Le Périgord de mes grands-parents émigrés russes en 1920

Jamais mes grands parents n’avaient songé quitter leur pays natal. Pourtant, la Première Guerre Mondiale allait bouleverser leur vie ainsi que celle de bien d’autres gens et de bien des peuples !

Marcella Mygdalska, ma grand-mère

Marcella Mygdalska, ma grand-mère maternelle, naquit le 12 août 1897 à Osieczna, sur la zone frontalière russe, non loin du village natal de mon grand père.

Le 22 janvier 1905, devant le palais d’Hiver, à Saint-Pétersbourg, un rassemblement pacifique d’ouvriers réclamant des réformes sociales et la fin de la guerre en Mandchourie est réprimé dans le sang. Ce « Dimanche rouge » (1) marque le début de la Révolution de 1905. Au village, il y eut des révoltes ouvrières et paysannes comme dans tout le pays.

Après que l’armée tsariste eut maté la révolte, le père de Marcella, bourgmestre, fut considéré comme responsable. Il fut décapité sur les marches de sa mairie, devant sa famille et toute la population rassemblée.

Marcella était le fruit d’une seconde union. Ce furent donc les deux frères, nés d’un premier mariage, qui héritèrent de tous les biens. La fillette âgée de huit ans et sa mère furent obligées de travailler dans les champs du seigneur du village. Les paysans trimaient alors sous les ordres et les coups de fouets de contremaîtres qui savaient si bien en faire usage, à tout bout de champ. De cette époque, ma grand-mère garda l’habitude de marcher pieds nus sur tous les sols et par tous les temps.

Pendant ce temps, à la propriété familiale, les deux frères se marièrent et eurent chacun un petit garçon. Lors de la révolution de 1917, la mère de Marcella et l’un de ses frères moururent de la fièvre typhoïde. Le frère survivant et les gens du village profitèrent du désordre généré par la révolution pour piller et incendier le château du seigneur. L’armée du tsar (les Blancs, ou Armée blanche) (2) reprit le pouvoir pendant un certain temps, ce qui entraina des représailles pour le village. Le frère de Marcella fut battu à mort, comme beaucoup.

À leur tour, les deux belles-sœurs décédèrent de la fièvre typhoïde. Marcella se retrouva seule avec ses deux neveux. Ils trouvèrent refuge chez un oncle, maréchal-ferrant. En 1920, elle rencontra Jean, mon grand-père, venu faire ferrer ses chevaux. Il était en permission de l’Armée blanche car les hommes de son village avaient été réquisitionnés par le tsar pour lutter contre les bolchéviques. Ils tombèrent amoureux. Marcella confia ses neveux au forgeron afin de suivre Jean dans l’armée. Une autorisation de ses chefs lui fut donnée pour trois jours mais ils durent se séparer dans une ville de Pologne. Elle se plaça comme bonne chez un rabbin et, pendant ce temps, Jean poursuivit ses pérégrinations guerrières.

Marcella Mygdalska et Jean Wrobel, émigrés russes

Jean Wrobel, mon grand-père

Jean Wrobel est né le 14 juillet 1893, à Strzelcryska, près de la frontière russe. Ces villages du Sud-Est de la Pologne étaient russes, polonais ou autrichiens, selon les alliances et les traités militaires.

Jean, né dans une famille de maquignons, ainé de plusieurs enfants, faisait le commerce de chevaux. Son quotidien était rythmé par la messe du matin, le catéchisme, puis, l’après-midi, l’école et le travail à la ferme. Tout le monde vivait des produits de cette exploitation de trois ou quatre hectares (agriculture, élevage de vaches et autres animaux)

Après lui naquit Joseph, décédé en 1983, suivi de Catarina un peu plus tard, puis Irène à l’âge de 18 ans… Cinq enfants morts en bas âge, puis, par la suite, Anna, en 1921. Nous avons connu Joseph, Catarina et Anna.

À partir de dix ans, les garçons couchaient dans l’écurie. En 1913, Jean dut faire son service militaire dans l’armée autrichienne. Il se trouva dans les Carpates au sein d’une armée à la discipline féroce, dirigée par des officiers n’ayant aucun respect pour leurs subordonnés. Ils luttaient contre une guérilla plus ou moins déclarée par les Serbes qui refusaient l’annexion de la Bosnie Herzégovine par les Autrichiens.

Ce fut une période très difficile pour lui, surtout en hiver, lorsque la nuit les loups dévoraient les chevaux morts dans la journée. Au matin, les chevaux devaient être impeccables car, à la revue, les officiers vérifiaient leur pelage avec des gants qui devaient rester blancs, sinon les coups de fouets pleuvaient.

Après la révolution bolchévique, Jean fut incorporé dans l’armée tsariste… C’est à ce moment-là qu’il rencontra Marcella

Après la chute du tsarisme et le triomphe des bolchéviques, la Pologne fut à nouveau redessinée et Jean se retrouva en territoire autrichien. Les régions du nord de l’Italie, autrefois annexées à l’Empire austro-hongrois, demandèrent leur rattachement à l’Italie après les accords de paix de 1918-1919. Ce fut le poète soldat Gabriele D’Annunzio (3) qui mena la révolte. À nouveau enrôlé pour lutter contre eux, Jean fut fait prisonnier par les Italiens. Avec son régiment, il resta neuf mois prisonnier dans un camp, au fond d’une mare asséchée, clôturée et surveillée par des soldats qui leur lançaient parfois un morceau de pain pour le plaisir de les voir s’entretuer. Un organisme de secours français alerté vint visiter le camp. Il ne restait que quatre survivants dont Jean, sauvé in extremis par un Français qui remarqua qu’il bougeait encore. Un peu plus et il se serait retrouvé dans une fosse commune avec les autres cadavres.

– « Attention celui-là bouge encore ! » Cette voix s’exprimant en français, il l’entendit distincte­ment. Elle resta gravée dans sa mémoire et le conforta dans son désir de gagner la France. Il fut photographié – cette photo fut brûlée par les enfants tant il était horriblement amaigri – et soigné dans des hôpitaux.

Une fois rétabli, Jean, ayant de la suite dans les idées, rechercha Marcella. Entre-temps, elle avait quitté la maison du rabbin pour la maison d’un banquier… et s’était fiancée à un gendarme. Il la retrouva en 1923. Elle accepta de l’épouser. Pour les unir ils ne trouvèrent qu’un rabbin qui leur demanda une somme énorme (le prix d’une vache) qu’ils n’ont d’ailleurs jamais payée. Jean ramena Marcella chez ses parents qui l’acceptèrent difficilement car ils souhaitaient le marier à une voisine propriétaire.

Il se vit offrir un emploi de douanier à la frontière russo-polonaise mais le refusa à cause de la propagande française cherchant des bras pour travailler la terre, ou dans les usines et les mines. C’est alors qu’il se souvint de son sauveur français et décida d’émigrer.

Un petit garçon, Jean, naquit un jour de juin 1924 en Pologne. Il y demeura avec sa mère et ses grands-parents.

En France, Jean occupa un premier emploi dans une ferme de Normandie. Traité en esclave et ne supportant plus les mauvais traitements, il rompit son contrat. Il intégra ensuite l’usine Peugeot à Besançon. Son bon salaire lui permit de régler le voyage de Marcella et du petit Jean. François, le second fils, naquit en juillet 1926 ; puis ce fut Irène, ma mère, en décembre 1927.

Leur vie s’écoulait alors, simple et heureuse, dans une cité ouvrière d’émigrés. Marcella gagnait de l’argent en faisant des lessives et du ménage. L’usine leur offrit des meubles. Ils pouvaient acheter de beaux vêtements et des fourrures. Selon les dires de ma mère, Marcella, d’origine ukrainienne, adorait le bling-bling. Dans la cité, le salaire hebdomadaire donnait lieu à une grande fête entre Polonais. Les enfants devaient jouer à l’extérieur pendant que les adultes mangeaient et buvaient tout en dansant Kalinka sur les tables !

En 1930, des bruits coururent relatifs à une éventuelle fermeture de l’usine. Ayant toujours conservé une âme de paysan, Jean trouva une propriété en fermage à Sarlat, par le bouche à oreille.

Tous deux terminèrent leur vie en Périgord. Marcella s’éteignit à Saint-Marcel-du-Périgord, en 1949. Jean, quant à lui, après avoir vécu au lieu dit « Le Dolmen de Blanc », à Nojal-et-Clotte, près de Beaumont-du-Périgord, disparut en décembre 1971. Tous deux sont enterrés à Pressignac-Vicq.

Annie et Serge Fagette


Cet article a été publié dans le numéro 7 du magazine « Secrets de Pays ».

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Notes :

  •  (1) Le Dimanche rouge (en russe : Кровавое воскресенье, littéralement « dimanche sanglant ») du 22 janvier (9 janvier) 1905 à Saint-Pétersbourg, capitale de l’Empire russe, désigne la répression sanglante d’une manifestation populaire sur la place du Palais d’Hiver par l’armée impériale, qui tira sur la foule. Cet événement dramatique marque le début de la révolution russe de 1905. — Wikipedia : Dimanche rouge.
  •  (2) Les noms d’Armées blanches, Armée blanche (russe : Бѣлая Армiя/Белая Армия, Belaïa Armia), Mouvement blanc (Бѣлое движенiе/Белое движение, Beloïe dvizhenie) ou, tout simplement Blancs (Бѣлые/Белые, Belye), désigne les armées russes, formées après la révolution d’Octobre 1917, luttant contre le nouveau pouvoir soviétique. Pendant la guerre civile russe elles combattirent l’Armée rouge, de 1917 à 1922. — Wikipedia : Armées blanches.
  •  (3) Gabriele D’Annunzio ou d’Annunzio, prince de Montenevoso, est un écrivain italien, né à Pescara le 12 mars 1863 et mort à Gardone Riviera le 1er mars 1938. Héros de la Première Guerre mondiale, il soutient le fascisme à ses débuts et s’en éloigne par la suite. Principal représentant du décadentisme italien, il reste aujourd’hui célèbre pour deux de ses sept romans, L’Enfant de volupté (1889) et Les Vierges aux rochers (1899). — Wikipedia : Gabriele D’Annunzio.

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