Les descriptions abondent de châteaux anciens somptueusement meublés. Et aussi celles de ces effroyables tanières qu’une certaine littérature se plaît à imaginer l’usage des paysans du vieux temps. À vrai dire, les châteaux de notre Périgord n’étaient ni aussi riches, ni aussi douillets que le voudrait la légende. Pareillement, la maison du paysan n’était pas aussi misérable que l’on dit ceux pour qui les textes ne comptent pas.
On est à quelques mois à peine de la Révolution, en décembre 1788 ; Marie Roudier, veuve de Benoît Rajat, vient de mourir dans son moulin de la Jaume, paroisse de Proissans. Et le notaire procède à l’inventaire de ses biens.
La cuisine est meublée d’une table à quatre pieds et à tiroir, de deux bancs de bois, de six chaises, dont deux paillées, et d’un lit « à quatre quenouilles (1) » avec bois, tringles de fer, rideaux de droguet (2), couette et coussin de toile remplis de plume, de paillasse, couverture de droguet, « ciel » en peuplier. Un « cabinet » renferme des bouteilles, deux pots de terre pour la graisse et un pour l’huile, huit fourchettes, des cuillères, plusieurs plats et assiettes, un flambeau (3), le tout en étain et pesant quarante-cinq livres, enfin trois gobelets de verre. Dans la cheminée, au-dessus de deux chenets de fonte, pendent deux crémaillères de fer. Deux seaux de bois voisinent avec un godet de fer — robinet primitif et ambulant — et avec un « petit cuvier à pied pour vaisseler (4) ». La batterie de cuisine montre deux poëles à frire et un gril, deux poëlons de cuivre rouge, deux tourtières, une marmite de fonte, une bassinoire et un réchaud de cuivre rouge, une grande fourchette de fer, deux cuillères à tremper la soupe, dont une en cuivre jaune comme la passoire et comme les deux lampes qui ont pris la place des caleils (5).
Attenant à la cuisine, il y a une chambre. Un lit à quatre quenouilles, avec rideaux et « dossier de toile d’étoupe » et courte-pointe (7) de laine, fait face à un autre lit « à tombeau (8)», plus petit, qui possède paillasse, drap et couverture de laine, couette remplie de plume. Une table à quatre pieds, un coffre, qui ne renferme qu’une « turne (?) à l’huile », et trois chaises complètent l’ameublement.
Tel est le rez-de-chaussée. Le premier étage compte également deux pièces. Des meubles qu’on y trouve, le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne paraissent pas trop clairsemés. On a l’impression, plutôt, de quelque entassement.
La grande chambre a sa table, toujours à quatre pieds et tiroirs, son lit, toujours « à quatre quenouilles (1) », muni de ses tringles, de ses rideaux de droguet (2) jaune ; la paillasse est bien bourrée et l’édredon en plume d’oie repose sur une courte-pointe (6) piquée en laine. Six chaises, dont quatre sont pillées, s’alignent le long le long des murs. Une grande armoire porte trois chaudrons et un bassin de cuivre rouge ; deux autres, plus petits, ne renferment que trois seaux et deux serpes à tailler la vigne. Un vieux cabinet à quatre portes est affecté aux papiers : baillettes (9), sans doute, ou almanachs. Un autre, identique en sa forme, garde du linge d’enfant, huit livres de « brin » de chanvre, trois douzaines de serviettes dont une fine on y trouve aussi une nappe fine, une de « treillis », une « en ouvrage » et trois « communes ». Un coffre sert enfin de malle pour les hardes de la servante. En somme, tout un magasin d’antiquités pour amateur moderne.
La seconde chambre à deux lits complets, car ils ne possèdent pas moins de quenouilles que les précédents. Un demi-cabinet à deux panneaux donne asile, en bas, à un carton (10) de sénevé (11) ; en haut, à deux douzaines d’assiettes et à une soupière de faïence ; c’est là, enfin, que sont les draps, dans un coffre : on en compte quinze.
Le grenier ne contient que quelques provisions : une dizaine de boyriques (12) de noix, vingt cartons (10) de seigneur — sur quoi il faudra prélever les rentes dues au seigneur — deux sacs de maïs en épi, un grand coffre avec quelques morceaux de lard, et deux turnes à huile vides.
Vraiment, il ne semble pas que les Rajat, paysans du plus noir Périgord Noir, aient été particulièrement abandonnés des dieux. Une visite aux dépendances de la maison nous en convaincra tout à fait.
Le moulin à deux meules de pierre « pour la tourte » et deux pour le froment, deux tamis pour passer la farine et deux maies à pétrir. Dans une grande caisse sont entassés dix cartons (10) de blé qui doivent servir, comme le seigle du grenier, à payer la rente de l’année. Quelques outils, tant pour le moulin que pour le jardin, sont dispersés çà et là.
Près du moulin un vieux cheval, une ânesse moins vieille, une petite mule sont à l’étable avec deux cochons. À vrai dire, cheval, mule et ânesse doivent être d’assez piteuses rosses, car on ne les estime que 40 livres au total, harnais compris, c’est-à-dire exactement le même prix que deux cochons.
La cave comporte cuve et barriques, dont deux pleines de piquette. Au « fournil », rien ne manque, ni « grials » pour faire le pain, ni pelle pour le mettre au four.
Aux Landes, métairie dépendant de la maison de la Jaume, on dénombre deux veaux, une truie avec ses deux porcelets, dix-neufs moutons, du maïs et des châtaignes. À Pech-Vidal, Marie Roudier a encore deux veaux et douze moutons. Notons en passant qu’un veau est couramment estimé 50 livres, tandis qu’un porc doit être beau pour en valoir vingt.
Voilà ce que laissait, en 1788, la veuve d’un simple meunier, établi sur un tout petit ruisseau. Et certes, cela ne signifie pas que tous en avaient autant ; mais c’est sans doute suffisant pour montrer que, 150 ans après, beaucoup sauraient s’en contenter.
Jean Maubourguet
Ce texte de Jean Maubourguet a été publié en 1941 par la Librairie Floury, dans un livre intitulé Choses et Gens du Périgord. Les notes sont en partie extraites du livre Le Périgord, de l’aiguière au zinzolin, Objets usuels, cadres de vie et gestes du quotidien de 1600 à 1945, de Monique Bourgès Audiver, édité par Les Éditions du Perce-Oreille, 2015.
Notes :
- (1) Lit à quenouille : lit à baldaquin dont les pieds se prolongent en colonnes renflés au milieu – en forme de quenouilles ou de fuseaux – jusqu’au plafond. Le lit à quenouilles était généralement clos par des rideaux et un tour de lit ou de courtines.
- (2) Droguet : tissu dont la chaîne était en chanvre et la trame en laine commune.
- (3) Flambeau : chandelier.
- (4) Vaisseler : faire la vaisselle.
- (5) Caleil : lampe en fer ou en cuivre qui fonctionnait avec de l’huile de noix rances inutilisable pour la nourriture (ou de l’huile de graine chanvre en période de disette). On mettait de l’huile dans le réservoir à canules où on plaçait des mèches, puis on en allumait une ou plusieurs, selon les besoins.
- (6) Étoupe ou estoupe : lin ou chanvre de mauvaise qualité, la partie la plus grossière de la filasse.
- (7) Courte-pointe : couverture de lit ouatée et piquée.
- (8) Lit en tombeau ou lit-tombeau : ce type de lit est caractérisé par un rideau qui tombe obliquement de la tête aux pieds. Le lit à double tombeau était à double pente. On rencontre surtout les lits en tombeau durant le XVIIe siècle, généralement parés de garnitures modestes et situés dans les pièces secondaires.
- (9) Balleitte : terre donnée par un noble à un serf, à un vilain. La transaction elle-même qui donnait la baillette.
- (10) Carton : unité de mesure qui, suivant les endroits, valait de 10 à 39,2 litres.
- (11) Sénévé : moutarde, plante de la famille des Crucifères, pouvant atteindre deux mètres de haut, à fleurs jaunes et graines très petites.
- (12) Boyriques : sans doute des barriques.
Crédit Photos :
- © photos JF Tronel : Ferme du Parcot, Château de Commarque, Cabanes du Breuil.
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