Jean Martin, Seigneur du Bigord

Le château de Bigor sur la carte de Belleyme

On commence à savoir de nos jours, même en dehors du cercle restreint des spécialistes des études historiques, que, sous l’Ancien Régime, noble ne signifiait pas nécessairement riche. En réalité, beaucoup, parmi les petits féodaux, étaient plus pauvres que leurs propres paysans. L’histoire de Jean Martin aidera à le prouver. — Jean Maubourguet, Choses et Gens du Périgord : Le Seigneur du Bigord. (1)

Jean Martin, qui vivait au temps de Louis XIV, était seigneur de Bigord. Le Bigord, c’était, non loin de Montignac, dans la paroisse d’Aubas, un château – si l’on peut dire – plus célèbre qu’ important. Nul n’ignore, en effet, que Al Bigord, Lou diable es mort. Mais ce diable avait dû ressusciter au lieu même de son trépas, bien qu’on l’eût enseveli à Brenac, car le pauvre Jean Martin avait pour essentielle occupation de le tirer par la queue.

Le domaine comprenait bien : « maisons, granges, terres, prés et vignes », comme l’affirme Monsieur Guy Duboscq, dans le Bulletin historique du Périgord, mais il en aurait fallu le double pour donner leur part aux journaliers et pour nourrir convenablement la maîtresse de céans, demoiselle Madeleine de Chabanes et les huit enfants que le ciel et l’amour de Jean Martin lui avait donnés. Néanmoins, en sachant se contenter de peu, en mangeant des topinambours ou des châtaignes, blanchies ou non, plus souvent que les dindes truffées, on arrivait au bout de l’an. Bien entendu, il ne pouvait être question de se vêtir à la façon de ces élégants personnages qui faisait béer les belles dans les salons de Sarlat ou de Périgueux. Et l’on était plus habitué à porter des sabots que des bottes à l’écuyère ; car Jean Martin, tout écuyer qu’il fût, n’avait pas le moindre cheval à l’écurie.

Or, le 17 mai 1674, le duc d’Albret, gouverneur de Guyenne, ordonnait la levée du banc et de l’arrière-plan de cette province (2). Sur quoi, quatre jours après, le lieutenant-général en la Sénéchaussée de Périgord invitait le seigneur du Bigord à se rendre d’abord à Sarlat.

« Lever le ban et l’arrière-ban » consistait, au Moyen Âge, à convoquer les hommes responsables ou valides à une assemblée extraordinaire. Le sens ultérieur s’est spécialisé dans le domaine de la défense militaire. Dans le système féodal, les vassaux, ou titulaires de fiefs, doivent au seigneur, donc au roi en particulier, un temps de service militaire, le service d’ost : ils forment le ban. En cas de grand péril, les seigneurs procèdent à la levée en masse de tous les hommes, vassaux et paysans : c’est l’arrière-ban, service sans limitation de durée. Dès la fin du Moyen Âge, il devient possible pour chaque fief de se racheter de ce service moyennant le versement d’une somme d’argent ; avec le produit de cet impôt, le roi entretient des mercenaires, archers ou gens d’armes, soldats de métier, qui supplantent au XVe siècle l’armée féodale, disponible seulement quelques semaines par an. (3)

La convocation pour le ban et l’arrière-ban pour raisons de guerre se poursuit dans le royaume de France jusqu’à la fin du règne du roi Louis XIV (roi de France et de Navarre de 1643 à 1715). On estime cependant que sur les 40 000 à 50 000 détenteurs de fiefs présents dans le royaume au début de l’époque moderne (XVIe siècle), seuls 2 000 à 3 000 d’entre eux se présentent en armes pour le service du souverain, les autres choisissant de s’exonérer de ce devoir par le paiement d’une taxe spéciale. (3)

Dans le langage actuel, et en parlant de milice ou de garde nationale, ban est la partie la plus valide de la population, et arrière-ban la réserve composée des citoyens plus âgés, et qui ne doivent prendre les armes que dans les moments de péril. « Convoquer le ban et l’arrière-ban » signifie donc s’adresser à tous ceux dont on peut espérer du secours. (4)


Le Maréchal d’Albret, qui savait à quoi s’en tenir sur les ressources d’une bonne partie de la noblesse, n’avait pas manqué de spécifier en ses lettres que les gentilhomme « doibvent venir en quelque estat qu’ils soint, hors d’une grande vieillesse ou maladie, qu’on les secouera pour leur sussistance ». Il savait que beaucoup n’avaient que des chevaux borgnes ou poussifs, ou même n’en possédaient pas du tout ; cela ne devait point servir d’excuse. Que celui-là entendît qui avait des oreilles pour entendre.

Ne pas répondre, c’était s’exposer à de graves sanctions. Jean Martin n’hésite pas. Il se reconnaît bien incapable de « fournir à la dépendance de cette commission », mais il est avant tout « désireux de maintenir sa qualité et des siens à l’advenir et de servir sa majesté dans ce rencontré ». Et voilà ce qui le conduit, l’après-midi du 27 mai, en l’étude de Maître Veyssière, notaire royal à Montignac.

Car Jean Martin a pris le seul parti qui s’offrît à lui. « Il a vendu, laissé, ceddé, quitté, remis et transporté à perpétuité et à jamais, à Antoine Veyssière, bourgeois et habitant de la présant ville…, une pièce de terre, vignes et bois, tout tenant ensemble, scittuée dans le territoire de la Haulte-Garde, paroisse de Brenac, de la contenance par entier de 15 quartonnés ». Comme la terre est en friche et le plan de vigne en mauvais état, Jean Martin ne retire que 500 livres, suivant estimation d’experts. C’est 500 livres, Antoine Veyssière ne les paiera pas entièrement en espèces. Il fournira au seigneur du Bigord « une jument de poil bay avec ses arnois pour la somme de 150 livres. » Il y joindra un manteau violet estimé 33 livres, une paire de bottes de 13 livres 10 sols, six aunes de toile de Paris à une livre et demi l’une. Ainsi, Jean Martin sera-t-il monté et équipé à souhait. Pour son argent de poche, il y aura 155 livres et 5 sols, somme qui lui a « esté contée réallement et de faict en monnoye courante… faisant en tout ce qu’il a reçu la somme de 360 livres 15 sols. » Sur ce qui reste à verser, soit 139 livres 5 sols, 100 livres seront données dans cinq ans, « et les 39 livres restants, ledict sieur Veyssière sera tenu de les payer du premier jour à la demoiselle femme dudict sieur du Bigord ».

Un jour, peut-être, Jean Martin pourrait-il récupérer la terre de Haute-Garde. Dans cet espoir, il fait stipuler la faculté de rachat pendant cinq ans. Mais, comme il faudra rendre alors, non seulement la somme principale, mais aussi « loyaux coustz et réparations », mieux vaut ne pas entretenir de trop vastes espoirs. Surtout que le notaire n’oublie pas d’insérer, en bas de l’acte de vente, copie des lettres du roi, du duc Dalbret et du lieutenant-général, car Jean Martin tient à garder les originaux « devers soy pour montrer à l’advenir de ses dilligences et fidélité pour le service de Sa Majesté ».

Jean Martin ! Voilà l’un de ce que trop de manuels nous représentent coulant des jours heureux dans les fêtes de l’abondance. Comme, probablement, ce seigneur de Moneins et ce Jean Faure, sieur de Larue, dont les terres confrontaient aux siennes, près du petit bourg de Brenac.

Le texte ci-dessus est, en grande partie, celui de Jean Maubourguet, publié en 1941 par la Librairie Floury, dans un livre intitulé Choses et Gens du Périgord.


Sources et notes :

  • (1) Choses et Gens du Périgord, Jean Maubourguet, publié par la Librairie Floury, Paris, 14 rue de l’Université, 1941.
  • (2) Dans son Dictionnaire des Châteaux du Périgord, publié aux Éditions Sud Ouest (1996), Guy Penaud note ceci à propos du Château de Bigor : « Ancien fief des Martin puis propriété de la famille Constant. Ancien repaire noble attesté en 1503. (J. Secret p. 233 – Gourgues, annuaire 1898 – B.S.H.A.P. 1897 p. 336 et 1937 pp. 47 et 272). » C’est tout !
  • (3) Ban et arrière-ban et Ban, pouvoir de commandement, par Anne Ben Khemis, Universalis.fr.
  • (4) Ban, The free dictionary.com.

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