François Jean Baptiste Cuniac naquit le 9 mars 1851 à Laumède, commune de Lalinde, d’une famille de hauts magistrats. Très vite il s’en distingue par son originalité. En dépit d’une carrière politique remarquable, il demeure en marge de la généalogie familiale.
On n’est jamais prophète en son pays ni dans sa famille ! Ce fut le cas du fils d’Antoine Émile Cuniac dont la longue carrière dans la magistrature débuta à Bergerac puis s’exerça à Bordeaux, Toulouse, Lyon et Alger, avant de s’achever en France à la cour de cassation. Son fils ainé, Louis, exerça à son tour de hautes fonctions au sein du ministère public, notamment à Alger.
Quant à François Jean Baptiste Cuniac – il se fait appeler « Eugène » – son parcours professionnel sera beaucoup plus chaotique. En 1877, il est cité dans différentes affaires judiciaires en tant que substitut de la République de Tlemcen puis de Bône (Algérie). Le 21 avril de cette même année, il épouse Rose Françoise Perrine, dite Louise Dufau. Le 30 juillet 1877, quatre mois plus tard, elle lui donnera un garçon, Antoine Émile Louis… Ce mariage posera problème à la famille en raison du passé nébuleux de l’épouse et du fait que l’enfant fut, au regard de la morale, conçu dans l’illégalité. Il portera néanmoins les prénoms du grand-père.
La famille ne fut pas la seule à être déçue ! Eugène avait quitté Lalinde en délaissant une nommée Amélie, fille d’une famille de magistrats lindois. Follement éprise de lui, elle ne se consolera jamais de cet abandon, terminant sa vie en solitaire à Sauvebœuf.
En 1880, de retour en France, Eugène est nommé substitut à Chaumont. Il change alors subitement de métier. Tour à tour instituteur en 1881, puis inspecteur d’assurances en 1882, il revient à la magistrature en 1883, acceptant une mutation en Cochinchine où il présidera le tribunal de Chau Doc. En 1885, il quitte à nouveau le ministère public pour s’inscrire comme avocat défenseur au barreau de Saïgon, profession qui lui permettra de se consacrer à une carrière politique plus conforme à son tempérament.
Maire de Saïgon
D’abord conseiller puis adjoint au maire de Saïgon, il deviendra maire à son tour et occupera ce siège à plusieurs reprises entre 1892 et 1916. Au cours de ces vingt-quatre années de mandat, son caractère bouillonnant le poussera parfois à démissionner, mais il reviendra toujours aux affaires de la ville.
Sous sa mandature, Saïgon va se moderniser (tramway électrifié, nouvelles lignes de transport urbain, création de places et de rues). Il est l’un des artisans de la transformation de l’ancien village de Bên-Nghé en une ville qui sera plus tard qualifiée de « perle de l’Extrême Orient ». Un rapport daté de 1917 atteste son évolution : « Il y a cinquante ans, la ville de Saïgon n’était qu’une plaine boueuse, sillonnée d’arroyos aux méandres capricieux, la suite naturelle du marais Boresse, dominée par une citadelle annamite et enfermée dans des murs de terre et des fossés infects. »
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, Eugène Cuniac sera incontestablement le champion des élections municipales de Saïgon ! Cependant, sa carrière politique ne va pas s’arrêter à la mairie de Saïgon.
En 1880 la France avait créé le Conseil colonial où siégeaient quelques Annamites mais dont l’éligibilité n’était toutefois réservée qu’aux Français. Après avoir occupé pendant des années les postes de conseiller, puis de vice-président, Eugène Cuniac – promu entre-temps chevalier de la Légion d’honneur – en prit la présidence de 1910 à 1914. Il devint alors le deuxième personnage de la colonie après le gouverneur, le Conseil colonial étant la principale instance dirigeante de la Cochinchine.
Pendant cette période, il donna en France de nombreuses conférences sur l’économie coloniale, sans pour autant revenir à Lalinde. En 1916, c’est au cours d’un de ces voyages qu’il mourut à Nice, à l’âge de 65 ans.
Quelques années après sa mort, un membre du Conseil colonial demanda que son portrait figure dans la salle du Conseil. À cette occasion, son successeur à la présidence en fit l’éloge : « Messieurs, je croirais manquer à un devoir, si, en votre nom à tous, je n’envoyais par notre salut – pieux pour quelques-uns puisqu’ils ont disparu – à ceux qui nous ont précédés dans cette enceinte et dont nous voyons sur les murs trois belles figures que quelques-uns d’entre nous ont connues : Blancsubé, Paul Blanchy, dont le nom est resté universellement estimé, et Eugène Cuniac, dont l’élégance de forme et de manières prêtait à son action, qui fut puissante, un air de distinction séduisante ».
La ville de Saïgon l’honore également en baptisant une esplanade de son nom, « place Cuniac ». Elle gardera ce nom jusqu’à l’indépendance de l’Indochine pour devenir ensuite « place du marché Ben Thanh ».
Antoine Émile Louis, son fils, administrateur de la province de Thu-Dau-Mot puis de la province de Biên-Hoa lui succède en qualité de maire de Saïgon. En 1919, il obtient du tribunal de Bergerac l’autorisation de faire précéder le nom patronymique « Cuniac » de la particule « de ». Un privilège que ses cousins français avaient déjà obtenu en 1918 du tribunal de Gourdon, sans l’avoir consulté. Ce fait illustre bien la rupture entre les deux branches de la famille. Le jugement précise que tous les actes antérieurs doivent être rectifiés afin que le nom « Cuniac » soit inscrit « de Cuniac ». Ainsi, après 1919, la « place Cuniac » de Saïgon devient la « place de Cuniac ».
Antoine de Cuniac, le fils d’Eugène
Eugène avait cédé sa part d’héritage lindois à sa sœur Marguerite, épouse de M. Morin, substitut à Lyon. Elle fut, semble-t-il, la seule à conserver de bonnes relations avec son frère et son neveu, car quelques années plus tard, elle et son mari lègueront tous leurs biens situés à Sauvebœuf à Antoine, le fils d’Eugène.
À leur mort, Antoine revendra le tout pour retourner en Cochinchine, abandonnant femme et enfants. Il rompt alors définitivement avec sa famille lindoise, sa mère y compris, ce que ses oncles et cousins n’apprécient guère. Ceci explique probablement pourquoi son père et lui sont restés en marge de la généalogie familiale. D’ailleurs, c’est par la presse que sa famille apprendra la mort d’Antoine, en 1926. Bien qu’il ait eu des obsèques solennelles organisées par la ville de Saïgon, il n’a jamais bénéficié de la même estime que celle portée à son père. Il reste incontestablement responsable de l’éloignement affectif des deux branches familiales.
Le drame de la décolonisation a relégué (Eugène) François Jean Baptiste Cuniac « dans les oubliettes de l’histoire ». Quant au fils, il a entaché l’image que le père avait mis tant d’ardeur à redorer auprès de sa famille.
En dépit de sa jeunesse chaotique, Eugène de Cuniac a su marquer de son empreinte l’histoire de la ville de Saïgon, aujourd’hui nommée Hô-Chi-Minh-Ville (Viêt Nam) et celle de la Cochinchine. Il reste l’un des pionniers du développement économique de cette ancienne colonie française, annexée en 1862 et devenue indépendante à partir de 1954.
Les fortes têtes ne sont donc pas forcément les plus mal faites !
Christian Bourrier