Isabelle de Limeuil a fait partie de ce qu’on a appelé « l’Escadron volant », un groupe de courtisanes issues de la meilleure noblesse chargées d’espionner les grands seigneurs du royaume qui pouvaient faire ombrage à la régente catholique, Catherine de Médicis. Délurée et délirante, on lui attribue de nombreux amants, parmi lesquelles Robert de Fresne, futur secrétaire d’État, et surtout le prince de Condé, un protestant dont elle a un enfant. Après une période de disgrâce due à son « enflure du ventre », elle épouse, en 1567, un richissime banquier avec qui elle aura cinq enfants. La belle Isabeau de la Tour d’Auvergne, égérie de Ronsard et de Brantôme, native de la paroisse de Limeuil en Périgord, fait partie de ces femmes au destin exceptionnel. On a dit que son charme puissant ne fut pas étranger à la Paix d’Amboise.
Isabeau de la Tour d’Auvergne, dite Mademoiselle de Limeuil, est le troisième des dix enfants que comptera le couple de Gilles de la Tour d’Auvergne, baron de Limeuil, vicomte de Turenne, et de sa belle épouse Marguerite de la Cropte, dame de Lanquais. Elle naquit vers 1535, au château de Lanquais, en Périgord. Cousine éloignée de Catherine de Médicis (au cinquième degré), elle part la rejoindre à Paris lorsqu’elle a à peine dix-sept ans, accompagnée de ses sœurs aînées, Nicole et Madeleine. Nicole meurt prématurément à la Cour à l’âge de vingt-cinq ans, et Madeleine est rapidement mariée à un seigneur auvergnat, le seigneur de Neuvic. Isabelle, quant à elle, attire l’attention de tous par son éclatante beauté. C’était une grande fille blonde avec des yeux couleur pervenche, et un corps splendide : les seins hauts, les épaules et les hanches bien proportionnées. Pour couronner le tout, Isabelle de Limeuil brillait par l’esprit : « Elle avait la parole libre et hardie et la vivacité de ses réparties lui attirait autant d’ennemis que ses charmes lui amenaient de serviteurs ». (1)
Catherine de Médicis et son « escadron volant »
Suite à la mort tragique du roi Henri II survenue en 1559 (il meurt dans un tournoi, après dix jours de grandes souffrances), Catherine de Médicis devient régente du royaume, puisque son fils, Charles IX, n’a que dix ans. Elle s’entoure de femmes ayant de l’esprit, possédant l’art de la conversation ainsi qu’un certain talent pour le chant et la danse, des créatures jeunes et désirables, issues des plus nobles maisons du royaume. En fonction des époques, en fonction des besoins, cet aréopage compte de quatre-vint à cent jeunes filles. Contrairement à la réputation sulfureuse qui leur a été faite, ces dames sont vertueuses, non parce que la Reine-mère est prude, mais parce qu’elle déteste les scandales. Leur rôle majeur consiste à policer les mœurs et à pacifier les relations humaines au sein de la Cour. Toutefois, celles que Brantôme nomma « l’escadron volant » composent un tout petit cercle de favorites qui affichent des mœurs un peu plus libres (mais très éloignés des fantasmes de certains historiens et romanciers). Elles sont chargées de séduire et d’espionner les puissants de ce monde pour leur soutirer de précieuses informations, voire les manipuler… Mais les intrigues amoureuses n’aboutissent que très rarement, au grand dépit des seigneurs. Elles doivent une obéissance inconditionnelle à la reine : ne pas tomber amoureuses et ne pas être enceintes sont quelques-unes des règles qu’elle leur demande de respecter impérativement. Et lorsque les consignes ne sont pas respectées, Catherine de Médicis n’hésite pas à faire fouetter ses filles d’honneur ! D’ailleurs, nous allons voir, comme le fit remarquer Pierre Bayle (1647-1706) que le bon mot du Ménagiana se vérifia en la personne de la Dame de Limeuil : « la charge de fille d’honneur d’une reine est très malaisée à exercer ». (1)
Isabelle de Limeuil, fleuron du fameux « escadron volant »
Isabelle de Limeuil est l’un des fleurons de cette « escadron volant ». L’historien protestant Hector de La Ferrière (1811-1896) dressa la liste des amants successifs ou simultanés de cette période agitée de sa vie. Entre autres Claude de Chastre, futur maréchal, et Brantôme qui lui adresse des sonnets brûlants… Mais l’histoire retiendra plus particulièrement deux personnages influents dans l’entourage des Guise dont elle aurait été successivement la maîtresse : Claude d’Aumale (troisième fils du duc de Guise, Claude de Lorraine) et Florimont Robertet II (neveu du premier Florimont Robert, trésorier et ami de François Ier). C’est sans doute à la demande de Catherine de Médicis qu’elle devint aussi, vers 1562, la maîtresse de Louis Ier de Bourbon, prince de Condé (1530-1569), l’oncle du futur roi Henri IV ; elle le soupçonne de comploter au profit du parti protestant. Converti au protestantisme, il s’est imposé comme le principal chef des huguenots pendant les guerres de Religion. Il s’est distingué dans plusieurs actions militaires, contre les Impériaux lors du siège de Metz en 1552, et à la bataille de Saint-Quentin en 1557. Retenu prisonnier deux fois après la conjuration d’Amboise de 1560 dont il aurait été le capitaine muet, il n’échappa à l’exécution que parce que les Guise n’ont pas pu trouver de preuve écrite de sa participation.
En août 1562, Condé proclame sa volonté de libérer la régente, Catherine de Médicis, et son jeune fils alors âgé de douze ans, Charles IX, de l’influence des Guise. Il obtient des promesses d’aide d’Allemagne, s’empare de plusieurs villes de la vallée de la Loire avec une poignée de cavaliers et prend le contrôle de la vallée du Rhône, du Dauphiné, du Languedoc et de Lyon. Mais aucun renfort ne peut lui parvenir, et il perd la bataille de Dreux, au cours de laquelle il est fait prisonnier, le 19 décembre 1562. C’est le premier choc important des guerres de Religion qui oppose d’un côté, les troupes protestantes du prince de Condé et de l’amiral de Coligny et, de l’autre, l’armée catholique et royale dirigée par le « triumvirat » composé du connétable de Montmorency, du duc de Guise et de Jacques d’Albon de Saint-André, maréchal de France et premier gentilhomme de la Chambre. L’édit de pacification d’Amboise signé le 19 mars 1563, le libère tout en octroyant aux huguenots une certaine tolérance religieuse (Pour en savoir plus sur la Paix d’Amboise, consultez notre article intitulé Jean du Barry, Seigneur de la Renaudie, un conspirateur périgourdin). Le charme puissant d’Isabelle de Limeuil n’est pas étranger à cette paix et la Reine-mère se réjouit d’avoir pu neutraliser le sensuel prince Louis de Condé en le maintenant à la Cour. D’ailleurs, aux cours des années 1565 et 1564, il n’hésitera pas à sacrifier l’intérêt de ses coreligionnaires à l’amour de sa belle, en dominant ses humeurs belliqueuses vis-à-vis des Guise.Liaison d’Isabelle de Limeuil avec le prince de Condé
On ne connaît à Condé aucune maîtresse, ni liaison significative. Marié depuis douze ans à Eléonore de Roye, elle lui a donné sept enfants, qu’il fait élever dans la foi protestante. Pour amadouer ce guerrier redoutable, Catherine de Médicis va donc choisir la plus belle de ses filles d’honneur, Isabeau de la Tour d’Auvergne, mademoiselle de Limeuil. Elle avait alors 27 ans. Lorsque Catherine de Médicis convoque Isabelle et lui ordonne de séduire Condé, cette dernière est loin d’être ravie. Amoureuse du secrétaire d’État Florimond Robertet, seigneur du Fresne, depuis deux ans, comblée, adulée à la Cour pour sa beauté et sa grâce, elle a du mal à comprendre pourquoi la reine veut qu’elle séduise ce protestant austère que toute la Cour déteste. De plus, tout le monde sait que Monsieur le Prince est de petite taille, et n’a rien d’un Adonis. (2)
Même si elle émet quelques protestations, la reine est sans appel : Isabelle doit séduire Condé, et l’amener à être plus conciliant avec les gens de la Cour. Et Catherine lui rappelle le mot d’ordre qu’elle donnera à toutes ses filles d’honneur chargées d’une telle mission : tout en le séduisant, Isabelle doit se garder « de l’enflure du ventre » : en bref, ne pas tomber enceinte ! Elle peut tomber amoureuse si elle le veut, mais la reine refuse de la voir « inactive » pendant plusieurs mois à cause d’une négligence qu’elle aurait pu corriger. Ainsi chapitrée, la belle Limeuil doit préparer ses bagages pour accompagner Catherine de Médicis à l’île aux bœufs, près d’Orléans, où une rencontre diplomatique doit avoir lieu entre Condé et la Cour, le 7 mars 1563, date de la signature de la Paix d’Amboise dont nous avons parlé précédemment. (2)
Le stratagème fonctionna à merveille : Condé n’eut d’yeux que pour Isabelle de Limeuil, dont la beauté l’ensorcelle. Secrètement ravie de son stratagème, et pour tester son attachement, la reine demanda à Condé son aide militaire pour reprendre la ville du Havre que les huguenots avaient livré aux Anglais en 1562. Isabelle de Limeuil s’empressa de lui dire que s’il accomplissait ce fait d’armes, elle saurait lui en être reconnaissante, et pour appuyer ses dires, elle devint en août sa maîtresse. (2)
Soucieux de plaire à la belle Isabelle, Condé dirige le combat contre les Anglais qui déposent les armes en juillet et repartent en Angleterre à l’automne 1563. Condé se hâta de retourner au Louvre au début de l’hiver, où il remit la belle Limeuil dans son lit. L’affaire du Havre déclencha les fureurs de Calvin qui, de Genève, lui écrivit une lettre, cosignée par Théodore de Bèze : « Vous ne doutez pas, Monseigneur, que nous n’aimions notre honneur, comme nous désirons votre salut. Or, nous serions traîtres en vous dissimulant les bruits qui courent. On nous a dit que vous faites l’amour aux dames : cela est pour beaucoup déroger à votre autorité et réputation. Les bonnes gens en seront offensées, les malins en feront leur risée. Il y a là une distraction qui vous empêche et retarde à vaquer à votre devoir ». Mais cette lettre resta sans effet : Condé ignore les remontrances de Calvin. La mort de deux de ses enfants, Catherine et Henri, à quelques heures d’intervalle, l’arrache provisoirement au Louvre, le temps des funérailles, mais fin novembre, il est de retour… dans les bras de la Dame de Limeuil. (1)
En janvier 1564, Condé suit la cour à Fontainebleau. Là, la Reine-mère prépare son long voyage de deux ans qu’elle compte effectuer à travers le royaume, afin de présenter le petit roi Charles IX à son peuple et aux élites des différentes provinces de son royaume. Avant de partir, des fêtes somptueuses ont lieu au château de Fontainebleau : brillant cavalier, habile à la paume et à la bague, Condé suscite l’admiration des belles-dames. Quant à Isabelle, elle n’est pas en reste : lors d’un ballet déguisé, elle apparaît en déesse « Hébé », personnification de la jeunesse éternelle, drapée dans une tunique dont la gaze transparente laisse entrevoir des formes que la déesse lui eut enviées. Sur la demande de Condé, plus amoureux que jamais, le poète Ronsard compose des sonnets, des odes et des chansons (Élégies, Mascarades et Bergerie, publié en 1565). Et comme Brantôme précédemment, Ronsard tombe amoureux de la jeune femme, peu farouche, avec qui il partage bien plus que des sonnets… (2)
Le 13 mars 1564, la Cour quitte Fontainebleau pour les premières étapes d’un grand tour de France. L’objectif est de réconcilier protestants et catholiques. Condé fait partie de la suite qui accompagne la reine Catherine de Médicis, aux côtés du Cardinal de Bourbon, du Duc de Montpensier, du Cardinal de Guise, du Duc d’Aumale, du Connétable de Montmorency, du maréchal de Bourdillon et autres grands seigneurs. Isabelle, bien sûr, est aussi du voyage. C’est un cortège de plus de dix mille personnes qui se déplace, protégées par une petite armée : cinq compagnies de soldats et le régiment des garde-françaises. Chaque étape est prétexte à une majestueuse cérémonie. Or, un événement inattendu va se produire.… Le 1er mai de la même année, Condé apprend que son épouse Eléonore de Roye est mourante. Il se rend à son chevet, à Roye. La belle Limeuil éprouve des sentiments partagés : depuis plusieurs semaines déjà, elle sait qu’elle est enceinte de son amant. Mais en même temps, un espoir secret l’habite, car Condé lui a promis le mariage s’il devenait veuf. Or tout est possible puisque sa femme, Éléonore de Roye, n’a jamais eu une santé florissante. De plus, Isabelle est une la Tour d’Auvergne, famille hautement respectable, apparentée à la reine de France. Elle croit en son amant : il l’épousera et fera d’elle une future princesse de Condé ! (2)
Isabelle de Limeuil est mise « hors la troupe »
Le 25 mai 1564, trois jours après l’entrée de la Cour à Dijon , la reine Catherine et son jeune fils Charles IX tiennent à l’hôtel de Saulx une audience solennelle auprès des échevins de Dijon. Toute la Cour est là, les filles d’honneur sont rassemblées dans la salle d’audience lorsque subitement Isabelle de Limeuil se trouve mal. Emportée dans une chambre voisine qui sert de garde robe, elle donne le jour quelques heures plus tard à un fils, provoquant un immense scandale. (2)
Comme nous l’avons déjà signalé, les colères de Catherine de Médicis sont légendaires, celle-ci n’hésitant pas à faire fouetter ses filles d’honneur lorsqu’elle était mécontente d’elles, et plus particulièrement lorsqu’elles n’ont pas su « se garder de l’enflure du ventre ». Mais là, elle déploya une sévérité inhabituelle (1) : le 28 mai, sur ordre royal, Mademoiselle de Limeuil est mise « hors la troupe » et conduite sous bonne garde au couvent des cordelières d’Auxonne. Entre-temps, une accusation capitale motive son exil et son emprisonnement : on l’avait dénoncé comme empoisonneuse. On prétendait que le prince de la Roche-sur-Yon (galant suranné, goutteux et sourd, dont la femme était chargée de la surveillance des demoiselles d’honneur), le connétable de Montmorency et Catherine de Médicis elle-même avait failli devenir victime du complot d’Isabelle. Deux évêques instruisirent le procès en juin 1564, mais elle fut déclaré innocente, coupable sur un seul point : sa liaison avec le Prince de Condé.
« La reine s’offensa d’autant plus de ce désordre arrivé dans sa maison, qu’il fut si public qu’on ne put le cacher ; mais le temps apaisa tout ; et puis la demoiselle se maria ; mais avant que le temps eût tout apaisé, la reine témoigna son indignation à la fille d’honneur. Elle la fit conduire au couvent des cordelières d’Auxonne. » — Jean le Laboureur, Additions aux Mémoires de Castenau. (3)
Abandonnée de tous, même de son frère aimé, Galiot de la Tour d’Auvergne, seigneur de Lanquais, cloîtrée dans une chambre basse qui ressemble fort à un cachot, Isabelle sombre dans la dépression. Le gouverneur de la place d’Auxonne, Mr de Ventoux la prend en pitié, et écrit à la Reine-mère. Celle-ci consent à ce qu’Isabelle reçoive du courrier, et puisse y répondre, à condition que Ventoux en fasse des copies. La première des lettres qu’Isabelle reçoit est un courrier de son premier amant, le secrétaire d’état, Florimond Robertet, qui se désole de la voir dans cette situation. Isabelle le supplie alors de prévenir Condé qui est toujours à Roye, et de le tenir au courant de sa situation. Robertet s’empresse de s’exécuter, et il avertit le prince du sort d’Isabelle. (2)
Mais le prince demeure au chevet de son épouse, Éléonore de Roye, et ne se démène pas beaucoup pour venir en aide à Isabelle. Résolue à le faire réagir, cette dernière lui envoie leur fils, début juin, dans un panier à chien rempli de paille. Il accuse réception de l’enfant avec bonne grâce : « j’ai notre fils entre mes mains, sain et gaillard et bien pour vivre. Si au commencement, ceux à qui il n’appartenait l’ont baillé comme un petit chien, je l’ai pris comme père pour le nourrir en prince ; et il le mérite, car c’est la plus belle créature que jamais homme vit »…
« …depuis la paix d’Orléans (du 18 de mars 1563), le prince de Condé (Louis Ier) étant demeuré à la cour, il ne crut pas pouvoir mieux faire, pour lever tous les soupçons qu’on pourrait avoir de lui, que de se jeter dans les plaisirs du temps, et d’y faire une maîtresse. La reine, qui crut que ce serait un lien pour le retenir, ne fut point fâchée que cette demoiselle, d’une des premières maisons du royaume, souffrît ses vœux et ses services, ne croyant peut-être pas que cette amitié dût passer la galanterie ; mais soit que la fille ne pût résister à la qualité et à la raison d’état jointes ensemble, ou bien à l’estime de ce prince, ou qu’elle espérât de l’épouser un jour, comme l’on dit qu’il lui avait promis, au cas que Léonor de Roie, sa femme, qui était d’une mauvaise santé, vînt à mourir, comme il arriva l’année même, elle ne put longtemps tenir contre l’ambition et contre l’amour ; et tout fut révélé par la naissance d’un fils pendant le voyage de Lyon. » — Jean le Laboureur, Additions aux Mémoires de Castenau. (3)
Certains ennemis d’Isabelle, ravis de sa détention, et de son infortune, font parvenir des libelles, désigne Florimond Robertet comme étant le vrai père de l’enfant d’Isabelle. La jalousie du Prince de Condé se ranime, et il exige d’Isabelle qu’elle cesse sa correspondance avec Florimond Robertet. Soucieuse de lui plaire, Isabelle obtempère, et sur les conseils de Condé écrit à la reine pour implorer sa miséricorde. Celle-ci réagit en la faisant déplacer d’Auxonne à Lyon, sous bonne garde. À Lyon où elle arrive, la peste règne ; Isabelle est donc emmener à Vienne sur le Rhône, où on l’enferme dans une tour du château des Canaux. C’est là qu’Isabelle apprend la mort de la princesse de Condé, Éléonore de Roye. Épouse fidèle, fervente partisane de la foi calviniste, et surtout mère dévouée, elle décéde des suites d’une violente hémorragie, le 23 juillet 1564, à l’âge de 29 ans, après une vie courte et agitée, usée par huit grossesses et des émotions incessantes. Condé est veuf, et Isabelle pense alors que son avenir s’annonce radieux…
Le retour en grâce d’Isabelle de Limeuil
La mort d’Éléonore de Roye parvient aux oreilles de la reine Catherine. Elle comprend que Condé va se mettre en chasse d’une nouvelle épouse. Or, elle ne veut pas qu’il prenne de nouveau une épouse protestante, et qu’il retombe sous l’influence des Coligny et autres Calvin. Il faut absolument qu’elle le garde à ses côtés, et pour cela, elle consent à ce qu’Isabelle soit libérée de sa prison de Vienne sur le Rhône. S’il doit se remarier, autant que Condé prenne Isabeau de la Tour d’Auvergne pour épouse, une catholique ! (2)
Isabelle de Limeuil est donc conduite, sous escorte royale, au château de Vallery, nouvel résidence de Condé, où doit se tenir une importante réunion des chefs protestants : l’amiral de Coligny est présent, et, lorsqu’il surprend l’arrivée de l’ancienne fille d’honneur, il quitte Condé, furieux. Les deux amants reprennent leur liaison de plus belle au cours de l’été, sans trop se soucier de leur fils, confié à un gentilhomme du prince. Mais les protestants conspirent pour séparer Condé de l’influence déplorable de sa maîtresse catholique. Durant un an, l’amiral de Coligny s’échine à trouver pour Condé une femme suffisamment désirable pour inciter Condé à se remarier. Au début de l’été 1565, il déniche la perle rare en la personne de Françoise Marie d’Orléans, Mademoiselle de Longueville, née posthume du mariage de François d’Orléans Longueville, marquis de Rothelin, et de son épouse Jacqueline de Rohan. Elle est alors âgée de seize ans. Outre qu’elle est jeune et jolie, cette blonde aux yeux bleus est pucelle, et sa réputation est sans tâche. De plus, elle a l’avantage d’être née dans la religion protestante. (2)
Condé, sur l’insistance de Coligny, accepte de voir Mademoiselle de Longueville, et il tombe instantanément sous le charme de la jeune fille. Peut-être lassé de la belle Limeuil, il accepte de se remarier avec Françoise Marie d’Orléans qui possède de plus une dot confortable. L’annonce du remariage de Monsieur le prince de Condé avec une autre qu’elle-même anéantit Mademoiselle de Limeuil. Elle n’a pas vu les signes annonciateurs du délaissement du prince : moins présent à la Cour celui-ci s’était fait plus distant, et les langues finissent par se délier pour dire à la jeune femme que son amant l’a trompé depuis plusieurs semaines avec la belle maréchale de Saint-André, à qui il avait promis, à elle aussi, le mariage. (2)
Déçue, blessée, Isabelle de Limeuil réussit cependant à garder la tête haute à la Cour, mais sans se douter que son amant, dont elle commence à entrevoir l’âme peu chevaleresque, va lui asséner un dernier coup au moral. La future princesse de Condé, Françoise d’Orléans Longueville, demande un gage d’amour de la part du prince, et exige de lui qu’il réclame à la belle Limeuil tous les présents que ce dernier lui a donné pendant leur liaison. Sous le charme de sa future épouse, le prince s’exécute, et réclame à Isabelle de Limeuil tous les présents dont il lui a fait cadeau pendant les deux années que dura leur liaison. La réaction d’Isabelle ne se fait pas attendre, elle emballe tous les bijoux (collier, perle) et autres qu’elle a reçu du prince, fit un paquet, et prenant un portrait miniature du prince, elle se saisit d’un pinceau et d’encre, et lui planta au milieu du front une paire de hautes cornes toutes adornées de ramures. Elle remit le paquet au message du prince et lui dit : « …tenez, mon ami, portez cela à votre maître, je lui envoie ce qu’il m’a donné, sans rien lui ôter ni ajouter, dites à cette belle princesse, sa femme qui l’a tant sollicité à me demander ce qu’il m’a donné, que si un seigneur de par le monde (et elle le nomma) en eut fait de même à sa mère et lui eut ôté tout ce qu’il lui avait donné par don d’amourette, elle serait aussi pauvre d’affiquets et de pierreries que demoiselle de la cour. Maintenant, qu’elle en fasse des pâtés et des chevilles, je les lui laisse… ». (2)
Alors âgé de trente-cinq ans, le prince de Condé se remarie à Françoise d’Orléans Longueville, le 8 novembre 1565. Isabelle de Limeuil ne pardonna jamais à son amant. Quand le 13 mars 1569 ce dernier fut assassiné par son plus grand ennemi, le capitaine des gardes du Duc d’Anjou, Montesquieu, à la bataille de Jarnac qui vit la défaite des Huguenots devant l’armée royale, Isabelle vint contempler le corps qui avait été exposé sur une table, au Château de Jarnac. Elle n’eut qu’un seul mot vengeur envers Condé : « Enfin ! ».
Madame de Sardiny
Il lui fallait bien mettre un terme à cette vie mouvementée qui causait quelque scandale. En 1567, elle épouse le plus puissant financier de France, Scipion Sardini, avec la bénédiction de Catherine de Médicis. La monarchie lui avait également affermé la perception de certains impôts, une charge extrêmement lucrative. Il avait été anobli par Charles IX qui avait francisé son nom. Ce richissime Français d’origine toscane, qui a neuf ans de plus qu’elle, ne voit aucun inconvénient à récupérer ce que les méchants nomment « les restes » de Condé. Grâce à ce mariage, la Reine-mère faisait d’une pierre deux coups : elle récompensait son fidèle Sardini qui épousait ainsi une des plus belles femmes de son temps et sa cousine Isabelle était enfin « casée ». Au passage, elle devenait la femme la plus riche de Paris. Par son union avec Isabelle, Scipion Sardini obtenait la certitude, pour ses enfants à naître, d’appartenir, par leur mère, à une vieille et authentique noblesse. De fait, cinq enfants naquirent de cette union. (4)
En 1600, le couple acheta le château de Chaumont-sur-Loire, qui avait précédemment appartenu à Catherine de Médicis, puis à Diane de Poitiers et, enfin, au cousin d’Isabelle, le vicomte de Turenne. Isabelle de Sardiny ajouta désormais à son nom le titre de baronne de Chaumont et de vicomtesse de Buzancy, autre terre et château que possédait son mari. Mais le couple vécut la plupart du temps à Paris, notamment dans leur hôtel particulier, l’hôtel Scipion, situé au 13 de la rue Scipion (du prénom de Sardini) dans le 5e arrondissement de Paris. Isabelle et Scipion moururent tous deux en 1609, elle à 74 ans et lui à l’âge de 83 ans. (5)
L’escadron volant de Catherine de Médicis
Catherine est intelligente, elle sait que la séduction avertie de ses dames représente un atout politique non négligeable. La Cour, peuplée de belles demoiselles sensuelles, exerce sur les gentilshommes un attrait puissant. Mais une demoiselle qui se donne facilement n’a aucun intérêt ! Il faut qu’elles soient désirables et longuement désirées pour fixer durablement les guerriers à la Cour, les intéresser. On s’embrasse, on se courtise, on s’adresse quelques sourires aguicheurs, rien de plus. Ainsi, les femmes qui composent « l’escadron volant » de Catherine de Médicis deviennent de précieuses informatrices pour la Reine mère, qui n’hésite pas à se servir d’elles à des fins politiques. Séduire, faire parler et convertir aux intérêts de la couronne les plus vulnérables, voilà à quoi elles peuvent servir. Dans l’atmosphère très permissive de la Cour, leur comportement ne tranche pas vraiment sur celui des autres dames. La liberté des mœurs, alors, ne se dissimule pas : elle est naturelle.
D’ailleurs, certaines manœuvres suspectes dont use parfois Catherine ne transforment pas pour autant sa Cour en un nid de prostitution. Nul gentilhomme ne peut approcher une demoiselle sans la présence d’un chaperon. Tout au plus, peut-il s’asseoir sur une chaise à ses côtés ou mettre un genoux à terre. Catherine veille à ce que « l’amour sentimental l’emporte sur l’amour brutal », à ce que sa Cour offre des « plaisirs honnêtes ». Si des liaisons charnelles se nouent, elles se font discrètement et dans le secret. Catherine ferme les yeux sur celles qui commettent l’imprudence de s’abandonner. Mais gare à celles qui portent le fruit de leur faiblesse ! Le déshonneur, Catherine ne le cautionne pas. Celle qui manque à la retenue exigée est bannie de la Cour, rien de moins.
Cette politique d’amour et de séduction, innocente dans la grande majorité des cas (les Isabelle de Limeuil se comptent sur les doigts d’une main) suscite pourtant de violentes réactions notamment des huguenots les plus austères, qui dénoncent cette « nouvelle Babylone ». Les fables les plus invraisemblables circulent, à l’origine du mythe de « l’escadron volant », ces filles transformées en objets de plaisir, utilisées par les gentilshommes lors d’orgies commanditées par Catherine en personne. — L’escadron volant de Catherine de Médicis | Plume d’histoire.
Notes :
- (1) Henri d’Orléans Aumale, Duc d’Aumale, Histoire des princes de Condé pendant les XVIe et XVIIe siècles, Volume 1, publié en 1886, Éditions Hachette, 2014.
- (2) Les Scandaleuses : Isabelle de Limeuil (de la Tour d’Auvergne), Melle de Limeuil (1544-1609).
- (3) Louis Marie Prudhomme, Biographie universelle et historique des femmes célèbres mortes ou vivantes, Lebigre, publié en 1830, édité par Nabu Press, 2011.
- (4) Isabelle de Limeuil, Dictionnaire Sensagent.
- (5) Les Favorites Royales : Isabelle de Limeul, maitresse du prince de Condé.
Crédit Photos :
- Isabelle de Limeuil, Madame de Sardini, via Wikimedia Commons.
- Louis prince de Condé, via Wikimedia Commons.
- Mademoiselle Isabelle de Limeuil, fille d’honneur de la reine Catherine de Médicis, Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
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