La raison d’être des bastides

Une étude de l’École des Chartes, consacrée à l’action d’Alphonse de Poitiers, énumère les principales motivations qui présidaient à la création des bastides : « Augmenter ses revenus, peupler ses domaines, réagir contre la féodalité, attribuer au Tiers-États, en même temps que la sécurité, la dose exacte de liberté qu’il jugeait utile de lui laisser, établir une véritable ligne de défense pour protéger ses frontières en les garnissant d’une ceinture de villes peuplées des mécontents des pays limitrophes. » (1)

Dès le XIe siècle, le Périgord connaît une importante croissance démographique, comme une grande partie de l’Europe d’ailleurs. Les causes sont variées et entremêlées : évolution de l’encadrement des sociétés rurales, progrès technique pour le travail de la terre et, sans doute, amélioration sensible du climat favorisant les récoltes. Les hommes, plus nombreux, tendent de se regrouper sous la protection des pouvoirs locaux émergeants : seigneurs et centres religieux.

Ainsi, entre 1050 et 1150 les abbayes, monastères ou prieurés fondent autour de leurs églises des agglomérations nouvelles, les sauvetés : elles proposent des libertés, dispenses et avantages pour y attirer des habitants. Les seigneurs, jusqu’au XIVe siècle, créent de nouveaux bourgs sous la protection de leurs châteaux : les castelnaus (« châteaux neufs »). Ces agglomérations nouvelles témoignent parfois d’un souci de planification et d’organisation méthodique de la part de leur fondateur : rues régulières et hiérarchisées, emplacements des maisons délimités et alignés selon un plan rationnel, etc.

Mais c’est dans la première moitié du XIIIe siècle, avec la création des bastides, que se concrétisent les concepts urbanistiques les plus aboutis.

Les fondateurs des bastides furent sans doute influencés par le grand mouvement d’urbanisme qui s’est produit dans toute l’Europe dès le XIIIe siècle, en raison d’une forte croissance démographique. Cet essor démographique stimula la croissance urbaine et entraîna une réorganisation de l’espace rural. Quelques statistiques nationales montrent clairement la situation, tout particulièrement en France. Alors que l’Angleterre avait à peine 2 millions et demi de citoyens, les pays germaniques 10 millions, la France comptait 16 millions d’habitants en 1226, entre 17 et 18 millions en 1328, et 20 millions en 1345, soit une progression de l’ordre de 20% depuis le début du XIIe siècle. Le Sud-Ouest n’a pas échappé à ce phénomène. Selon une estimation d’Yves Renouard, l’Aquitaine comptait 625 000 habitants, soit 1/27 de la population du royaume pour 1/24 du territoire. Les bastides ont donc permis de fixer l’excédent de population qui ne trouvait plus leur place dans les villes existantes.

La création des nombreuses bastides s’explique non seulement par une démographie en forte croissance, mais aussi par la poursuite d’objectifs politiques, militaires, sécuritaires et économiques.

Des objectifs politiques, militaires, sécuritaires et économiques

1. La raison d’être des bastides : les objectifs militaires

Comme nous l’avons vu précédemment, les objectifs politiques sont indéniables : colonisation du sol, restructuration et concentration de l’habitat. En pleine période de croissance démographique, les bastides inaugurent l’un des premiers maillons du « mouvement communal ». Pour encourager pareille initiative, le « colon » reçoit le terrain et la pierre gratuitement, à condition de construire dans un délai déterminé par la charte. Passé ce délai, il doit payer une amende, car les bastides doivent faire du profit au plus vite. Parfois, le colon recevait également le droit de prendre du bois dans les forêts voisines (Castillonnès, Villeréal, Monpazier).

2. La raison d’être des bastides : les objectifs militaires

La période de création des bastides, a été particulièrement mouvementée. La croisade contre les Albigeois et l’antagonisme franco-anglais en particulier, ont fortement influencés les décisions de fondations. Avec la guerre de Cent Ans (13371453), les bastides jouent pleinement leur rôle militaire de par leur implantation frontalière dans des zones sensibles et âprement disputées. (1)

3. La raison d’être des bastides : les objectifs sécuritaires

Il n’est pas rare que des motivations sécuritaires soient à l’origine d’une fondation. À la frontière entre l’Agençais et le Périgord, par exemple, Castillonnès fut créée pour offrir aux populations locales un havre de protection. Élie, seigneur abbé de Cadouin et Arnaud de Mons, seigneur de Lanquais, incapables de remédier au climat d’insécurité qui régnait dans la région, proposèrent à Alphonse de Poitiers un terrain pour y construire une ville. Le but poursuivi apparaît clairement dans l’acte de fondation signé en 1259. On y lit notamment :

« Et comme ladite forêt était placée au milieu de nations perverses et qu’elle était et avait longtemps été un lieu désert que des voleurs, des brigands et de mauvais sujets faisaient leur séjour dans ladite forêt et ses appartenances, tellement que les cultivateurs et les gens de bien ne pouvaient ni n’osaient y demeurer et que les bras des dits seigneurs ne pouvaient s’y étendre avec assez de rigueur pour y maintenir la paix et défendre le pays des malfaiteurs et des gens mal intentionnés, voulant, désirant que la vertu de paix et concorde régnât dans lesdits lieux de manière que pour l’honneur de Dieu et la glorieuse Vierge, sa mère et de notre sainte mère l’Église, une ville y fût bâtie… »(1)

Ce sont le plus souvent les zones boisées et les marécages qui posaient problème. Les hors-la-loi y vivaient dans une certaine impunité. Ils ne sortaient de leur repaire que pour saccager les récoltes, piller les fermes et les églises, et rançonner les voyageurs. Pour protéger les populations contre ce climat d’insécurité, les autorités locales optèrent pour la création de nouveaux villages.

4. La raison d’être des bastides : les objectifs économiques

Même si les arrière-pensées politiques sont indéniables, le rôle des bastides, au moment de leur fondation, est également économique. C’est ainsi qu’a l’origine de chaque création de bastide, on trouve au moins un seigneur propriétaire de terres en friche, qu’il souhaite rentabiliser. Il les met à la disposition des futurs habitants de la bastide qui y édifieront leur maison et travailleront leurs parcelles contre paiement de redevances. Les bastides permettent donc de mettre en valeur et exploiter les terres, mais aussi de développer l’activité commerciale et artisanale afin d’obtenir des recettes financières non-négligeables. (Claudine Roland, Bastides et autres ville neuves du Moyen Âge) Selon certains historiens, la politique entreprenante d’Alphonse de Poitiers s’expliquerait avant tout par son désir de rétablir l’équilibre des finances de l’État, mis à mal par les campagnes militaires d’alors comme l’expédition de Tunis.

Bien que les montants des taxes perçues sur les terrains soient raisonnables, elles indiquent clairement que le profit figurait parmi les préoccupations du fondateur. C’est ainsi que, dès leur arrivée, les poblans – nom donné aux habitants qui peuplent la bastide lors de sa création – devaient payer le cens, une redevance pour les emplacements de la maison, des jardins et des terres cultivables. Ensuite, certaines taxes pouvaient être renouvelées en certaines occasions. C’est ce qui ressort dans la charte de coutumes de Castelsagrat (Tarn-et-Garonne). (1)

« De toute terre labourable ou propre à bâtir, de quatre brasses de largeur et vingt brasses de longueur, contiguë au mur ou aux limites de la ville, qui ne touche pas à ces limites ou qui les touche sur quatre brasses en largeur et vingt brasses en longueur, nous aurons douze deniers de monnaie courante comme cens et aussi en proportion à la fête de saint André l’apôtre : nous aurons la même somme pour droit de relief au changement des propriétaires. Si la pièce de terre est vendue, nous aurons de l’acheteur, comme droit de vente, le douzième prix auquel est consentie la vente. ». — Jacques Dubourg, Histoire des Bastides, les villes neuves du Moyen-Âge. ». (1)

Ainsi, les emplacements occupés par les habitants des bastides et les terres labourables rapportaient déjà à eux seuls des sommes non-négligeables. De plus, les marchés et les foires (qui se tenaient à date fixe, une ou deux fois par an selon l’importance de la bastide, exceptionnellement trois) procuraient d’autres profits aux fondateurs. Certes, les habitants étaient exonérés de ces charges, mais tous les étrangers devaient s’acquitter de redevances. Parfois, il y avait obligation d’entreposer préalablement les marchandises dans une maison et de payer pour cela un péage. Après quoi, ils devaient encore payer des droits de leude pour les marchandises vendues. Enfin, les acheteurs extérieurs à la bastide devaient aussi acquitter de droits. — Jacques Dubourg, Histoire des Bastides, les villes neuves du Moyen-Âge. (1)

En fait, malgré les exemptions de certaines taxes telles que la taille, la quête ou le droit de gîte, prévues pour attirer les habitants, il fallait tout de même s’acquitter de bon nombres d’impositions. Par exemple, le transport de matériaux par les voies fluviales donnait lieu au paiement d’impôts spécifiques. Parfois, les habitants étaient obligés de s’acquitter d’un droit de passage pour traverser certains ponts. Des taxes étaient également prévues pour la construction d’un four particulier, et même pour la cuisson du pain dans un four public. (1)

L’espoir d’un commerce florissant figurait donc bien parmi les motivations des fondateurs. La compétition dans ce domaine était d’ailleurs telle que certaines bastides furent édifiées principalement à des fins de concurrences économiques.

Pourquoi ce phénomène d’urbanisation fut-il aussi furtif ?

La première bastide est née à Cordes (Tarn) en 1222 sous l’impulsion du comte de Toulouse Raymond VII, mais la croisade déjà déclenchée contre les Albigeois et les troubles qui s’en suivirent ne permirent que de très rares créations au cours des deux décennies suivantes. Mais dès 1250, le mouvement s’amplifia et de nombreuses fondations virent le jour jusqu’en 1290, puis on assista à un très net essoufflement du mouvement dans la première moitié du XIVe siècle, principalement aux alentours de 1320. La dernière création est celle de Labastide-d’Anjou (Aude) en 1373. En Périgord, la première fondation fut celle de Villefranche-du-Périgord, construite en 1261, et la dernière, celle de Saint-Barthélémy, en 1316(1)

Comment expliquer le déclin de ce phénomène ? L’une des raisons principales pour lesquelles l’implantation des bastides s’interrompit brusquement tient au fait que leur succès suscitait des craintes chez les hauts personnages du royaume qui voyaient leur influence diminuer dans certaines régions. Les capitouls de Toulouse sont même intervenus auprès du roi en 1344 : ils obtinrent de celui-ci qu’aucune nouvelle bastide ne soit dorénavant construite sans son autorisation expresse. De plus, la noblesse a souvent évoqué les préjudices causés par les villes neuves. En Périgord, par exemple, quelques années après la création de Molières et Beauregard (1286) les châtelains de Grignols et Montclard dénoncèrent des hommes de condition servile, attachés à leur seigneurie, qui avaient gagné ces bastides malgré l’interdiction qui leur avait été signifiée. Ces plaintes opposées par les seigneurs locaux s’expliquaient par le fait que le système économique d’alors, essentiellement basé sur la production agricole, faisait des hommes la première richesse de la seigneurie, et de leur contrôle un enjeu de premier ordre. (1)

L’autre raison pour laquelle les constructions de nouvelles bastides s’interrompirent brusquement tient au fait que les possibilités de peuplement commencèrent à s’épuiser et quelques bastides ne parvinrent pas à se remplir. En Périgord, ce fut le cas de Bonneval et Chassaing. Enfin, dans certaines régions, la trop forte densité de bastides nuisait à leur développement, et leurs fondateurs, grisés par leurs premiers succès, furent ensuite déçus dans leurs attentes. Entre-temps, la guerre de Cent Ans avait débuté (1377) et mobilisé bien des énergies.

Il n’en demeure pas moins vrai qu’en cent cinquante ans environ, près de quatre cents bastides virent le jour dans le sud de la France sur un territoire d’environ 50 000 kilomètres carrés, et beaucoup connurent un honnête succès.


Sources :

  • (1) Jacques Dubourg, Histoire des bastides, les villes neuves du Moyen-Âge.
  • (2) Claudine Roland, Bastides et autres villes neuves du Moyen-Âge.

Crédit Photos :

  • Place de la bastide de Monpazier, By GO69 (Own work), via Wikimedia Commons.

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