Surveillance et contrôle des nomades en Dordogne

À la fin du XIXe siècle, « les nomades » inquiètent les pouvoirs publics qui ne peuvent exercer sur eux le moindre contrôle. Mis à l’index, qualifiés d’« asociaux indésirables », voleurs et paresseux, coupables de propager des maladies (choléra et typhus), ils sont aussi accusés d’espionnage au service de l’Allemagne…

En 1895, selon un recensement du ministère de l’Intérieur, 450 000 individus sillonnaient les routes de France, dont « 25 000 nomades en bande voyageant en roulotte ». Ce dénombrement constitue une première étape dans l’élaboration d’une législation spécifique qui peut se résumer en trois points : surveillance, identification et contrôle. À partir du printemps 1940, de nouvelles mesures liberticides apparaissent, parmi lesquelles l’assignation à résidence, la détention en centre de séjour surveillé et en camp d’internement.

La loi du 5 avril 1884 sur l’organisation municipale

Cette loi procure aux maires les moyens dont ils manquaient jusque-là pour se débarrasser des nomades qui s’installent sans autorisation sur le territoire de leurs communes. Encouragés par le préfet, les magistrats municipaux vont recourir largement aux articles 97 et 98 de la loi du 5 avril 1884.

Le 17 août 1927, le maire de Périgueux publie un arrêté qui « interdit aux nomades, roulottiers vagabonds et gens sans domicile certain de séjourner sur les quais, places et voies publiques de la commune ». Pour justifier cet arrêté, Félix Gadaud met en avant le fait que la plupart sont « sans moyens d’existence et que, si quelques-uns d’entre eux paraissent exercer une profession déterminée, ce n’est que dans le but de pénétrer plus facilement dans les maisons […] que de plus, ils laissent divaguer leurs chiens et compromettent ainsi l’ordre et la sécurité publique ».

Le 4 janvier 1936, Joseph Dauriac, maire de Trélissac, considérant que les nomades « sont une cause permanente de désordre », décide que « le stationnement ou le campement des roulottiers, bohémiens, et en général de tous les nomades, voyageant soit isolément soit en bandes, est expressément interdit sur toutes les places, rues, terrains publics ou ouverts au public, ainsi que sur les chemins vicinaux et ruraux de la commune ». L’accès aux fontaines publiques et aux pacages leur est également absolument défendu.

Tous les maires ne réagissent pas avec autant de violence. À Monpazier par exemple, le maire intervient en faveur de M. Dour Alfred, chaisier ambulant : « Dour est chaque jour chez moi. Il me dit, et cela est vrai, n’avoir plus de travail à Monpazier et être dans la misère. Il demande à pouvoir aller ailleurs ou d’être assisté… ». Par décret préfectoral, la famille Dour sera finalement autorisée à se rendre à Villefranche du Périgord, puis à Belvès, le 3 octobre 1940.

En décembre 1940, le maire d’Issigeac soutient la demande de Joseph Stanegrie qui sollicite l’autorisation de « circuler dans le canton avec sa roulotte (traction animale). M. Stanegrie, vannier, est français, il a été mobilisé en 1939 et démobilisé en 1940. Il a un frère sous les drapeaux et un autre prisonnier de guerre. M. Stanegrie, comme nomade, se trouve cantonné dans la commune d’Issigeac depuis quelques mois et ne trouve plus de travail. » Un rapport de gendarmerie de la brigade d’Issigeac vient appuyer la demande : « Stanegrie sollicite l’autorisation de se rendre dans les cantons de Domme ou Belvès, où il espère trouver du travail. Ce nomade ne possède pas de ressources, il a six enfants à sa charge, tous en bas âge, et sa situation est digne d’intérêt ».

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Le temps venu des « indésirables »

Le 18 septembre 1940, le commissaire de police de la ville de Périgueux écrit au préfet : « On ne peut admettre raisonnablement que les habitants de la Place de l’Abattoir soient condamnés à avoir continuellement pour voisins de pareils indésirables dont la place serait dans des camps de travail forcé ». Il s’agit là, ni plus ni moins, d’un appel à la rafle des nomades en vue de leur regroupement et de leur internement en centre de séjour surveillé !

Le 15 juin 1941, le maire du Buisson de Cadouin signale au préfet la présence d’une famille de nomades qu’il a dû installer sur le champ de foire en raison de la divagation de leurs chevaux dans les champs, « à seule fin qu’ils soient sous la surveillance directe de la gendarmerie », précise-t-il, « mais je constate, d’après les doléances des habitants, que leur présence est indésirable. Je vous prierais donc de bien vouloir diriger sur une autre localité ces personnages ».

Plus nous avançons dans le temps, plus le discours se teinte de mépris jusqu’à devenir xénophobe. La politique d’exclusion et de rejet des Tsiganes mise en place par les nazis fait des émules. Un courrier du Syndic cantonal d’Hautefort du 6 juillet 1943 en témoigne. Parlant de « l’effet moral déplorable causé dans les populations rurales par la présence de nombreux nomades, bohémiens, saltimbanques », l’auteur ajoute : « Ces gens ne font rien, vivent aux dépens du paysan dont ils sont les parasites. Il serait nécessaire que nos campagnes soient débarrassées de cette engeance, que les hommes soient astreints à travailler à autre chose que la maraude ou le rempaillage de chaises et qu’ils soient envoyés en Allemagne de préférence à nos cultivateurs ». Cette déclaration renvoie à la proposition de Pierre Laval d’instaurer « la Relève », basée sur l’échange et le retour d’un prisonnier détenu en Allemagne contre trois travailleurs français…

Mise en place du carnet anthropométrique d’identité

Avec la loi du 16 juillet 1912 intervient la mesure la plus coercitive en matière de surveillance. Elle instaure un système de contrôle discriminatoire et disciplinaire, à caractère racial, qui classe les Tsiganes en trois catégories : les marchands ambulants, les forains et les nomades. L’article 3 introduit une nouvelle pièce d’identité : le carnet anthropométrique, délivré par le préfet ou le sous-préfet. Pour être autorisé à séjourner dans une commune, à l’arrivée comme au départ, le nomade doit présenter son carnet d’identité au commissariat de police ou à la gendarmerie, et à défaut à la mairie. Sur le carnet doivent figurer le nom de la commune, la date d’arrivée et de départ.

De l’aveu même du commissaire Jules Sébille, à la tête du Contrôle général des services de recherches judiciaires, le but poursuivi est d’obliger « les nomades à se fixer et à abandonner la vie errante pour devenir des citoyens normaux ». Ces dispositions visant à inciter les nomades à se sédentariser doivent permettre aux autorités de contrôler à tout moment leur identité et de reconstituer leurs itinéraires, facilitant ainsi la recherche d’un individu. En plus du carnet anthropométrique individuel, il est prévu un carnet collectif destiné au chef de famille. Tous les membres de la famille ou du groupe figurent dans ce carnet où sont mentionnés leur état civil, leur signalement ainsi que les liens de droit ou de parenté qui les rattachent au chef de famille. Les naissances, mariages, divorces et décès sont également notés sur le carnet collectif. Les nomades doivent enfin apposer sur leurs véhicules une plaque de contrôle spéciale dont le numéro est inscrit sur le carnet collectif.

En février 1913, un règlement d’administration publique précise les renseignements devant figurer sur le carnet anthropométrique : « la hauteur de la taille, celle du buste, l’envergure, la longueur et la largeur de la tête, le diamètre bizygomatique [mesure de la pommette droite à la pommette gauche], la longueur de l’oreille droite, la longueur des doigts médius et auriculaire gauche, celle de la coudée gauche, la couleur des yeux ; des cases sont réservées pour les empreintes digitales et pour les deux photographies (profil et face) du porteur du carnet ». En raison de l’instabilité de leurs caractères morphologiques, les enfants de moins de 13 ans n’ont pas de carnet individuel. Ils figurent sur le carnet collectif avec la photographie et l’empreinte de leurs dix doigts.

Le carnet anthropométrique destiné aux « nomades », apparu avec la loi du 16 juillet 1912, restera en vigueur jusqu’à la fin des années soixante. La loi du 3 janvier 1969 prévoit son remplacement par le « livret spécial de circulation ». Les « nomades » deviennent des « gens du voyage », terme administratif qui désigne pudiquement un mode de vie non sédentaire…

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L’année 1940 marque un net durcissement du statut des nomades

Le 6 avril 1940, un décret-loi du président de la République, Albert Lebrun, interdit la circulation des nomades pendant toute la durée de la guerre, au motif suivant : « Les incessants déplacements des nomades leur permettent de surprendre des mouvements de troupes, des stationnements d’unités, des emplacements de dispositifs de défense, renseignements importants qu’ils sont susceptibles de communiquer à des agents ennemis ». Pour le gouvernement, les nomades demeurent des espions potentiels. Ce sont « des individus errants, généralement sans domicile, ni patrie, ni profession effective ». L’article 2 du décret-loi prévoit leur assignation à résidence sous la surveillance de la police.

Le 4 octobre 1940, une ordonnance du MBF (Militärbefehlshaber in Frankreich) décrète l’internement de tous les Tsiganes. Les Allemands décident d’impliquer les autorités françaises qu’ils chargent d’exécuter l’ordonnance, ce qui signifie procéder aux arrestations, à l’internement, puis à la gestion des camps. En France, à peine 6 000 ont été regroupés dans une trentaine de camps d’internement. En Dordogne, pour l’année 1940, le « Camp de Fanlac » (Château du Sablou) est désigné pour l’internement des nomades.

La cessation des combats contre l’Allemagne, le 8 mai 1945, n’a pas mis fin pour autant aux mesures d’assignation à résidence. Toujours sous le coup du décret-loi du 6 avril 1940 interdisant la circulation des nomades pendant toute la durée de la guerre, les Tsiganes détenus dans les camps d’internement français ont dû attendre la promulgation de la date légale de cessation des hostilités (fixée au 1er juin 1946 par la loi du 10 mai 1946) pour retrouver leur liberté.

L’actualité de ces dernières années a mis en lumière une certaine politique de stigmatisation des Roms et des Gens du voyage provoquant des crispations identitaires récupérées à des fins politiques. Or, les discours d’aujourd’hui sur la « question rom » renvoient aux problématiques du siècle dernier, et au-delà…

Yehudi Menuhin (1916-1999), illustre violoniste et chef d’orchestre américain, d’origine juive, déclarait : « J’ai une grande tendresse pour les Tsiganes, grands oubliés de l’histoire, qui ont énormément souffert du nazisme, et qui souffrent aujourd’hui encore, partout dans le monde, de ne pas pouvoir suivre leur mode de vie… Je n’aime pas les barrières qu’on dresse entre les gens, ni les chemins qu’on trace de force, ni les murs derrière lesquels on se retranche… ». Ce sera notre conclusion !

Jacky Tronel


Cet article a été publié dans le numéro 6 du magazine « Secrets de Pays ».

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Notes et sources :

  • Les faits cités ainsi que la plupart des documents iconographiques reproduits proviennent de la cote 1 W 149 des Archives départementales de la Dordogne.
  • Caravane de Bohémiens, photo Baker, journal L’Illustration du 27 juillet 1907.

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