Rédigé en juin 1989 par le Capitaine de Vaisseau Jacques Cardo, le texte qui suit est issu des archives familiales de Françoise Gueguen-Chassaigne, petite-fille de Régis Chassaigne et fille de Jean Chassaigne. Il a valeur de témoignage et s’inscrit dans la perspective d’une prise de conscience du « jamais plus ! »
En totalisant les morts des combats des 11, 18 et 21 juin, tant à Mouleydier qu’à Saint-Germain et Mons, il y aurait eu – selon l’estimation de l’historien Jean-Jacques Gillot – 65 morts probables, et 175 maisons détruites. Le même jour, le village voisin de Pressignac subissait un sort identique.
« Souvenir dédié à Jean et Michel Chassaigne, en hommage à la mémoire de leur père.
22 juin 1944. Toute la journée, de Tuilières où nous occupions un pavillon attaché à nos fonctions de chef de quart à la Centrale électrique, nous avions vu les fumées assombrir le ciel au-dessus de Mouleydier.La veille, les soldats allemands, accompagnés d’une colonne d’engins blindés, étaient passés par là, anéantissant en moins d’une heure le dispositif défensif mis en place par les groupes de résistants qui occupaient le village depuis plusieurs jours. Régis Chassaigne faisait partie d’un de ces groupes, celui de Lalinde.
Vers 20 heures donc, ce 22 juin, une camionnette à plateau découvert s’arrête devant chez nous, à Tuilières. En descend Bertrand Chassaigne, le père de Régis, cousin germain de mon père, et que nous appelions autant par affection que par déférence, “l’oncle Bertrand”.
L’oncle Bertrand me dit, d’une voix cassée par l’émotion : “Jacques, Régis a été tué hier à Mouleydier. Je voudrais que tu viennes avec moi pour retrouver et ramener son corps. Je sais à peu près où il est. Les Allemands, paraît-il, ont interdit pour trois jours l’accès à Mouleydier à tout étranger au village, mais ce n’est sans doute qu’une mesure d’intimidation… et peu importe. Ils ne peuvent m’empêcher d’aller chercher mon fils”.
Nous sommes donc partis aussitôt vers Mouleydier et, en passant dans Tuilières, nous avons embarqué avec nous notre autre cousin, Maurice Sicard, une force de la nature.
Nous avons traversé Mouleydier où les maisons incendiées fumaient encore, et nous nous sommes dirigés, toujours rive droite, en direction d’un coteau voisin pour arriver au lieu-dit “Belpech”. Là, assez rapidement, nous avons rencontré un homme d’une cinquantaine d’années qui s’appelait Lachaize si ma mémoire ne me fait pas défaut. Il était là avec sa femme, dans la cour de sa ferme.
Et voici l’essentiel de ce que j’ai retenu de son récit… plus de quarante après !
« "Hier matin, vers sept heures, alors que l’intensité de la fusillade et des tirs de mortiers avait sensiblement diminué, nous avons vu arriver un homme blessé qui nous a demandé de l’accueillir et de le cacher. Nous l’avons fait entrer et aussitôt allongé sur un lit, car il était visiblement épuisé. C’était Régis Chassaigne.
Peu de temps après, des soldats allemands sont arrivés et ont fouillé la maison. Ils n’ont, hélas, pas tardé à découvrir Régis. Ils m’ont alors malmené et menacé de représailles, mais ils se sont calmés quand je leur ai dit que j’étais un ancien combattant de 14-18 en leur montrant mes décorations, et fait comprendre que je n’avais pas le droit de ne pas accueillir un blessé, quel qu’il soit.
Je leur ai fait comprendre également que nous voulions le garder en attendant du secours. Mais ce fut en vain. Ils se sont emparés de lui et l’ont trainé jusque dans un champ voisin. Il était en effet à bout de forces ayant perdu beaucoup de sang et j’ai même eu l’impression qu’il avait perdu connaissance.
De loin j’ai vu, alors, ce que j’ai cru être un officier allemand se pencher sur lui, comme pour l’ausculter, se relever, faire un signe de dénégation de la tête, à la suite de quoi un des soldats présent a eu le geste fatal.
Trois autres résistants avaient été tués non loin de là. Leurs corps et celui de Régis ayant été rassemblés dans le champ voisin, les Allemands m’ont donné l’ordre de les enterrer. C’est ce que j’ai fait, un peu plus tard, aidé d’un voisin, mais très superficiellement, me doutant bien que les familles des victimes ne tarderaient pas à venir les chercher, en dépit de l’interdiction lancée par les Allemands.
– Venez ce n’est pas très loin d’ici ! "
Nous nous sommes dirigés vers l’endroit où les malheureux avaient été enterrés. Les corps avaient été déposés les uns à côté des autres, parallèlement, dans le même sens.
C’est alors que Lachaize demanda à l’oncle Bertrand s’il reconnaîtrait les chaussures de son fils. Bertrand ayant répondu par l’affirmative, Lachaize suggéra que nous nous en tenions, dans un premier temps, à gratter la terre du côté où devaient se trouver les pieds, ce dont il se souvenait, ce afin de ne pas avoir à déterrer tous les corps. Il ne se souvenait par contre plus très bien des emplacements respectifs…
Et effectivement, très vite, les chaussures de Régis apparurent. Nous avons alors découvert le corps et, après l’avoir hissé sur le plateau de la camionnette, roulé dans un linceul de fortune, nous sommes redescendus dans Mouleydier pour reprendre la route de Tuilières et Lalinde, laissant derrière nous les ruines fumantes du malheureux village.
En rebroussant chemin, l’émotion et le chagrin nous rendaient silencieux. Mais Régis était là, près de son père, et nous savions comment il était mort, dignement, au combat.
Quant à moi je ne pouvais m’empêcher de penser au chagrin de Jeanne, sa femme, et à vous deux, Jean et Michel, qui étiez encore si petits. »
Texte rédigé par le Capitaine de Vaisseau Jacques Cardo. Jacky Tronel