Oyez gens de La Linde !

« Une bastide pour les nuls »

Laissez-moi vous conter la belle histoire de votre ville. Je me présente : je m’appelle Marcel, certains d’entre vous me connaissent déjà (cf Secrets de Pays n° 3), je cavais les truffes du temps de Cro-Magnon… alors pensez que votre dame Bastide, je l’ai vu naître !

Entre-temps, j’en ai vu passer des envahisseurs ! Les Romains, les Wisigoths, les Francs, les Normands… Jusqu’à ce jour de 1152 ou Aliénor, héritière du duché d’Aquitaine, porta en dot notre belle province à Henri Plantagenêt. Ce brave homme possédait déjà l’Anjou et la Normandie. Le 19 décembre 1154, il hérita du trône d’Angleterre.

En 1265, je vivais dans un petit village. Les maisons étaient groupées autour de l’église de Saint-Sori. Au sud, près de la rivière, sur un promontoire rocheux s’élevait une modeste chapelle. En se dirigeant vers l’ouest, on passait sur un petit pont de pierre qui enjambait les eaux de la Serve et de la Basény mélangées. Face au pont, sur la rive opposée, il y avait un bâtissement en pierres de taille dont la porte ouvrait face au pont et au lieu de culte. Plus à l’ouest, à environ deux arpents de là, sur le rocher dominant la Durdunia (prononcer : lo dourdounio) se dressait une tour.


Tracé d’une bastide [plan A]

Un soir de septembre, aux alentours du vingtième jour, je rentrais de la pêche. Bien avant d’être rendu à la source de la Basény, je trouvais sur mon chemin, planté dans le sol, un pieu de cornouiller qui n’était point là le matin même. Je m’arrêtai et vis, vers l’ouest, un groupe de trois hommes s’affairer, au loin. Arrivé près d’eux, je découvris que c’était des étrangers.

« Holà ! mes braves ! Qu’êtes-vous donc faisant en notre beau pays ? » Celui qui semblait être le chef me répondit : « Revenez demain dès l’aube et vous comprendrez… » Puis, à la brune, ils enfoncèrent un deuxième pieu, face au soleil couchant.

Le lendemain, par matin, j’étais au rendez-vous. Les arpenteurs sortirent d’un sac de jute une corde à trois torons qui faisait bien trois arpents de longueur. Nouée au pieu ouest, la corde fut tendue jusqu’au pieu est et attachée. Puis, revenant sur leurs pas à égale distance des deux pieux, ils enfoncèrent un piquet à frôler la corde. L’un d’eux s’empara alors d’une corde à treize nœuds et noua le quatrième nœud au piquet à l’aide d’une cordelette puis, la corde tendue vers l’est, le huitième nœud fut à son tour attaché à un deuxième piquet frôlant la grosse corde. Son collègue pris d’une main le premier nœud et de l’autre le treizième, la corde tendue vers le coteau, les deux réunis, un troisième piquet fut planté dans le sol. Ils s’emparèrent d’une deuxième corde à torons identique à la première. L’un partit vers le coteau, l’autre vers la rivière, et l’alignement du premier et troisième piquet leur indiqua le nord et le sud, parfaitement à 90 degrés de l’axe est-ouest.

Devant mes yeux venait de naître la rue Sainte-Catherine et la rue Sainte-Colombe ! Et sous vos yeux vient de naître la bastide de La Linde !


Murailles et fossés [plan B]

Deux ans plus tard, des maisons étaient déjà sorties de terre et, en 1267, le prince Edouard 1er, fils aîné d’Henri III d’Angleterre, accordait la première charte aux habitants de La Linde.

Dès que la charte fut signée, les travaux allèrent bon train. Les maisons étroites (4 aunes de large sur 10 aunes de long) alignées le long des rues et séparées les unes des autres par des andrones, formaient les ayrals. Au tout début, les maisons étaient en bois et quelques-unes en pierres. Pendant que les uns construisaient les habitations, d’autres bâtissaient des murailles : le Mur du Midi construit sur le rocher jouxtait la tour et se dirigeait vers l’ouest, puis il prenait la direction du nord et repartait vers l’ouest.

C’est à cet endroit que les hommes commencèrent à creuser un fossé. Toute la terre enlevée était transportée au pied des murs. Plus la terre s’accumulait, plus le Mur du Midi s’élevait. C’est à ce moment-là que fut percée la porte qui s’appellera plus tard la Porte du Moulin. Elle permettait l’accès à la source et à la rivière. En partant de la tour, vers l’est, sur les rochers surplombant la rivière, le Mur du Midi fut construit jusqu’à toucher la construction près de la Serve. Non loin de la tour, la Porte de la Font-Del-Roc sera percée pour permettre l’accès aux nombreuses sources coulant à cet endroit-là. À partir des eaux de la Serve, le Mur du Midi, percé de la Porte de Marty, poursuit son chemin en contournant le promontoire rocheux sur lequel est bâti le lieu de culte, puis se dirige vers le nord, et vers l’ouest. Les hommes vont creuser un deuxième fossé en direction du nord. La terre enlevée renforcera le mur, et plus il y a de terre, plus les murs s’élèvent. Les deux fossés contournent la ville en construction pour se diriger vers la Source del Pesquié.

Un dernier coup de pioche et les deux fossés se rempliront d’eau formant la première protection de la bastide. Le lit de la Serve comblé, l’eau de la Source del Pesquié ne s’écoulera plus que dans les fossés. Des ponts seront aménagés sur les fossés : un à l’ouest, un au nord et un à l’est pour permettre l’accès à la ville. Un étang creusé au sud-ouest sera alimenté par l’eau du fossé. Parallèlement au fossé ouest, les hommes creuseront un deuxième fossé, plus étroit, qui contournera la cité et se dirigera vers la source de la Basény. Au dernier coup de pioche, l’eau s’écoulera vers l’ouest, rejoignant l’étang. Le lit de la Basény qui coulait vers le sud sera comblé à son tour. En aval de l’étang on construira deux moulins et on leur apportera de l’eau, d’où l’expression…

« Le meunier aura du grain à moudre, le peuple aura du pain, tout va très bien madame la marquise ! » Sauf que chez les châtelains, rien ne va plus. La charte accorde aux paysans beaucoup plus de liberté, la justice royale est plus juste, plus équitable, ils paient moins d’impôts et, de plus, on leur donne un lopin de terre ! Alors la bastide grandit et les châtelains perdent de leur influence.

Pour moi tout allait bien, il y avait du poisson en abondance, le soir en rentrant je suivais l’avancement des travaux, la vie était belle. Un jour de janvier, je rendis une petite visite au sénéchal et quelle ne fut pas ma surprise ? Monsieur le curé était déjà dans la demeure. J’étais un peu gêné car je n’allais pas très souvent à la messe et, de plus, j’avais dans la poche deux patates qui portaient une robe de la même couleur que la robe du curé.

« Entrez donc me dit le maître des lieux, figurez-vous que nous examinons la charte ! » C’était la première fois que voyais le parchemin, et je dois dire que j’étais ému. Ils en étaient à débrouiller l’article vingt qui disait ceci : « adulter vel adultera, si deprehensi fuerint in adulterio et inde factus fuerit clamor, vel per homines fide dignos super hoc convicti fuerint vel jure confessi, quilibet in centum solidos pro justitia puniatur, vel nudi currant villam et sit adoptio eorumdem ». Bon prince, le brave curé me traduisit le texte en français, d’un air narquois : « Si des adultères ont été surpris en flagrant délit et qu’il y ait eu clameur, qu’ils aient été convaincus par des hommes dignes de foi ou qu’ils aient avoué, que chacun soit condamné à payer cent sols ou à courir tout nu la ville, à leur choix ».

Je vis, au regard des deux compères, qu’ils préféraient le deuxième choix au premier. Je pensais comme eux, leur remis une truffe à chacun et continuais mon chemin.


Remparts et portes [plan C]

Dans la cité, les travaux allaient bon train, nous étions en 1340, il était devenu urgent de construire des remparts. Un ballet incessant de charrettes, de tombereaux, de chariots transportaient blocs de pierre et moellons. Les carriers extrayaient de gros blocs à même la roche. Ils étaient ensuite débités en moellons dans la carrière même, puis acheminés vers la bastide. Il reste aujourd’hui, au milieu d’un bois proche de la ville, une impressionnante salle soutenue par d’énormes piliers, entièrement sculptée par la main des hommes. La visite est impressionnante, un retour dans le passé de plus de 700 ans ne laisse pas indifférent !

On entrait dans la bastide par trois portes principales : la Porte de Bergerac à l’ouest, la Porte de Sainte-Colombe au nord et la Porte d’Amont à l’est, face à la route qui menait au Drayaux.

En 1452 La Linde devient française. 17 juillet 1453, premier brexit, la bataille de Castillon met fin à la guerre de Cent Ans. À la toute fin du XIXe, on construit l’église Saint Pierre du Pin, dans le prolongement de la chapelle du XIIe.


La bastide au XIXe [plan D]

C’est en 1790 qu’est créé le département de la Dordogne. Entre 1792 et 1824, les murailles disparaissent. De nouvelles et belles maisons voient le jour dans la ville. Entre 1838 et 1841, les fossés entourant la bastide sont comblés grâce à la terre extraite pour le creusement du canal. La voie ferrée sera construite en 1877 et le pont sur la rivière inauguré en 1882.

La Linde s’appelle désormais Lalinde et Dordogne se prononce en français. Le siècle à venir, les historiens en parleront mieux que moi qui ne suis qu’un passant qui passe et qui observe ! Au cours de ma longue vie, j’ai côtoyé des gens formidables, des paysans libres, des commerçants, des notables, des habitants d’une ville nouvelle qui changeait et se transformait au fil des siècles. Comme eux, j’ai survécu à la peste, aux inondations, aux guerres, aux incendies.

En 2017, j’ai été ému en pénétrant dans les sous-sols de la maison Boileau (le bâtissement du début de mon histoire). Mais ma plus grande émotion, je la dois à une cathédrale creusée dans la roche au lieu-dit le Tertre du Faucon : c’est pour moi le seul monument historique qui mérite ce nom…


Épilogue

Les historiens nous racontent l’Histoire, moi je préfère les histoires ! Je ne veux pas grandir, je veux rêver encore ! Bien sûr, comme les autres, j’ai fouillé dans les archives, je me suis servi des écrits existants, et surtout d’internet. Le seul historien que je connaisse est l’abbé Goustat, car lui seul a eu accès à des archives aujourd’hui disparues. J’ai commencé à délirer en lisant le Bulletin de la Société Historique et Archéologique du Périgord (SHAP). Comme tout le monde, j’ai lu les belles histoires de Madeleine Bonnelle, puis j’ai interrogé Christian Bourrier, et j’ai rencontré Jean Couleaud. Jean a travaillé avec son équipe pendant plus de dix ans pour chercher « la vérité ». Il m’a fait découvrir des pierres du XIe siècle qui dorment tranquilles à l’abri des regards. Et puis j’ai arpenté la ville. J’ai construit ma propre bastide et, un jour, pour ma muraille, j’ai eu besoin de pierres, de beaucoup de pierres. Alors j’ai cherché et j’ai trouvé. Le premier blason représente l’Angleterre, les animaux sont des léopards, le second, le Périgord et, cette fois, ce sont des lions… et l’on voit bien dans celui de Lalinde que l’histoire est présente. Je ne vois plus ma ville avec les mêmes yeux, et si vous me lisez, vous aurez la même appréciation !

Je commence à me faire vieux, et je fais parfois un rêve étrange : devant moi des personnes sont assises autour d’une table, je reconnais le Sénéchal, le Curé, le premier des François, le treizième des Louis et d’autres encore. Moi, je suis nu, vêtu seulement de ma conscience.

Le curé m’interpelle :
–  Eh ! toi, l’histoirien [le raconteur d’histoires], quel est ton nom ?
–  Je m’appelle Hitieu, Monsieur…

Marcel Hitieu


Crédit Photos :

  • La barbacane d’entrée nord-est du château de la Rue, Lalinde, Dordogne, by Père Igor (own work), via Wikimedia Commons.
  • Porte de Bergerac, fête médiévale à Lalinde, 2009, © photo Michel Autier
  • Dessins des plans de la bastide de La Linde : © Jean-François Tronel

Cet article a été publié dans le numéro 10 du magazine « Secrets de Pays ».

Vous pouvez vous le procurer sur la boutique du site…

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