siorac-en-Périgord, un vrai mini-conseil des ministres avec Roland Dumas, Claude Estier et Maurice Faure, organisé par Claude de Kemoularia, qui possédait un manoir à Carsac-Aillac.

Ce conseiller présidentiel et ambassadeur, représentant de la France à l’ONU, était coutumier du fait : il a ainsi, un mois d’août à Montignac, réuni tous les diplomates en vacances en Périgord. Il fut, de nombreux étés, un de mes sujets récurrents tout comme le ministre des Affaires étrangères espagnol Miguel Angel Moratinos, familier du Change, séjournant chez sa belle-mère, précédemment en mission de paix au Proche-Orient, et l’ambassadeur Bernard de Montferrand, en vacances à Issac, au château de Montréal.

Mes collègues me chinaient copieusement pour ces relations « mondaines » mais ô combien captivantes dans leur répétition estivale. Mais la politique mondiale prend aussi des chemins buissonniers : je me rappelle à Sarlat, le fils de l’ancien chef de gare, Pierre-François Eyssidieux, qui règnait depuis Paris sur les philatélies des pays francophones. Elle peut aussi être très prosaïque : un architecte ribéracois parti comme coopérant à Cuba racontait comment il y avait sympathisé avec Che Guevara, asthmatique, en lui offrant un petit inhalateur de poche en plastique !

Le crâne d’Henri IV en sautoir

Au niveau local, j’ai toujours été fasciné par l’omniprésence des élus. Certains, pour ne pas avoir à rester jusqu’à la fin d’une conférence ou d’une pièce de théâtre, arrivent dans les coulisses à s’éclipser par une porte dérobée ou un escalier de service. Il m’est arrivé d’en croiser plus d’un en pleine manœuvre. Si je n’ai pu connaître Georges Bonnet, j’ai pu, en revanche, un dimanche en suivant son fils, Alain, prendre l’apéritif avec des anciens combattants, manger une viande avec un club sportif et le dessert avec des majorettes. Qu’ils partent jouer au rugby aux antipodes comme Germinal Peiro et Pascal Deguilhem ou incarnent Madame Ubiquité comme Colette Langlade, quel talent !

J’ai aimé aussi, côté œcuménisme, les maires de Périgueux, Yves Guéna et Michel Moyrand, sympathisant avec des élus de villes jumelles pas vraiment de leur bord, Catherine Trauttmann et Wolfgang Dandorfer, à Strasbourg et à Amberg respectivement.

Il en va ainsi de la vie publique et les préfets aussi le savent bien. Je me rappelle, un soir de fête nationale, Henry Maccioni, profitant de la présence de tous les élus, présentant de façon laudative, un projet de Cité internationale du timbre-poste que je lui avais suggéré pour Boulazac. Mais je pense aussi à des sous-préfets : non pas le célèbre Pignol qui a laissé des souvenirs sulfureux à Nontron, mais Jean-Michel Linfort, fils de paysans sanilhacois qui restera, comme artiste et auteur, le sous-préfet du monde rural déclinant.

Quelques anecdotes encore, je revois à Antonne-et-Trigonant Michel Rocard accueilli, dans les années 90, par Charles Platon, pasteur et syndicaliste agricole (qui s’illustra, à Saint-Rabier aux « 24 heures à table » devenues « Banquet de Platon » !). Le hasard m’a fait rencontrer, l’an passé, l’ancien Premier Ministre à Paris, et nous avons parlé de Platon et de son immense béret.

Ayant à interviewer Martine Aubry à la Fédération du Parti socialiste à Périgueux, j’ai eu l’idée, à titre personnel, de lui offrir un réveil un peu ancien mais sonnant bien, pour attirer son attention sur les dysfonctionnements liés à l’application des 35 heures.

Mais comme l’a dit Sainte-Thérèse, « le diable est dans les détails ». C’est ainsi qu’à Saint-Jean-de-Côle, le 13 mai 2011 à l’inauguration par le prince Louis de Bourbon d’une étonnante exposition de momies, j’avais pris la photo de ce prétendant au trône de France montrant le crâne d’Henri IV devant un drapeau à fleur de lys. Il fallut refaire le cliché devant un fond plus neutre, en présence d’ailleurs du sous-préfet de Nontron, garant de la permanence de l’État.

Trente-cinq ans plus tôt, jeune journaliste à Angoulême, j’étais allé interviewer le duc d’Anjou, de la même famille royale. J’étais revenu bredouille : le duc d’Anjou était muet…

Moins royalement, mais sans langue de bois, j’eus un hiver des années 90 un échange de haute politique avec le député-maire de Périgueux, Yves Guéna, auquel j’avais demandé, un samedi de marché primé, si c’était bien François-Xavier Ortoli (aux attaches périgourdines) qui traversait la place Saint-Louis. Lui : « Oui… mais vous le connaissez ? » Moi : « J’ai suivi un stage européen à Bruxelles ! » Lui : « C’était alors, pour vous, avant les chiens écrasés à Périgueux ! » Moi : « C’était peut-être encore l’époque où vous étiez ministre ! » Il a souri façon Buster Keaton.

Un autre jour dans la foule du marché, en période électorale, alors que je lui avais offert (comme à d’autres) un biscuit, il est apostrophé par un socialiste périgourdin : « Monsieur Guéna, vous siégez au Conseil constitutionnel, vous ne pouvez faire campagne pour Xavier Darcos ! » Sourire : « Je ne soutiens personne, regardez je suis venu acheter des biscuits ! » Et il en tenait bien un à la main… En tout cas, le secret de l’isoloir ne permettra jamais de savoir pour qui, à chaque scrutin depuis 1946 (première consultation des femmes) a voté Julienne dite Georgette Hervier, veuve de cheminot périgourdin qui, à 105 ans, s’apprêtait à aller glisser son bulletin dans l’urne, pour la prochaine présidentielle, non plus à l’école du Toulon à Périgueux mais à la Filature de l’Isle, lieu bien nommé aussi pour le premier bal de l’Ecole nationale de police qui y eut lieu il y a quelques années…

Expéditions lointaines

Le plus beau de mes reportages s’est déroulé fin juin –début juillet 1981 chez les Esquimaux du Groënland. J’en parle encore dans les banquets, quand je ne compose pas un poème de mirliton sur la nappe en papier, à découper pour l’offrir au maire ou au président de comité des fêtes.

À la sortie d’Oloron-Sainte-Marie, en Béarn, j’ai pris en stop une octogénaire, Marie-Julie Lefebvre, qui avait raté son car et qui me conta tout de sa passion effrénée pour les contrées arctiques. Comment donc y partir avec elle ? Je brossai son portrait et envoyai la coupure directement à la reine du Danemark, Palais royal, Copenhague.

Contre toute attente, les Danois, soucieux de promotion touristique du Groënland, nous envoyèrent deux billets d’avion. L’aïeule, jamais sortie jusqu’alors de ses Pyrénées, n’hésita pas à partir en kayak à la chasse au phoque. À l’ombre des icebergs scintillant de blancheur, certains Esquimaux n’étaient pas loin de voir en moi je ne sais quel gigolo. Jusqu’au jour où l’on apprit par le Grand télégraphe arctique (Great Arctic Line) qu’un petit Florian était né à la maison à Pau, si loin des igloos de son vagabond de père.

Marie-Julie acquit au retour une certaine notoriété et, en passant par Eysus, son village, je m’imaginais toujours ensuite qu’au bord de la route, elle allait me parler des Amérindiens ou des Aborigènes pour que je l’emmène au Pérou ou en Australie. Un jour à la fin de la dernière décennie, la reine du Danemark est venue visiter le château de Commarque. Hubert du même nom m’avait aimablement prévenu. Au moment de son départ, je lui ai respectueusement demandé si elle se rappelait cette histoire. Elle a fait comme si elle se souvenait, et j’ai pensé que c’était une reine très polie. L’histoire, en tout cas, fut titrée pour le prix Albert-Londres, non décroché en 1982, « Une fugue en sol glacé ».

Il n’est pas toujours facile de se faire entendre de ses pairs restés au pays lorsqu’on a l’impression de vivre des faits quasi-historiques. C’est ainsi qu’à Toronto au Canada (où un chauffeur de taxi indien me ramena mon appareil photo égaré sur sa banquette), parti pour un congrès hôtelier intercontinental à l’enseigne de Dirona, je harcelai tellement à distance Bordeaux, qu’au retour on ne me proposa que vingt lignes de texte ! J’ai pu heureusement dispatcher à travers les éditions de « Sud Ouest » des portraits d’Aquitains installés là-bas, tout comme je le fis en 2000 au retour d’Adelaïde en Australie.

Là en présence du député Germinal Peiro appelé « camarade » (avec l’accent) par une vieille lady travailliste très distinguée, du libraire périgourdin Henri-Pierre Millescamps et du maire de Sorges Jean-Jacques Ratier en quête de truffes australiennes, la promotion du Périgord battait son plein. La troupe du Temps Fort Théâtre jouait une pièce préhistorique et le chef Jean-Bernard Lavaud offrait des bouts d’omelettes aux cèpes aux Anglo-saxons des antipodes.

À peine rentré à Périgueux, j’eus le plaisir, chapeau de brousse australien enfoncé sur la tête, de recevoir au Théâtre le prix de l’innovation au Salon international du livre gourmand pour un ouvrage paru chez PLB au Bugue sur « La cuisine spatiale », préparée pour les cosmonautes, à partir de produits du terroir, par les élèves du lycée hôtelier de Souillac (Lot). J’étais heureux et intarissable, au point que le maire Xavier Darcos et l’organisateur Edouard Cointreau durent, sur scène, me faire abréger mes élans post-océaniens. J’ai alors entrepris de les canaliser pour les pages du journal.

Las, tous les retours ne sont pas si lyriques. Parti de Pau pour Poznan (Pologne) accompagner sous une fausse identité professionnelle un camion de solidarité, je crus comprendre à l’œil concupiscent d’un garde-frontière de la ligne Oder-Neisse à l’égard de mes chaussures montantes, que les lui offrir faciliterait les formalités de passage. Je les remplaçais à mes pieds par l’une des milliers de paires que nous transportions. Au retour à Pau, après avoir dicté à des sténos de Bordeaux mon article depuis les gares de Cologne (Allemagne) et Liège (Belgique), j’ai halluciné. Un type fixait étrangement « mes » chaussures. Etait-ce celui qui les avait données au départ du camion ? Lâchement, j’ai tourné les talons, c’est le cas de le dire. Il était bien loin le jour du départ du PKW (camion d’État) que nous avions aussi chargé de farine. De la farine pour les hosties polonaises, nom de Zeus !

Le calendrier-roi

Sans doute dira-t-on qu’il faut éviter la dictature du calendrier. J’ai pourtant aimé celle de dates porteuses comme Noël, Carnaval ou le 1er avril.

J’ai eu ainsi le privilège d’aller de nombreuses fois aux Eyzies, en Père Noël, à l’assemblée générale des Amis du musée national de préhistoire, ma barbe rivalisant avec celle de son directeur, Jean-Jacques Cleyet-Merle. J’ai dû également revêtir la houppelande (en réserve dans le coffre de la voiture) pour remplacer au pied-levé le Père Noël défaillant de telle ou telle association caritative. J’ai été bouleversé, à l’hôpital de Périgueux, de me faire ovationner en Père Noël par de petits malades. En revanche, devant Saint-Front, une gamine iconoclaste m’a conspué parce que je ne connaissais pas le jouet – un « Babylou » – qu’elle disait avoir commandé. Dix ans après, je ne suis toujours pas arrivé à l’identifier. Une fois enfin, je me suis blessé au coccyx en tombant, en dansant en Père Noël. Dur tableau !

Après en février le prolongement festif de la « Veillée du cœur » que j’ai présentée en Jiminy the Cricket, Carnaval arrive. Il apporte son heureux défoulement collectif, jusqu’à la crémation rituelle de Pétassou, le soir sur les quais de l’Isle à Périgueux. J’y ai vu des maires de Périgueux (mais pas tous) costumés, des types déguisés en phallus, pas mal de filles en bonnes sœurs, d’autres en chats de gouttières.

Dans le va-et-vient entre la fête et la rédaction, il m’est arrivé au moins deux anecdotes majeures. Un soir, la fête était quasiment finie et je me trouvais au Café de Paris, soufflant un peu, lorsqu’une imbécile a mis le feu au crépon de la robe de Tahitienne qui m’habillait. Sans l’aide prompte d’une voisine de table, il n’y aurait guère eu d’article le lendemain.

C’est, en revanche, un après-midi de Carnaval que j’ai eu un accident de carriole. Avec Richard Lavigne, directeur du journal concurrent « La Dordogne Libre » et costumé en Zorro (moi j’étais en Sancho Pança), nous avons heurté vivement la vitrine du magasin de lingerie fine au milieu de la rue Taillefer. Je n’ai plus jamais eu, depuis, d’accident professionnel de ce genre avec aucun membre de la hiérarchie de mon groupe de presse…

Enfin, les poissons d’avril, aujourd’hui quelque peu mis en sommeil, m’ont toujours inspiré à date fixe. Des « portes ouvertes à la prison » à tel tunnel sous la Vézère aux Eyzies, des ventes imaginaires de châteaux jusqu’aux tracés inédits d’autoroutes, quel festival ! Pourtant on peut aussi se piéger soi-même.

Ainsi à Périgueux avais-je annoncé que l’ange de la cathédrale allait être héliporté à telle heure le 1er avril sur la place de la Clautre, devant chez Flo d’Avril. Or ce jour-là, le journal n’est pas paru. J’ai donc couru diffuser quelques tracts explicatifs pour éviter tout incident dû à la déception. À Pau, après avoir signalé le passage en vallée d’Aspe du TGV (avec coupon à renvoyer pour être passager), mes collègues et moi eurent la surprise d’apprendre qu’il allait effectivement effectuer une démonstration mais… à vitesse réduite !

C’est là que le 1er avril rejoint l’opérette, celle au moins qui se joue au quotidien dans les scènes de rue, si l’on a assez d’humour pour les savourer dans l’instant. Un samedi matin ainsi, je passe devant la mairie de Périgueux et tombe sur un ami postier ayant, comme dans une chanson de Georges Brassens, posé sa casquette bleue et son sac de courrier pour marcher à quatre pattes. Mystère. Il m’explique qu’il a perdu une dent à pivot. Je rameute marchands de légumes et chalands alentour. Terrible intuition : je vois une camionnette blanche s’éloigner. Je lui cours après. Bonne initiative : la dent à pivot s’est fichée dans un de ses pneus ! Le préposé peut reprendre sa tournée à pleines dents.

Les arts en folie

l’art est-il dans le bois ? L’un de mes plus beaux reportages s’est inspiré, il y a près de 35 ans, d’un bûcheron-violoniste de la forêt montignacoise qui s’était fait voler son instrument de valeur, mais qui s’en vit offrir un, ancien lui aussi, acheminé par un avion léger depuis l’aéro-club de Riscle (Gers) : une violoniste âgée, atteinte d’arthrose, avait lu son appel et avait bien voulu y répondre à condition que son violon lui parvienne avant le jour de Noël. Comme on était un 24 décembre, seul l’avion…

C’est aussi dans les bois, à Saint-Martin-des-Combes, que j’ai entendu un soir d’après la tempête de décembre 1999, au milieu de souches d’arbres monstrueusement emmêlées, un maçon italien retraité, Basile Salvatore, chanter le plus beau des « O sole mio ».

L’information locale, c’est dit-on « jouer de l’accordéon-musette sur les grandes orgues de Bach ». Je me rappelle donc Marc Pourchet, accordéoniste et homme-orchestre du Sarladais, qui faisait chavirer les couples. C’est grâce à lui que j’ai fini par me marier, la trentaine bien tassée, en 1978 après le bal du congrès national du CPIE à Sireuil. La promise avait été initialement rencontrée à sa ferme des Eyzies, lors d’un reportage sur son père faisant cuire du pain dans un four pittoresque !

Outre la musique préhistorique à lithophones (concrétions sonores) de Georges-Alain Duriot à Saint-Cyprien, il faut avouer que les chemins de l’art peuvent être bien imprévus. Ayant vu un jour à Tarbes (Hautes-Pyrénées), au musée Massey, les statues de l’Argentine Alicia Penalba, disciple d’Ossip Zadkine, mises sous scellés suite à un accident qui lui avait coûté la vie, je me rendis à la gendarmerie Ardant-du-Picq à Périgueux. Elle était supposée abriter d’autres œuvres de la même sculptrice, dans le cadre du 1% de la décoration. Silence gêné à mon arrivée. Personne n’en avait jamais entendu parler. Il fallut beaucoup de persévérance pour en retrouver une, oubliée dans un coin…

Cela me rappelle le curieux quiproquo que j’ai vécu en Béarn lorsque le lycée d’Oloron-Sainte-Marie vit débarquer, pour le même 1%, une statue de mouette, alors que celui d’Oléron (Charente-Maritime) se voyait attribuer un chamois. À une consonne près…

En matière picturale enfin, ayant un jour écrit un énième article sur le mystère des tableaux impressionnistes éventuellement brûlés en 1944 par les Allemands, je reçus le soir un appel énigmatique. La voix me dit : « Ils sont à Fontaglière ». Des recherches entreprises sur cette rivière souterraine proche d’Eymet ne donnèrent rien.

Un mot aussi de la fameuse collection Stocker, du nom de ce châtelain écologiste néerlandais qui vivait chichement en vallée de l’Isle mais vendit aux enchères, pour une fortune, ses grands maîtres hollandais. Enterré sous une tombe misérable, au cimetière du Nord à Périgueux, je lui dédiai un article vengeur qui fit réagir le WWF, bénéficiaire de la vente pour la faune des marais d’Honx (Landes). Il lui fit ériger une belle sépulture, à l’effigie du célèbre panda, que l’on admire toujours dans la partie haute du cimetière.

Que dire donc de la littérature ?

Tout journaliste local a forcément rencontré moult habitants de cette étrange planète. Mais je me souviens d’un vétéran, Guy des Cars (surnommé « Guy des gares » pour sa popularité auprès des voyageurs) me faisant du genou, à la table de la baronne de Bastard à Hautefort, en glissant : « T’as vu, petit, ce que c’est, la vie de château ? » Il faut dire que, comme au musée Grévin, les visiteurs nous prenaient en photo en train de manger !

Je repense aussi à l’écrivain-philosophe Raymond Abellio (« Visages immobiles »), réputé inaccessible, que j’avais mis au défi de l’interviewer à Paris. À 20 heures, j’étais encore chez lui et il me convia à souper. J’en ai raté mon dernier métro.

Je revois encore Christian Signol, lors d’une dédicace à la librairie périgourdine Marbot, reconnaissant nombre de lecteurs fidèles et me lançant un inattendu : « Comment allez-vous, monsieur Bernard ? » Je ne l’avais vu qu’une fois auparavant.

En marge des lettres, il y a bien sûr les bons mots. Entendez par là les mots justes, les mots bien placés, les mots énormes. Dans mon oreille résonne encore l’astuce de deux collègues de Radio Périgord qui avaient gueuletonné avec de la saumonette. Ils remontent aux studios avec la ferme intention de le faire savoir. Leur émission est sportive. Ils la concluent par le résultat du match en commentant : « C’est un score en somme honnête ». Bravo !

Les mots du désastre, ce sont les mots, chaque année, du procès de Pétassou, à la fin de Carnaval. C’est le dernier défouloir de cette fête qu’en tant que président j’eus à différer deux fois pour cause de Première Guerre du Golfe et qui, aujourd’hui, ne comprend plus guère, dans ses fastes, de faux accident d’ULM ou d’inauguration factice de pissotières.

Mais ce que disent Pétassou, le Procureur, les juges et les avocats, c’est Rabelais sur l’Isle, ce sont les égouts sur le Grand canal de Venise. Un dièse, une année : l’irruption d’un calicot politique, soigneusement calligraphié, sur une berge rebelle, forcément lu par les milliers de gens massés sur les quais.

Terminons sur des notes joyeuses et triomphales. D’abord à Ribérac où j’ai bien sûr croisé la famille Lorin. On y est musicien de la Garde républicaine de père en fils et on y cultive le souvenir d’un certain André Raimbourg, alias Bourvil, rencontré par le grand-père. Il était devenu son complice musical alors que le futur « Corniaud » se cherchait, dans le malheur des années 40.

Ensuite à Lanouaille où, lors du comice agricole 2010, j’ai rencontré un parolier de Madonna, David Sebus. Son pygmalion Patrick Hernandez lui fit, en effet, jadis connaître, dit la légende, les scènes du Périgord Vert. Ah ! « Born to be alive »…

Grandeur et servitudes

Je cultive en moi le souvenir de célébrités aux attitudes d’une variété extrême. Ainsi Isabelle Aubret me chantant La Montagne au téléphone ; Marc Lavoine m’offrant le café alors que ses fans piaffent d’impatience ; Serge Lama engloutissant un sandwich au jambon au buffet de la gare d’Angoulême ; ou encore Guy Bedos s’exprimant d’une façon extraordinairement douce après une représentation sarladaise avec Macha Méryl, chez le châtelain-préhistorien Claude Douce à Sauveboeuf.

Côté cinéma, je me rappelle comme si c’était hier le comique Bernard Menez me disant curieusement, à Royan : « Ben, qu’est-ce que vous êtes drôle ! ». Ou Manuel Poirier venu en décembre à Saint-Astier présenter « Le sang des fraises » et me demandant de lui faire la bise : j’étais costumé en Père Noël. Le président Bernard Cazeau a apprécié aussi et fait asseoir près de lui ce Père Noël cinéphile venu rendre compte du film.

Rien de tel avec Richard Bohringer que je croise un soir aux lavabos du nouveau cinéma de Périgueux, alors flambant neuf. Son dernier film sur l’Afrique sahélienne est à mi-projection. Me trouvant nez-à-nez avec lui (comme une autre fois sur le tournage des « Gaous »), je me crois aimable de lui glisser : « Beau film ! ». Il s’empourpre et lance : « Quoi ! Vous n’en avez vu qu’un bout, et vous permettez de juger ! ». Il repart dans la salle comme une furie, et prend le public à témoin : « Je viens de voir un type idiot qui raconte n’importe quoi sur ce film ! ». Les spectateurs rient, moi je me tasse frileusement au dernier rang…

Certaines « vedettes » se remarquent plus que d’autres. Je pense ainsi à Michel Platini venu, pour le Mondial, admirer à l’Imprimerie des timbres-poste de Boulazac le timbre à prix usuel, rond comme un ballon qui, le jour de la victoire, fut surchargé triomphalement pour immortaliser l’événement. Sur leurs rotatives, crachant les timbres, les imprimeurs n’étaient pas peu fiers. L’Imprimerie était, pourtant, coutumière du fait et j’ai eu la chance d’y écrire sur des prouesses techniques et des initiatives frôlant la diplomatie, ainsi l’envoi au Vatican par fourgon spécial de timbres au décès de Jean-Paul II. Responsables et équipes de l’Imprimerie étaient, à l’époque, heureux de faire connaître leurs performances.

D’autres personnalités sont plus discrètes. Je me rappelle ainsi le couple Hélène et Michel David-Weill, rencontré au château d’Hautefort dont ils ont largement contribué à remettre en valeur les collections. D’origine bancaire, leur mécénat international touche les plus grandes œuvres d’art, du Musée des Arts décoratifs à Paris au Metropolitan Museum of Art à New York. Au-dessus de nos têtes, un tableau m’interpelle : « Oui c’est vraisemblablement un Fragonard », entends-je. Impossible en revanche, en plein été, de savourer le moindre verre d’eau claire sous les chefs-d’œuvre : la vaisselle est sous clef…

Sacrés animaux

Les chiens écrasés existent-ils réellement ? La seule fois où j’ai eu à m’en inquiéter, un jour d’été en Dordogne, le canidé en question ressemblait plutôt à un lièvre. Mais le vieil adage « Si un chien mord un évêque, c’est un fait divers mais si un évêque mord un chien, c’est un scoop », reste d’une éternelle jeunesse. Pauvres toutous !

J’ai eu, en revanche, la chance d’interviewer à Soyaux, près d’Angoulême, la bienheureuse propriétaire d’un boa qui s’ingéniait à se cacher sous les coussins du canapé sur lequel j’étais assis. Frayeur !

Éxotisme animalier encore, j’ai un jour de Carnaval, salué Xavier Darcos, depuis un impressionnant costume de perroquet multicolore. Un photographe de passage a immortalisé la scène dans « Le Figaro ». Il n’est pas sûr que le cliché ait forcément aidé le ministre-maire de Périgueux pour les échéances électorales suivantes.

Dans le genre oiseaux pondéreux, les dindons de Varaignes se posent là. Je me souviens avoir avec quelque succès participé, le 11 novembre, à de mémorables concours de « glou-glou ». J’ai eu du mal toutefois à saisir comment Serge Fougère, l’un des héros du Festival des records insolites de La Tour Blanche, devint champion du cri de cochon. On aurait pu le demander peut-être à la fameuse truie truffière qu’Ulysse Tallet, l’homme des confréries gourmandes, avait promenée sur les Champs-Elysées, à des fins de promotion touristique du Périgord… Cet exploit a été peu ou prou réitéré lors des séquences parisiennes du film folklorique « L’Estrambord » de l’avocat Michel Labroue. Ses acteurs étaient une fine équipe périgourdine incluant le poète Jean Boussuges, initiateur du club des Hydropathes, héritier d’Emile Goudeau, figure de Montmartre au même titre que Poulbot, cher à l’Astérien Jean-Pierre Doche. Toujours le même besoin de se regrouper : « Ah ! le tribalisme identitaire », aime à murmurer François Martins, lecteur très complice du canton de Villefranche-du-Périgord.

Parfois, on n’est pas trop rassuré avec les bêtes. Je me rappelle ainsi comment à Miallet, chez un jeune éleveur de bisons, je faillis rester en panne à bord du camion me transportant au milieu des ruminants chers à Buffalo Bill. Rien à voir évidemment avec les fauves du cirque, comme ceux au milieu desquels Claude Bérit-Debat, alors directeur de la foire-exposition de Périgueux, avait effectué sa première entrée dans une cage. Décrivant la scène dans le journal, j’ai vanté le « vieux dompteur » ayant introduit le maire de Chancelade chez les lions. Outré d’avoir été qualifié de « vieux », le dompteur a failli me dévorer !

Dévorés mais des yeux, nous le fûmes, avec un photographe intrépide, alors qu’un jour d’été sans soleil, nous étions partis en reportage au camping naturiste de Laulurie. Pour avoir l’air dans le coup, tels les frères Dupond/t costumés en bachi-bouzouks en Yougoslavie, nous nous étions habillés léger. Pour cause de météo, les naturistes, eux, portaient de gros pulls !

Quand pédale le gorille

Mes enfants ont toujours eu du mal à croire que j’avais pu transporter Johnny Hallyday sur les 30 km séparant Angoulême de Marcillac-Lanville où se produisait sous chapiteau Sylvie Vartan.

C’était un jour de 1976 un peu gris et M. Smet l’était un peu aussi. Pas de taxi à l’aérodrome de Bel-Air. Je proposais ma « 403 » ornée de décalques de Walt Disney qui s’était déjà invitée, le temps d’un reportage remarqué, à un rallye vombrissant du club Ferrari du centre-ouest ! Pas très causants le divin passager et ses proches. Nous arrivons à Marcillac où un membre zélé du comité des fêtes s’écrie : « Stop, on ne passe pas ! » Je lui rigole au nez en glissant d’un ton badin : « Regardez plutôt qui dort sur le siège arrière ! »

Sauf dans ce cas de héros bien fatigué, la voiture reste un lieu privilégié de parole. Je me rappelle avoir fait 100 km de plus (deux fois 50 car il se rendait dans la direction opposée) pour converser, dans les années 70, avec un séminariste en soutane de chez Mgr Lefebvre à Ecône. Heureusement, c’est dans le même sens qu’un auto-stoppeur religieux sikh à turban (en fait un étudiant américain converti) m’enseigna tout de sa foi entre Cahors et Toulouse. Je le présentai là à mes parents qui, fréquentant une université cosmopolite du 3e âge, ne parurent pas autrement surpris !

Mais bien d’autres véhicules m’ont inspiré des articles savoureux comme le vélo à Pomps (Béarn) où plusieurs fois dans les années 80, je participais dans la catégorie folklorique à des 24 heures cyclistes qui avaient, allez savoir pourquoi, la caractéristique de dérouler leur boucle devant la maison natale de Jean-Louis Tixier-Vignancour.

Une fois, costumé en gorille, je tombai évanoui sous le coup de la chaleur. Une autre fois, habillé en Henri IV, je me réfugiai dans une grange (ma famille aussi, qui campait en bord de circuit). Là un type égrillard et passablement éméché fit mine de toucher ma culotte bouffante. Alors, moi, trempé mais indigné : « Non, Monsieur, je suis Henri IV, pas Henri III ! »

La baignoire était trafiquée

Pour le train, la poésie du Transsibérien ce fut pour moi tous les articles que j’ai eu le bonheur d’écrire sur Roger Moncel, retraité cheminot et SDF du rail, Gulliver des soufflets et mélomane averti aux valises bourrées de partitions, spécialiste de l’écoute itinérante de France-Musique. Il ne s’arrêtait jamais, si ce n’est une ou deux fois l’an dans un… Hôtel de la gare !

La baignoire, c’est celle d’un concours d’embarcations non identifiées sur le lac de Cazaux (Gironde) et où j’ai cru laisser ma peau. La baignoire du journaliste engagé – votre serviteur – avait été dûment trafiquée. Au beau milieu du lac, elle prit entièrement l’eau, me laissant flotter avec mon seul bikini. Sauvé par un voilier, j’ai raconté dans « Sud Ouest » comment j’avais « failli être mangé par les mérous ». Un lecteur perspicace et virulent me fit promptement savoir que l’eau de rivière du lac de Cazaux exclut strictement la présence de tout poisson de mer !

Pour ce qui est d’autres grands moyens de transport, il me revient côté aquatique le souvenir d’un petit bateau remontant la Charente que j’ai voulu rattraper à la nage à Taillebourg pour faire rire, à bord, mes amis du club de la presse Poitou-Charentes. Ils crurent que je faisais semblant de me noyer, alors que c’était vraiment le cas !

Décidément fâché avec Neptune, de Daoulas en Bretagne où je couvrais le jumelage avec Sorges, il fut annoncé brutalement, par les confrères de la radio publique, que le bateau envoyé pour remonter l’estuaire, avait coulé corps et biens. Il n’était qu’envasé, mais je dus m’expliquer sur ma miraculeuse survie et celle de mes coéquipiers.

Côté aviation, j’ai écrit avoir eu très peur lors d’un survol du Périgord sur un avion léger lors d’une foire-exposition à Périgueux, mais pas du tout au long d’une surveillance estivale des incendies, au-dessus d’une Dordogne prête à s’enflammer comme une boîte d’allumettes. Rien à voir avec le retard de plusieurs heures pris par un avion de Singapore Airlines pour changer de réacteur alors qu’en mai 2006, je rentrais du festival « Gourmand » de Kuala-Lumpur (Malaisie). J’avais juste calculé de pouvoir, à l’arrivée, faire passer à « Sud Ouest » – Périgueux ma rubrique hebdomadaire d’archéologie. À quelques minutes près, elle parvint à temps !

Enfin, c’est au départ de Bergerac, avec Ryanair, que pour me rendre à l’édition londonienne du même festival, j’ai subi cinq heures de retard, suite à la malencontreuse envie d’un oiseau d’aller voir dans un réacteur si le pilote y était. Belle compensation : le Salon international du livre gourmand de Périgueux fut encensé à Londres, où j’étais arrivé à 3 heures du matin.

Autre exploit aérien qui m’a ébloui : le va-et-vient entre Saint-Pétersbourg et Salignac-Eyvigues d’un courtier ayant racheté, pour le restaurer, le château de cette cité.

À noter un moyen de locomotion à emprunter le plus tard possible : les corbillards. Un 11 novembre, Varaignes intronisa dans l’Ordre du dindon un collectionneur, sans doute unique, de ces engins d’antan, tractés par des chevaux. À Cazes-Mondenard (Tarn-et-Garonne), il me fit visiter le hangar où il les hébergeait avec passion, montrant ici celui de Bernadette Soubirous, ou bien là un grand panneau évoquant « le vin d’ici et l’eau delà » chers à Francis Blanche.

C’est là le moment ou jamais de parler de point-mort. Un beau jour de juillet de la fin de la dernière décennie, touriste parmi les touristes, je me promène en short et appareil photo en bandoulière, devant l’hôtel-de-ville de Saint-Tropez. Une énorme Mercedes ronronne au ralenti. « Tiens, qui se marie ? » « C’est, me dit-on, un couple de jeunes parents et alliés de la famille grand-ducale du Luxembourg ». Le cortège BCBG sort de la mairie. Je vois alors perler des gouttes de sueur angoissée aux tempes du chauffeur. L’engin pharaonique ne démarre plus. Malgré mille tentatives, il reste immobile. Dans le cortège, les hommes finissent par enlever la veste du smoking et à pousser le tank. Comme dit l’autre, « la mariée était en panne ! ». Ce fut même le titre du petit article que j’infligeais à « Var Matin » en me précipitant avec ma caméra de touriste, à l’agence du quotidien azuréen.

Mais le plus étonnant fut peut-être, pour moi, il y a une dizaine d’années, la découverte d’un néologisme extraordinaire, la « Poubell ‘s Pride », entendu un matin dès potron-minet à l’issue d’une épuisante négociation salariale nocturne entre les éboueurs de Périgueux et la Ville leur employeur. Pour fêter l’accord arraché, ils souhaitaient en effet faire défiler, sur le boulevard Montaigne, leurs camions-bennes tous gyrophares allumés. Faveur qui leur fut largement accordée !

Le hasard et l’émerveillement

À l’évidence, le hasard joue un grand rôle dans les découvertes de sujets, avec parfois de sacrées surprises.

Un matin par exemple, un lecteur appelle alors qu’est paru mon énième article sur le mystère de Rennes-le-Château, dans l’Aude. Il annonce son arrivée depuis plusieurs centaines de kilomètres. Il est bientôt là et montre, gravé à l’intérieur d’une vieille pendule, un plan d’accès au trésor de l’abbé Saunière. Il la tient, dit-il, de son aïeul l’architecte de la villa Bethania, dénommé Bott. Nous finirons par nous lancer, comme des milliers d’autres, dans cette aventure un peu folle. En vain !

D’autres fois, on rêve carrément : c’est Suzanne, la veuve de Robert Cruège, de Thiviers, qui me confie des copies des carnets truffiers de la tsarine de Russie. Commentant et notant les omelettes aux truffes d’un chef français attaché à la cour de Saint-Pétersburg et parent de Robert Cruège, ces carnets me permettront d’écrire à la fois des papiers de saison et « Truffes impériales » aux éditions Arka de José Santos-Dusser, avec la complicité de Jean-Charles Savignac, fils de Sorges, président de la Fédération française des trufficulteurs.

La chance, c’est une fois de débusquer, dans l’annuaire des anciens du lycée Bertran de Born à Périgueux, le numéro de Claude Bébéar, leader mondial de l’assurance. Coup de fil… et interview sous les lambris du siège parisien cossu d’Axa ! C’est aussi à Aydius, au fin fond de la vallée d’Aspe, la rencontre avec Etienne Lamazou, berger historique de la transhumance. Résultat : « L’ours et les brebis », best-seller (comme on dit en béarnais…) chez Robert Laffont fin des années 80. Raison de notre rencontre ? Il animait des soirées locales suite à une panne de réémetteur TV !

De même, c’est en participant aux Eyzies et dans toute la vallée de la Vézère à des reconstitutions de repas préhistoriques et de chasse à l’arc et au propulseur que j’ai trouvé l’inspiration de « La cuisine préhistorique » édité en 1992 chez Fanlac. Ecrit avec Marylène Patou-Mathis, préhistorienne qui a toujours mentionné ce petit ouvrage au sein de sa foisonnante bibliographie, il me fit inviter, vêtu en Cro-Magnon, dans l’émission de Christophe Dechavanne, « Coucou c’est nous ! ». Les voisins et mes collègues du journal étaient tous devant leurs écrans. Au retour de la capitale, le lendemain, la gloire était au rendez-vous. En période électorale, j’aurais eu mes chances !

Le bonheur, c’est sans doute aussi de goûter des moments forts, mais en gardant beaucoup d’humour. Je pense à Jean-François Lemoîne, ancien patron de « Sud Ouest », interrogé à son arrivée au Japon : « Vous êtes un employé de M. Bernard ? » Il répond à la Nippone m’ayant connu lors d’un jumelage : « Franchement, c’est plutôt l’inverse ».

Je pense encore, parmi mille anecdotes, à ce dimanche de challenge du nombre à Montmoreau (Charente) où l’on m’apostrophe : « C’est bien de venir faire la photo, mais si vous avez un short dans la voiture, ce sera encore mieux. Nous sommes 99 et il nous manque un coureur pour partir ! » Banco !

Conclusion hasardeuse

Puisqu’il faut maintenant clôturer ces souvenirs, je voudrais pêle-mêle dédier quelques flashes à mon petit-fils Andrew, qui va être blogueur avant d’être blagueur (les jeunes sont étonnants, une stagiaire de 13 ans a dépanné l’autre jour mon ordinateur).

Je pourrais parler environnement pour être passé, en reportage, de la transhumance des moutons haut-béarnais à la recherche de fuites dans les égouts périgourdins. Ou encore de quelques célébrités variées rencontrées au hasard des années : Sylvain Floirat en patriarche à Nailhac près de Hautefort ; René Dumont sur son vélo pour sa campagne écolo en 1974 à Montauban (il disait : « Garer son auto dans la rue, c’est comme si on y abandonnait son lit ! ») ; Artur London en pèlerinage bouleversant au camp de Gurs (près Oloron); Graeme Allright au pays périgordin de sa femme, du côté de Monpazier, pas loin de chez Pierre Bellemare.

Il me revient des anecdotes désopilantes, ainsi lorsque venu à Coulounieix-Chamiers offrir à un manchot une planche de surf de « Sud Ouest » (le jeu était anonyme), il éclata de rire de me voir atrocement gêné… Je me souviens aussi de la peur de ma vie, lors d’un concours international d’arc préhistorique, un archer belge me disant : « Sors-toi vite, il va lâcher ! » J’aurais connu là le sort d’un renne ou d’un bison chez Cro-Magnon, avec interview éternel garanti par Brigitte et Gilles Delluc, ces chantres des cavernes !

Le bonheur parfait ? Peut-être un jour où j’accompagnais, pour raconter sa folle équipée, la flamme olympique d’Albertville entre Montpon et Périgueux. Nous nous arrêtions dans les villages, devant les usines, les gens nous offraient des gâteaux, on sautait d’un camion à un autre, la félicité quoi !

Je me souviens aussi de rencontres insolites : ce boxeur charentais sans bras qui pratiquait son sport (la boxe française) avec ses jambes ; cet adjudant ronfleur avec lequel je dus partager un (grand) lit lors de manœuvres de réservistes en Nord-Charente ; ce prof de Salies-de-Béarn qui avait trouvé un tableau de Manet dans son grenier mais qui, lors d’une chute sur la tête après cette découverte, s’était mis à parler latin ; à Périgueux cette conseillère conjugale dont je me suis étonné qu’elle soit lesbienne (c’est elle qui me l’avait dit et, sans préjuger, je trouvais que c’était un peu curieux !) ; entre Pau et Paris, ces scouts turbulents mais sympathiques avec lesquels j’ai quasiment dormi debout, en deux jours d’autocar, les yeux ouverts, en me rendant à un merveilleux jamboree.

Je me rappelle aussi ce fils du photographe périgourdin Diaz me racontant comment, avec son frère jumeau, il avait été emmené, à la chute des Républicains espagnols, du port de Barcelone par bateau jusqu’en URSS . Il n’avait découvert la France qu’à l’âge adulte, avec un bel étonnement. Toujours ces damnées guerres ! J’ai aussi croisé un jour, au fin fond de la vallée d’Aspe, un barbier qui avait coiffé, au fort du Portalet , des pensionnaires historiques : en 1940, les vaincus le général Gamelin, Georges Mandel, Paul Reynaud mais… en 1944, un certain maréchal Pétain. Il avait gardé le souvenir des cheveux et de la barbe de chacun !

Pêle-mêle encore je me souviens de cet agriculteur du Sarladais qui ne voulait pas me croire, alors que je lui rendais une visite très accidentelle : ma voiture était tombée dans le fossé à côté de sa ferme, et j’avais besoin qu’il m’en sorte avec son tracteur. Or, abonné à « Sud Ouest », il était en train de lire un de mes articles. Il a cru que je me moquais !

Je pense aussi à mon défunt ami Jean-Claude Mignard qui, à Gurmençon en Béarn, fabriquait du matériel pour les bergers. Ce n’était pas facile pour lui. Jusqu’un jour j’ai rencontré par hasard, à un pince-fesses préfectoral, un nouveau délégué local à l’économie de montagne qui, venant d’arriver à Pau, avait des subventions à distribuer… mais à qui ? Je me permis, avec fruit, de lui suggérer l’adresse gurmençonnaise. Cela fit bien rire mon ami béarnais Jean-Pierre Signoret : travaillant dans l’industrie pétrolière, je ne pouvais guère lui être aussi utile…

J’aurais voulu conclure sur un coup de fil : celui de Jean-François Larenaudie, maire de Notre-Dame-de-Sanilhac, m’appelant un matin pour me dire gravement : « Dis donc, tu as passé une photo de moi en train de rigoler. Voilà bien un événement, puisque tant de fois, paraît-il, on m’a vu faire la gueule ! »

Ou bien encore sur cette sténographe de « Sud Ouest » à Bordeaux, tellement heureuse le soir du 27 décembre 1999 de dépanner au téléphone les journalistes bloqués en numérique par la tempête : beaucoup avaient oublié que son service manuel existait encore, et elle se faisait un plaisir de le rappeler.

Non, il me faut achever sur une histoire de pendule : il y a trois ans, Xavier Darcos, alors ministre de l’Education nationale, m’offre les Palmes académiques. Bonheur. Un ange passe. Le samedi matin fatal, je me rends heureux à la préfecture où parents et amis sont dans leurs petits souliers vernis. Il est 9 h 20, la cérémonie est pour 10 heures, j’ai amplement le temps de suivre, le temps de suivre le chemin des écoliers. Catastrophe, je m’aperçois à 10 h 05 que ma montre s’est arrêtée. Course échevelée jusqu’à la préfecture. Fort heureusement, mon prédécesseur Jean-Claude Allard, le prothésiste facétieux (« Dieu me prothèse ! »), décoré de la Légion d’honneur, n’arrête pas, à la tribune, de remercier les uns et les autres. Je m’approche négligemment, je mets mon canotier sur le chef, je glisse d’ultimes bonbons dans mes poches, j’attends que Laure Darcos ait sorti les médailles. Bientôt je composerai mon petit poème de remerciement. Bonjour les Muses !


Table des matières du livre « Alain Bernard, le journaliste au coin de la rue »

  • Témoigner
  • Un pays joueur
  • Des hommes très politiques
  • Le crâne d’Henri IV en sautoir
  • Expéditions lointaines
  • Le calendrier-roi
  • Les arts en folie
  • Grandeur et servitudes
  • Sacrés animaux
  • Quand pédale le gorille
  • La baignoire était trafiquée
  • Le hasard et l’émerveillement
  • Conclusion hasardeuse

Achevé d’imprimer sur les Presses de P.L.B. éditeur pour le compte de P.L.B. éditeur au deuxième trimestre 2012

N° ISBN : 2 86952 082 4 – N° ISSN : 0297 892 X
Copyright P.L.B. éditeur
Texte reproduit avec l’aimable autorisation de P.L.B. Éditions
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