Les Chantiers de la Jeunesse sont créés le 31 juillet 1940 en réaction à la débâcle subie au printemps par l’armée française. Un des objectifs est de remplacer le service militaire désormais interdit. Jusqu’à l’été 1944, tous les jeunes Français de 20 ans résidant en zone libre sont appelés dans des groupements associant « activité laborieuse, vie de groupe et transmission des valeurs nationales »…
En août 1943, compte tenu d’une grave crise de main-d’œuvre et malgré des conditions d’implantation et de travail difficiles, le Groupement 28 des Chantiers de la Jeunesse est mis à la disposition de la Poudrerie nationale de Bergerac qui avait été réactivée 15 mois auparavant.
Le redémarrage de la Poudrerie nationale de Bergerac
Conformément à la convention d’armistice franco-allemande du 22 juin 1940 et à la loi du 15 octobre 1940, la Poudrerie nationale de Bergerac, « gros centre de production d’industrie de guerre », doit cesser ses fabrications. La décision de réouverture de la poudrerie de Bergerac, placée sous la tutelle du Service Industriel des Poudreries Nationales (SIPN), est prise au second trimestre 1942. Elle est l’une des poudreries visées par le plan de production de poudres et explosifs pour l’Allemagne ou Pulverplan. Des travaux doivent commencer « immédiatement » et l’embauche de « mille ouvriers dont cinq cents spécialistes » est déclarée urgente. Un renforcement de la sécurité du site est décidé.
Les recrutements de personnel ouvriers « de renforcement » s’intensifient pendant l’hiver 1942-1943. En mai 1943, l’effectif de la poudrerie est 2 710 personnes se décomposant en « 1 969 personnel français et 740 personnel indochinois ». En juillet 1943, il est décidé de porter l’effectif de la poudrerie à 5 000 ouvriers et employés. Pour la première fois est évoquée l’arrivée d’un contingent de six cents jeunes des Chantiers de la Jeunesse « qui seraient logés dans les cantonnements de Creysse ».
Initiative de circonstances, les Chantiers de la Jeunesse sont brutalement poussés en 1943 dans la Production industrielle pro-allemande. Jean Bichelonne, ministre de la Production industrielle et le général de La Porte du Theil, commissaire général des Chantiers de la Jeunesse vont se rencontrer le 18 août 1943 pour traiter des besoins en personnel dans l’industrie. Le ministre précise que s’agissant des poudreries, « les besoins les plus urgents concernent Bergerac ». Le Groupement 28, déjà stationné en Dordogne depuis mars 1943 et dont l’effectif est alors de 800&hommes, est proposé pour rejoindre Bergerac. Deux jours plus tard, le 20 août, se réunissent à la Poudrerie de Bergerac, Garaud, directeur de la poudrerie, Courtois, chef des services chimiques de l’État représentant le directeur du service industriel des Poudreries nationales et trois représentants des Chantiers de la Jeunesse (Allamane, Gèze et Courcoux). La Poudrerie de Bergerac évalue son besoin à 1 925 manœuvres auxquels doivent s’ajouter 125 spécialistes.
La rumeur d’un nouveau déplacement pour « travailler à la Poudrerie de Bergerac » est confirmée aux jeunes du Groupement 28, stationnés autour d’Excideuil et de Thiviers, peu avant le 26 août 1943. L’ordre de déplacement est formellement transmis par note datée du 8 septembre 1943.
Des conditions d’implantation matérielle difficiles
Le chef du Groupement 28, André Lamoureux, est immédiatement confronté aux problèmes du logement. « Bergerac qui avait 18 000 habitants avant la guerre, en a près de 30 000. En plus des Chantiers, il faut compter 2 000 allemands, 1 500 indochinois, 1 000 italiens, un détachement important de police d’État et de Gendarmerie ». La Poudrerie de Bergerac met à disposition du Groupement 28 un cantonnement constitué par le « lot N° 4 de Creysse ». Il s’agit d’« un ensemble de constructions en dur comportant tous les locaux nécessaires, dortoirs, réfectoire, cuisine, salle de réunion… d’une capacité de 1 056 places ».
En octobre 1943, une grande partie du Groupement 28 est expédiée à la Poudrerie. Les capacités d’accueil sont saturées. Un état hebdomadaire daté du 28 décembre 1943 mentionne un effectif présent de 1 693 hommes. Lamoureux déplore que « 700 jeunes environ sont cantonnés dans des conditions inhumaines. Ils sont logés dans des halls de 40×50 mètres qui les abritent tout juste de la pluie. » Dans un premier temps, il est décidé de doubler la capacité de logement des jeunes les mieux logés en utilisant des châlits doubles, malgré le risque sanitaire. Un projet d’extension du campement avec des baraques supplémentaires en bois est mis en œuvre. Les cadres eux-mêmes, au moment de leur arrivée, sont logés de façon des plus sommaires. La réquisition d’une trentaine de villas pour les chefs mariés est demandée. Après le logement, le groupement donne la priorité à la construction d’infrastructures sportives.
La situation du ravitaillement se révèle précaire. Le Groupement 28 commence l’hiver avec, pour seul stock de précaution, 25 tonnes de pommes de terre. Le régime des 3×8 impose un supplément de ravitaillement difficile à trouver. Les vêtements spéciaux pour le travail aux ateliers des acides sont fournis directement par la poudrerie. Pour des raisons de sécurité, il faut également envisager la dotation de sabots aux jeunes qui ne peuvent pas travailler à l’usine en souliers à clous.
Surveillance
Le sous-lieutenant Melchiades Best, « réceptionnaire des poudres destinées à l’armée allemande… avec ses subordonnées Hecker, Steide, Petzold, Reinhold et le Dr Fray », renseignent activement « la Gestapo de Périgueux, Bordeaux et Limoges » sur les individus suspects. Charles Garaud, directeur de la Poudrerie de Bergerac, est arrêté le 10 décembre 1943 par la Sipo/SD (Police allemande de Limoges) sous le chef de « camouflage de matériel militaire ». Son adjoint, Jean Febvay, est alors désigné pour le remplacer.
Des conditions de travail éprouvantes
La Poudrerie de Bergerac et le Commissariat général des Chantiers vont exprimer le « désir commun de maintenir les jeunes en équipes en utilisant leurs propres chefs pour cadres » et « de s’efforcer de leur affecter un groupe entier de Poudre B ». Le personnel est pris en solde par l’établissement industriel. Une convention de main-d’œuvre est mise en place entre la Poudrerie nationale de Bergerac et le Groupement 28 suivant un document type élaboré par la direction des Chantiers. Les jeunes sont mis à la disposition du directeur de l’établissement « en unités encadrés et sous le propre commandement du Chef de groupement… pour des travaux qui sont effectués normalement par les ouvriers et ouvrières de l’Établissement ». La rémunération tient compte d’une période d’adaptation et d’une période de rendement.
Une note du Service des Poudreries, datée du 14 décembre 1943, rappelle néanmoins que « tout le personnel affecté à un établissement est placé sous l’autorité du directeur de l’établissement ». Les jeunes requis, qui portent désormais un uniforme bleu, « sont considérés comme journaliers ».
Lamoureux obtient du directeur de la PNB que les chefs et les aumôniers du groupement puissent circuler librement à l’intérieur de l’usine. Un commissaire assistant de liaison est désigné auprès de chef du personnel de la poudrerie. Un assistant intègre le comité de sécurité de la poudrerie. Il est aussi accordé le remplacement progressif des chefs d’équipes civils par des chefs d’équipes du groupement et la mise en place de primes spéciales.
Les conditions de travail à la chambre des acides ou de la nitrification sont généralement considérées comme éprouvantes dans un air étouffant. De nombreux jeunes tentent de se soustraire du travail à la poudrerie. La préfecture de la Dordogne manifeste une certaine compréhension de la situation.
Néanmoins, le chef de groupement oppose une grande fermeté aux départs illicites de jeunes et met en place des mesures exceptionnelles : gardes de nuit et blâmes publics. La commission allemande de contrôle exerce, de son côté, une pression constante sur les absences illégales. La Poudrerie nationale de Bergerac établit de son côté des « listes des CJF absents sans motifs depuis plus de 10 jours ». La gendarmerie de Bergerac est saisie par le directeur de la PNB et des enquêtes sont lancées auprès des familles. Certains jeunes, une fois arrêtés, sont internés au centre de séjour surveillé de Nexon (Haute-Vienne). Des tracts communistes sont saisis dans le paquetage de certains jeunes.
Un encadrement désorienté avant « l’autodestruction » du Groupement
Le moral de l’encadrement du Groupement 28 apparait très affecté par son déplacement à Bergerac. Les conditions matérielles et l’éloignement des familles y contribuent. Mais surtout les cadres sont marqués par « le fait d’aller travailler en poudrerie, pour le compte de l’occupant » et par la scission des Chantiers en « bleu » et « vert ». Dès le mois de janvier 1944, après l’arrestation par la Gestapo du général de la Porte du Theil, de nombreux cadres comprennent que le démantèlement des Chantiers est en marche.
Le 19 janvier 1944, les Chantiers de la Jeunesse passent sous une juridiction du ministère du travail. Une note d’information remise au préfet de la Dordogne au mois de janvier 1944 fait part de « cette rumeur persistante de dissolution des Chantiers et même de la démission du commissaire Lamoureux. La police constate que les Jeunes des Chantiers, ainsi que leurs chefs, sont désorientés et [que] l’énervement est général ». Démissionnaire, Lamoureux, qui semble toujours présent en mars 1944 à Bergerac, devient également suspect. Fuyant la Dordogne, le commissaire du Groupement 28 apprend à Toulouse sa révocation et son remplacement. Il rejoint alors l’Orléanais dans l’objectif de passer aux FFI.
À la Poudrerie de Bergerac, la situation devient confuse. On enregistre de nombreux sabotages, des actions du maquis ainsi qu’un important bombardement de la RAF, dans la nuit du 18 au 19 mars 1944, qui détruit quarante bâtiments dont ceux des acides et des poudres.
Au 1er avril 1944, il n’est plus mentionné que l’organe liquidateur du Groupement 28 à Bergerac. Un ordre de mouvement daté du 28 avril 1944 exige que la Poudrerie de Bergerac soit « vidée » de son effectif de jeunes « bleus ». Cela concerne 524 jeunes, « absents illégaux déduits », dont seulement 300 sont présents au travail. Ces derniers doivent être orientés avec « une exécution immédiate » vers l’usine Schneider du Creusot, l’arsenal de Roanne et la Société de Firminy à Saint-Chély-d’Apcher (Lozère). Le ministère de la Production industrielle exige enfin que les 220 jeunes « inscrits non disponibles » rejoignent « dans les délais les plus rapides » soit l’Atelier de fabrication de Toulouse (ATE) soit l’Atelier de construction de Tarbes (ATS). Une partie des jeunes requis sont intégrés dans le Sous-groupement 150.
Suivant le mot d’André Lamoureux (La solitude de l’aigle, fragments de mémoire, NIL, Paris, 2004 p.118) : « Le groupement s’autodétruisit à Bergerac ».
Francis A. Boddart
Auteur du livre « Les Chantiers de la Jeunesse et la Dordogne (1940-1944). De la Révolution nationale à la Production industrielle », IFIE Éditions Périgord, Périgueux, 2014
Crédit Photos :
- Photographie de la Poudrerie de Bergerac prise après le sabotage de la station de pompage, le 15 novembre 1943.
- Affiche de propagande (1941).
- Bulletin d’entrée du jeune Massat à la Poudrerie de Bergerac, 11 novembre 1943. Source : Arch. privées.
- Implantation générale du Groupement 28 dans le cantonnement de Creysse (1943).
- Implantation détaillée du Groupement 28 dans le cantonnement de Creysse. (1943).
L’auteur a puisé ses sources aux Archives départementales de la Dordogne, aux Archives nationales et au Service historique de la Défense, Centre des archives de l’Armement et du personnel civil.