Démis de son commandement par Paul Reynaud, le généralissime Gamelin se réfugie chez son ami Léo-Abel Gaboriaud, à Bayac, où il demeure assigné à résidence jusqu’à son arrestation, le 6 septembre 1940.
La destitution du général Gamelin
Le 19 mai 1940, une semaine après le début de l’offensive allemande, le président du Conseil, Paul Reynaud, adressa au général Gamelin la lettre suivante que le destinataire reçut vers 19 h. 45 à son Grand Quartier Général de Vincennes : « J’ai l’honneur de porter à votre connaissance deux décrets que vient de signer M. le président de la République. Je vous adresse les remerciements du gouvernement pour les services que vous avez rendus au pays au cours d’une longue et brillante carrière. »
Le premier décret supprimait les fonctions de commandant en chef des forces terrestres, prévues par la loi du 11 juillet 1939 sur l’organisation de la nation en temps de guerre. Le second nommait le général Weygand chef d’état-major de la Défense nationale et commandant en chef sur l’ensemble des théâtres terrestres, maritimes et aériens.
Ainsi, doublement remercié en trois lignes, l’ancien généralissime n’avait plus qu’à se retirer, ce qu’il fit le lendemain matin vers 8 heures après un entretien avec le général Weygand, et sans avoir adressé la moindre parole à ses collaborateurs.
Ce passage en une nuit de la lumière du Grand Quartier Général de Vincennes à l’ombre d’une retraite imposée fut, à la fin du mois de mai, à l’origine de rumeurs rapportées par Paul Léautaud dans son Journal littéraire : l’un avait entendu dire que Gamelin avait été fusillé, un autre qu’il se serait tué. Selon un troisième, un commandant du fort de Vincennes aurait rapporté que deux messieurs en civil s’étaient présentés à lui, porteurs d’un pli cacheté du gouvernement : « Vous n’êtes plus général. Nous avons ordre de vous emmener à Besançon en résidence forcée et surveillée ». Un quatrième assurait : « Le général Gamelin ! On peut le voir tous les soirs, avenue du Bois, où il habite, qui promène ses chiens. Il n’a pas cessé de coucher chez lui, même quand il dirigeait les opérations. On pouvait le voir chaque soir promener ses chiens ».
Léo-Abel Gaboriaud et le château de Bayac
De ces commérages dont l’écrivain faisait son miel, le dernier est sans doute conforme à la réalité. Après avoir été relevé de son commandement, le général Gamelin avait regagné son domicile parisien, comme le confirme indirectement son témoignage devant une commission d’enquête parlementaire en 1947 : « Je m’étais replié vers le Sud parce que je ne voulais pas tomber dans les mains des Allemands ». Le contexte sous-entend qu’étant alors à Paris, il en partit lorsque les Allemands s’apprêtèrent à y entrer. Il est vrai que l’ancien généralissime eut été pour eux une prise de choix.
Son témoignage précisait : « J’avais trouvé l’hospitalité chez un de mes amis, Abel Gaboriaud, l’ancien directeur de l’ère nouvelle qui avait une propriété en Dordogne. Gaboriaud m’avait invité à rester chez lui jusqu’à ce que je pusse voir comment les événements évolueraient. »
Cette propriété était le château de Bayac, acquis par Léo-Abel Gaboriaud en 1925. Homme fortuné et très introduit dans les milieux politiques, Gaboriaud, officier de la Légion d’honneur, franc-maçon, était le directeur de l’ère nouvelle, journal favori des militants du parti radical dont il fut vice-président.
Il habitait à Paris, boulevard Malesherbes, où il avait deux secrétaires, Andrée et Odette, dont l’une était sa maîtresse. L’entretien du château de Bayac et de ses 80 hectares lui coûtait cinq cent mille francs par an (près de 200 000 €). Il avait, sur place, un jardinier, un chauffeur pour conduire sa 27 CV Panhard, une ou deux femmes de ménage, une cuisinière et une femme de chambre.
Il ne venait qu’aux vacances à Bayac où il recevait beaucoup. Selon Yvon Dumain, locataire du moulin qui alimentait la propriété en électricité et en eau : « Presque tous les présidents du Conseil sont passés ici, et comme les gouvernements se succédaient, il en est venu beaucoup. Ils restaient deux ou trois jours, quelquefois une semaine. Je me souviens de Georges Bonnet, un assidu, d’Yvon Delbos, de Camille Chautemps, d’Anatole de Monzie ». On peut ajouter Paul Painlevé, Édouard Daladier, Paul Reynaud…
À la débâcle, Abel Gaboriaud s’était installé à demeure à Bayac où, à son invitation, le général Gamelin vint se réfugier, avec sa femme, son aide de camp et l’épouse de l’aide de camp. Le département de la Dordogne n’était pas inconnu du général dont il est probable qu’il fut, avant la guerre, l’un des hôtes de Gaboriaud.
Par ailleurs, à la fin du mois de février 1940, alors généralissime, il avait quitté le Grand Quartier Général de Vincennes pour une incursion à Brantôme où il partagea, avec des partenaires restés inconnus, un repas chez Madame Roy au fameux restaurant Chabrol. Il laissa ces mots sur le livre d’or de l’établissement, à la date du 25 février: « Il est défendu aux mobilisés de venir passer leur “perm” à Brantôme. Après un déjeuner à l’hôtel Chabrol, ils ne pourraient plus regagner le front ! »
La date exacte de son arrivée à Bayac n’est pas connue. Elle est cependant antérieure au 8 juillet puisqu’à cette date il avait obtenu du sous-préfet de Bergerac un laissez-passer pour aller voir sa belle-sœur à Cromac, près de Saint-Sulpice-les-Feuilles, en Haute-Vienne. Après avoir quitté Paris, il a pu s’arrêter quelques jours chez elle avant d’accepter l’hospitalité de son ami Gaboriaud.
L’ex-généralissime en résidence surveillée
Le 23 juillet 1940, le préfet de la Dordogne, Marcel Jacquier, reçut un télégramme chiffré, envoyé à 23 heures du ministère de l’Intérieur : « Intérieur à préfet Périgueux. Suis informé que général Gamelin se trouverait dans votre département chez Monsieur Gaboriaud – stop – Me faire connaître si cette information est exacte – stop – Dans cette éventualité, vous signale que sortie du territoire national lui est interdite et vous prie de prescrire surveillance – stop – Me faire connaître par rapport télégraphique quotidien résultats cette surveillance. »
Le lendemain, le préfet répondait au ministre de l’Intérieur : « Général Gamelin présent château de Bayac chez M. Gaboriaud – stop – Surveillance établie – stop – rapport suit. »
Dans son rapport, le préfet fit valoir que le château, situé à flanc de coteau au milieu d’une propriété s’étendant par étages jusqu’à la vallée de la Couze, était d’une surveillance difficile. Une garde, même très sévère, des abords du domaine, pouvait être trompée au cours de la nuit. Aussi proposa-t-il l’alternative suivante en vue de prévenir toute tentative de départ : « soit lui assigner une résidence forcée, soit lui demander sa parole d’honneur qu’il ne tentera pas de quitter le château de Bayac. »
Il précisait que, en accord avec l’autorité militaire, il faisait surveiller les terrains d’aviation pour prévenir tout départ par la voie des airs mais que, d’après ses informations, le seul désir du général Gamelin était de rentrer à Paris dès qu’il en aurait la possibilité. Enfin le préfet signalait que Léo-Abel Gaboriaud s’était porté garant de son hôte, mais, ajoutait-il, « il aurait quelques difficultés à l’empêcher de partir s’il en manifestait l’intention. »
Si l’on en croit la femme de ménage qui s’occupait de ses appartements, le général Gamelin n’avait pas le droit de franchir la chaîne à l’entrée du parc. Elle révèle aussi ce détail amusant : « Pour qu’on ne le reconnaisse pas, il s’était fait teindre les cheveux, en roux ! La teinture déteignait sur les taies d’oreillers, mais en frottant elle partait dans l’eau de la Couze ». Madame Gamelin, quant à elle, était libre de ses mouvements et Yvon Dumain rapporte qu’accompagnée de la maîtresse de Gaboriaud, elle venait parfois au moulin où elle écoutait la radio anglaise.
Chaque jour, le préfet envoyait au ministère un télégramme chiffré ainsi libellé : « Général Gamelin situation sans changement ».
Pressions sur le préfet
Le 27 août, le préfet reçut de l’ex-généralissime une demande d’autorisation de circuler en automobile. Le même jour, le général Barré, commandant de la subdivision de Périgueux, vint le voir et insista, de la part du général Jeannel, commandant de la 12e Région à Limoges, pour que cette autorisation fût accordée. Le général Jeannel lui-même lui avait écrit en ce sens. Après avoir rendu compte de ces démarches au ministère, le préfet reçut le télégramme chiffré suivant : « Aucune autorisation ne doit être accordée au général Gamelin – stop – Essence ne sera délivrée que pour convocation Cour Suprême Riom – stop. »
Avec les anciens présidents du Conseil, Édouard Daladier, Paul Reynaud et Léon Blum, le général Gamelin, ancien commandant en chef des armées françaises, était en effet une des personnalités regardées comme « susceptibles d’être dangereuses pour la défense nationale et la sécurité publique » que le gouvernement entendait déférer devant la Cour Suprême de Justice, à Riom.
Le lendemain, 28 août, le commandant Deleuze, officier de l’état-major du général Doumenc vint présenter une formule en blanc d’autorisation de circuler au secrétaire général de la préfecture, précisant qu’elle était destinée au général Gamelin. Le secrétaire général refusa de donner sa signature et le commandant Deleuze protesta « en termes énergiques ». Le même soir, le préfet apprenait que, lorsqu’il commandait la 12e Région, le général Frère avait remis au général Gamelin une autorisation de circuler, non conforme « aux cartes rouges qui vont être en vigueur. » En outre, le préfet soupçonnait l’ex-généralissime d’avoir à sa disposition un véhicule militaire.
Cette situation l’inquiétant, le préfet demanda et obtint une communication téléphonique avec le directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur. Lui ayant dépeint la situation, il suggérait, le moment venu, de faire accompagner le général Gamelin d’un officier de l’état-major de la subdivision de Périgueux ou du commissaire spécial « afin d’être assuré que sa voiture arrive sans encombre à Riom ». Et il conclut l’entretien par ces mots : « Il y aurait intérêt, de toute façon, à ce que la présente situation ne se prolonge pas pendant trop longtemps encore. »
Le séjour du général Gamelin au château de Bayac prit fin le 6 septembre 1940, lorsqu’une compagnie de gardes mobiles vint l’arrêter pour le conduire au château de Chazeron, près de Châtelguyon (Puy-de-Dôme), où il fut emprisonné en compagnie de Georges Mandel, Édouard Daladier, Paul Raynaud et Léon Blum.
À l’ouverture du procès à Riom, le 19 février 1942, le général Gamelin déclara qu’il ne s’exprimerait pas et refuserait de répondre aux interrogatoires, estimant que les commentaires des dépositions qu’il avait adressés à la Cour au fil de l’instruction suffisaient à sa défense. Il s’en tiendra à cette attitude.
Quant à Léo-Abel Gaboriaud, resté en bons termes avec Vichy où il se rendait assez régulièrement, il passa la durée de la guerre à Bayac, où il décéda d’un cancer en 1945.
François Schrunck
Quelques repères biographiques
Né à Paris le 20 septembre 1872, Maurice Gustave Gamelin est un officier français qui, en 1935, cumule la double fonction de vice-président du Conseil supérieur de la guerre et de chef d’état-major général de l’armée. En 1939, lors de la déclaration de guerre, il est commandant en chef, chef d’état-major général de la Défense nationale.
Son commandement des armées françaises jusqu’à la bataille de France, en mai 1940, fut un désastre. Démis de ses fonctions par Paul Reynaud, le 19 mai 1940, il est remplacé par le général Weygand. Craignant d’être arrêté par les Allemands, il fuit Paris aux alentours du 12 juin 1940 et se réfugie quelques jours plus tard chez son ami Léo-Abel Gaboriaud, à Bayac.
La loi du 3 septembre 1940 sur l’internement « des individus dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique » permet au maréchal Pétain de faire arrêter les personnalités de la Troisième République qu’il juge « responsables de la défaite ». C’est ainsi que le 6 septembre, Gamelin est arrêté à Bayac. Il est ensuite conduit au château de Chazeron (Puy-de-Dôme), avant d’être transféré, à la mi-novembre 1940, au château de Bourrassol, près de Riom, où siège la Cour suprême devant laquelle il doit comparaître.
Le 16 octobre 1941, il est condamné à la « détention dans une enceinte fortifiée ». Le 12 novembre, il arrive au fort du Portalet, à la frontière franco-espagnole, en compagnie de Blum et de Daladier. Trois jours plus tard, Mandel et Reynaud les rejoignent. Le 30 décembre 1941, c’est le retour à Bourrassol.
En novembre 1942, lors de l’occupation de la zone libre par les Allemands, il est interné dans une maison forestière rattachée au camp de Buchenwald puis, de là, transféré à Itter, près de Kitzbühel, dans un château du Tyrol, en Autriche. Il est libéré par les Américains le 5 mai 1945.
De retour en France, Gamelin choisit de se poser en victime et publie ses mémoires, sous le titre Servir, mémoires consacrées essentiellement à justifier sa conduite de la guerre durant la campagne de France.
Décédé au Val-de-Grâce le 18 avril 1958, il est inhumé au cimetière de Passy (Paris 16e).
Source :
- Braconniers d’eau douce, Antoine Carcenac, éd. Hérisson, 2002.
- Soixante jours qui ébranlèrent l’occident, J. Benoist-Méchin, Col. Bouquins, 2012.
- Journal littéraire, Paul Léautaud, éd. Mercure de France, 1987.
- Rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les événements survenus en France entre 1936 et 1945. Rapporteur général M. Charles Serre, 1947.
- Archives départementales de la Dordogne, cote 1 W 1860.
- Livre d’or de l’Hôtel Chabrol, à Brantôme.