De nos jours, la vieille forteresse du coquet village de Badefols-sur-Dordogne, assise sur sa colline, n’est plus qu’un vaisseau fantôme dominant la rivière.
Le 8 mai 1360, alors qu’ils sont en conflit depuis plus de 200 ans, Anglais et Français fixent au château de Brétigny (près de Chartres), les modalités d’un traité attribuant un tiers de la France aux Anglais [NDLR : le traité de Brétigny est également connu sous le nom de traité de Calais]. En contrepartie, Édouard III d’Angleterre renonce à revendiquer la couronne de France. Ces accords visent à désamorcer le conflit endémique entre les deux royaumes. Toutefois, les protagonistes du traité de Brétigny n’en mesurent pas toutes les conséquences : des armées entières de soldats mercenaires à la dérive, ne touchant plus leur solde, vont vivre au détriment des populations. (1)
Pendant la guerre, Anglais et Français ont engagé des milliers de mercenaires de toutes origines. Ennemis hier, ils deviennent amis dans la déshérence, se regroupent en bandes pour subsister, formant une sorte de confrérie de brigands – appelés aussi « routiers » – qui donne naissance aux « Grandes compagnies ». De défenseurs d’un territoire au service d’un roi, ils deviennent pilleurs. Villes, villages, églises, abbayes, châteaux… des provinces entières subissent leurs assauts. Rien n’est épargné au peuple de France déjà affamé par des années de guerre.
Dans cette France divisée, au pouvoir décentralisé, au système féodal entièrement désorganisé et aux rivalités territoriales renaissantes, le chaos s’installe. Les capitaines de routiers, à la tête de milliers de soldats dont la solde est supprimée, vont profiter de cette anarchie pour piller des territoires qu’ils ont autrefois défendus pour l’Angleterre ou la France.
Ainsi, une centaine de capitaines sillonnent la France. Ils sont Allemands, Anglais, Flamands, Wallons, Italiens, Espagnols, Français et, pour la plupart, issus de la petite noblesse. Bâtards de familles seigneuriales modestes sans aucun droit de succession, quelques-uns viennent même du peuple et sont fils de paysans ou d’artisans.
Une Grande compagnie fonctionne comme une armée royale. C’est ce qui fait sa force. Le roi de France le constate à ses dépens lorsqu’il perd la bataille de Brignais, en 1362. Ni le roi d’Angleterre, ni le roi de France n’ont alors les moyens de lutter contre de vieux briscards aguerris par des années de combat. Parmi les capitaines français se trouvent Arnaud de Cervole, archiprêtre de Vélines, Gilbert de Domme, et l’un des plus célèbres, Seguin III de Badefol, artisan de la victoire de Brignais.
Seguin III de Badefol, à la fois seigneur et brigand, surnommé Chopi ou Chopin (« boiteux » en vieux patois)
Seguin est un descendant d’une des grandes familles féodales de Lot-et-Garonne, les Gontaud de Nogaret, dont l’un des membres, Gaston, épouse en 1160 la fille du seigneur de Biron. Un des petits-fils de ce dernier, Pierre de Gontaud, donnera naissance à la branche des Gontaud de Badefols par son mariage avec une fille de la maison de Badefols. Suivra ensuite Seguin Ier de Badefol, père de Seguin II, marié à Marguerite de Bérail, père et mère de Seguin III, né vers 1331.
Pendant dix ans, deux provinces du sud de la France subissent la loi de Seguin III de Badefol et de sa compagnie, surnommée la Margot, en hommage à sa mère. À la seule évocation du nom de Badefol, femmes et hommes se signent, en espérant ne jamais tomber entre les mains du sinistre personnage. Jean Froissart (1337-1404), l’un des plus importants chroniqueurs de l’époque médiévale, le désigne comme le « roi des Compagnies » et le pape Urbain V comme un « fils d’iniquité ».
Seguin III de Badefol commence sa carrière militaire au service du roi de France puis, vers 1350, guerroie dans le camp anglais avec Charles le Mauvais, roi de Navarre. En 1356, il participe à la victoire des Anglais sur l’armée française à Poitiers. Il est alors lieutenant du roi de Navarre, et pille à son compte villes et châteaux. Cependant, en homme prévoyant, Seguin se garde bien de laisser à son suzerain la part qui lui revient ! Du reste, après le traité de Brétigny, sa fortune lui permet d’entretenir une troupe de mercenaires.
En 1362, à l’âge de 31 ans, ce capitaine fougueux est à la tête d’une troupe composée de plus de 10 000 hommes. Son appétit de conquête va en faire l’un des capitaines de compagnie des plus redoutés. Opérant dans le Midi, il rançonne la ville d’Alès, envisage de prendre Avignon, mais change d’avis devant les fortifications de la ville papale. Il remonte vers le Velay, s’empare de Monbrun, de Mendes, des faubourgs de Saint-Flour, et rançonne la ville de Murat. Puis avec son compère Bertucat d’Albret, il loue ses services au vicomte de Montclar, pille les monts d’Aubrac, devient maître de Brioude et charge son frère Tonet d’opérer au pied du causse de Sauveterre (Lozère). La petite ville d’Anse, au nord de Lyon, ne résiste pas aux assauts de la Margot. De cette base de repli il organise une foule d’expéditions « fructueuses ». Il rançonne le comté de Mâcon, l’archevêché de Lyon, la terre du seigneur de Beaujeu et tous les pays environnants.
En 1363, le Pape excommunie tous les chefs routiers dont Seguin, qui n’en a que faire, puisqu’il se dit ami de Dieu, ennemi de tout le monde. Il encourage sa troupe lors des combats par ce cri de guerre : Aye Dieu ! Aye as Companias ! (Vive Dieu ! Vive la Compagnie !).
Excédé par les soucis qu’engendrent les Grandes compagnies, le roi de France envisage de les amnistier sous condition : les capitaines doivent accepter de renforcer l’armée de Bertrand du Guesclin chargé de mettre de l’ordre entre Pedro, roi de Castille, et Pierre, roi d’Aragon, alors en guerre depuis 1356. Ce conflit espagnol est une aubaine pour le roi de France et le Pape. En faisant alliance avec les Grandes compagnies, ils les occupent et s’en débarrassent. En 1366, Seguin III de Badefol passe un accord avec le Pape afin que soit levée son excommunication, puis avec le roi de France. Moyennant 20 000 florins, il se rend en Espagne avec ses hommes prêter mains fortes à Du Guesclin. Ce marché conclu, il devra revenir en France, à Rodez, pour y recevoir ses 20 000 florins.
Seguin compte bien visiter Charles le Mauvais, roi de Navarre, qui ne lui a toujours pas réglé les sommes de son engagement passé. Il se fait annoncer à son débiteur par ses émissaires. Le roi de Navarre lui envoie alors une délégation chargée de l’accompagner jusqu’au château d’Olite, au sud de Pampelune. Seguin y arrive le 3 janvier 1366 avec quelques hommes et y séjourne jusqu’au 11. Le Navarrais conduit ensuite le Périgourdin à Falces, au sud d’Olite, où Seguin est reçu comme un prince. Le soir, des danseuses et des musiciens mènent la fête, le repas est pantagruélique, et les boissons plus qu’abondantes. Seguin, pourtant prudent jusque-là, ne se méfie pas de son hôte surnommé, à juste titre, « le Mauvais ». Sa négligence va lui être fatale. À la fin du repas, pris de convulsions, il se roule à terre dans d’atroces souffrances. Empoisonné par du sulfure naturel d’arsenic dissimulé dans une tarte aux fruits confits, il mettra six jours à mourir. (2)
Capitaine intelligent et rusé, Seguin III de Badefol a vécu de crimes, de rapines, de rapts et de rançons. À une époque où les circonstances permettent toutes les trahisons et tous les excès, il combat pour les uns ou pour les autres, ou bien encore pour son propre compte !
Son funeste destin ne lui permet pas d’hériter du château de Badefols. Il meurt avant son père et l’un de ses frères, Pierre, hérite du château. (3)
Bien des années après, à la Révolution, le château de Badefols est démantelé sur l’ordre de Lakanal, commissaire de la Convention. Une partie des pierres sert à la construction d’une manufacture d’armes à Bergerac. Aujourd’hui, les ruines de ce village paisible, muettes et gagnées par la végétation, sont presque parvenues à faire oublier ce passé où Seguin III de Badefol, surnommé « Chopin », faisait régner la terreur…
Christian Bourrier
Notes :
- (1) Les compagnies de mercenaires recrutées du XIIe siècle au XIVe siècle, privées d’employeurs pendant les périodes de paix, se regroupaient en bandes appelées « grandes compagnies », et vivaient au détriment des populations. Ces mercenaires étaient alors désignés comme « routiers » car appartenant à une « route » (« troupe » en français de l’époque). (…) Ils participent notamment à la guerre civile en Angleterre (qui oppose le Roi Étienne à Mathilde la mère d’Henri II entre 1137 et 1153). Mais ils sont intégrés de façon permanente à l’armée du roi d’Angleterre Henri II à partir de 1159. Il faut attendre les années 1180 pour constater le même phénomène dans les troupes du roi de France sous Philippe Auguste. (…) Elles désolèrent la France au XIVe siècle, sous les règnes de Jean II et de Charles V. – Wikipedia : Grandes compagnies.
- (2) Charles le Mauvais savait que le met préféré de Seguin III de Badefol était les fruits confits. C’est ainsi que fini, à l’âge de 34 ans, le roi des Grandes Compagnies. Entre 1356 à 1365, il a battu les armées du roi de France, rançonné les plus hauts dignitaires de l’Église, bravé tous les périls, et il meurt d’un péché de gourmandise ! – Rhône Médiéval : Seguin III de Badefols.
- (3) Cette forteresse attestée dès 1273 (on parle alors du « Castrum de Badefol »), mais probablement des IXe et Xe siècle, fut reconstruite, en 1573, après les épreuves de la Guerre de Cent ans. Au XIVe siècle, elle était le siège d’une châtellenie s’étendant sur quatre paroisses. Un mémoire de la fin du du XVIe siècle signale que, du fait de l’importance de la forteresse, les seigneurs de Badefols tinrent longuement tête aux Anglais, qui l’investirent avant que le château ne soit pris, pillé et brûlé en 1405 par le comte de Clermont, fils du duc de Bourbon. En 1422, Jean de Cugnac s’empara du château démoli, le répara et le garda deux ans avant d’en faire don à l’une de ses nièces. Tarde mentionne qu’en 1435 le château n’était plus qu’une ruine. En 1483, Louis XI fit, à son tour, don à l’Abbaye de Cadouin du château, de la terre et de la seigneurerie de Badefols. À la fin du XVIIIe siècle, ce château, situé sur le bord de la Dordogne, était entouré de remparts couronnés par des créneaux et terminés par deux guérites. (…) Le château fut démantelé en 1793 sur l’ordre de Lakanal. Les matériaux provenant de la destruction servirent à élever une manufacture d’armes à Bergerac, sur le bord du Caudeau, aux Vedelles. – Dictionnaire des châteaux du Périgord, Guy Penaud, Éditions Sud-Ouest, Bordeaux, 1996.
bonjour, j’ai apprécié lire votre article il m’a beaucoup intéressé cependant je souhaiterai savoir si le blason affiché au début de l’article est celui de Seguin ou de badefols ?
vous remerciant d’avance
Florian Dupont
Bonjour,
Tout d’abord, merci pour l’intérêt porté à notre site internet.
Et merci également pour votre question.
Il s’agit du blason de Badefols.
Cordialement.
JF Tronel